À l’heure dite le lendemain, Claire débouchait sur le Chemin de Ronde, assez fière d’elle. Elle avait demandé à sa console de la réveiller suffisamment tôt pour pouvoir se préparer tranquillement, manquant tomber du lit quand la sonnerie stridente avait retenti, et elle ne s’était trompée d’embranchement qu’une seule fois avant de parvenir à destination.

 Si par bonne volonté elle commença par courir comme il lui avait été ordonné, elle s’arrêta rapidement, lorsque le premier point de côté apparut, se contentant de se remettre à de plus grandes enjambées de temps en temps. Cela fut tout de même suffisant pour la mettre en nage : elle n’avait jamais été sportive, mais sa maladie avait épuisé ses forces plus que de raison.

 À sa grande déception, elle ne croisa pas Pieric, bien qu’elle le cherchât du regard en arrivant devant l’endroit où elle s’était évanouie près de quinze jours auparavant. Mais le technicien aux cheveux noirs n’était pas présent parmi les personnes qui discutaient au soleil levant, du côté des hangars, là où la forteresse dressait sa masse la plus imposante, et elle n'osa pas s'arrêter.

 Elle continua son trottinement entrecoupé de larges séances de marche, et termina enfin le tour de la colline. Cela lui prit deux bonnes heures, mais elle n’osa pas rentrer plus tôt : elle craignait de se perdre si elle tentait de revenir par un autre chemin que celui étudié la veille ! Elle réussit heureusement à retourner au B14 sans aide, non sans passer, comme à l’aller, de multiples contrôles de sécurité. Bien que ressentant toujours de l’appréhension quand elle approchait des OLS en violet – la couleur de la Sécurité - elle commençait déjà à se faire à cette routine, et au salut qu’ils lui faisaient immanquablement après lui avoir scanné le poignet.

 C’est avec un sentiment quasi euphorique qu’elle atteignit la porte de sa chambre. Elle avait réussi à retrouver son chemin seule ! Après une douche rapide, sans poudre désinfectante, mais avec du vrai savon, car elle savait désormais sur quel bouton appuyer, elle revêtit une tenue propre puis commença ses études, faisant ainsi plus ample connaissance avec Inause, son professeur virtuel.

 Elle ne savait pas trop à quoi s’attendre. Était-ce un chatbot comme elle avait pu connaître sur son monde ? Un avatar de forme humaine, avec une intelligence artificielle ? Un robot ?

 Inause était tout cela à la fois, sans l’être vraiment non plus. Lorsqu’elle eut lancé le programme approprié, son terminal prit aussitôt une voix beaucoup plus grave que celle qu’elle lui connaissait habituellement :

— Bienvenue dans le cycle d’Information Néo Arrivant à Usage Strictement Encadré. Vous avez cent-trente-sept minutes de retard par rapport à l’heure programmée pour la première session.

— Désolée, balbutia-t-elle. Le tour du chemin de ronde a été plus long que prévu…

— Ce cycle de formation premier niveau se décomposera en quatre-vingt-dix sessions de dix heures chacune, poursuivit la voix, alors que le programme des cours défilait dans la niche holographique. Chacune devra être couronnée d’au minimum soixante-dix pour cent de réponses positives pour être validée. Des modules complémentaires pourront être ajoutés aux sessions initiales selon des demandes ultérieures.

— Quatre-vingt-dix sessions… répéta-t-elle, effarée.

 Je vais passer ma vie sur ce siège, l’angoisse !

— Il s’agit de la base pour amener un individu de type pré-tech à un niveau de connaissance suffisant pour suivre les formations supérieures, expliqua la voix.

 Elle sentit une nouvelle envie de pleurer lui serrer la gorge. Quand elle avait accepté l’offre de Seigé Leftarm, là-bas, au Complexe Armora, elle n’avait pas réalisé tout ce qu’elle allait devoir apprendre ! Elle n'en serait jamais capable ! Alors que la voix d’Inause poursuivait ses explications, déroulant les thèmes et les modalités d’évaluation, devant la montagne d’informations qu’elle allait avoir à retenir, la panique la submergea.

— Ce programme est une surcouche applicative de niveau Trois, précisait Inause, sans paraître se rendre compte de l’état dans lequel il plongeait sa jeune élève. Cela signifie qu’il peut rester actif par-delà les autres programmes de ce terminal : vous le voyez grâce à l’icône blanche ci-dessus. Vous pouvez donc l’interroger à tout moment même en dehors des sessions proprement dites. Par ailleurs, même lors des sessions, n’hésitez pas à poser toutes les questions qui vous viennent à l’esprit, même si elles ne sont pas en rapport direct avec la leçon. Vous pouvez également demander une reformulation si la première explication n’était pas claire.

— Autant de fois que je veux ? se risqua-t-elle à demander, son intérêt éveillé.

— Autant de fois que nécessaire, confirma le programme.

— Même sur des sujets qui n’ont rien à voir ?

— Tout ce qui peut être utile à un pré-tech recevra une réponse.

— Qui est vraiment Seigé Leftarm ? lança-t-elle avant de se laisser une chance de reculer.

Le programme marqua une pause. Était-elle allée trop loin ?

— Seigé Leftarm est le Haut Conseiller à la Défense, à la Recherche Tactique et aux Questions de Sécurité de la République de Kivilis, annonça-t-il finalement. L’un des principaux ministres du Président Micaïl Molla. Il a été nommé à ce poste pour la première fois en 7980, et le Président l’a reconduit à chacune de ses réélections. Son lieu de résidence, également celui de l’administration de son Ministère, est Bhénak, sur Kivilis Oriental, où nous nous trouvons actuellement.

— Mais quel âge a-t-il ? insista-t-elle. Il a des enfants ? Une famille ?

 Elle imaginait mal son austère employeur avec une femme et des enfants, mais qui sait ? Peut-être cela le rendrait-il plus humain ?

— Question non pertinente, répondit Inause.

— Il est né sur cette planète ? essaya-t-elle encore.

— Question non pertinente, répéta le programme.

 Non pertinente ? L’endroit où il était né ? Elle tenta alors une autre approche :

— Et les pouvoirs mentaux, comme parler directement dans la tête de quelqu’un, c’est quelque chose de courant, ici, à Kivilis ?

— Question non pertinente, répliqua une nouvelle fois Inause.

 Ok… ba mon coco, tu m’as l’air assez limité, quand même !

 Son nouvel employeur avait l’air de tenir à ses secrets, pensa-t-elle encore en se rencognant dans son siège, songeuse. Tant pis, elle aurait essayé ! Mais ces fins de non-recevoir le rendaient, décidément, encore plus mystérieux.

 Et le premier cours commença. Inause n’était peut-être qu’un programme informatique, il n’avait peut-être pas la possibilité de répondre à toutes ses questions, et cependant elle se retrouva rapidement à essayer de discuter avec lui comme s’il s’agissait d’une vraie personne. Même s’il ne répondait qu’aux questions qui étaient jugées « pertinentes », lorsque c’était le cas, il se révéla intarissable. Ainsi, lorsqu’elle demanda la différence entre un translift et un turbolift :

— Un translift est un turbolift amélioré, expliqua-t-il aussitôt. Un translift permet de se déplacer dans la Toile, la série de conduits horizontaux et verticaux qui quadrillent tout bâtiment d’une importance suffisante. Un turbolift ne dessert qu’un seul conduit, vertical le plus souvent. C’est un système beaucoup plus primaire. Cependant il n’est pas rare que translifts et turbolifts cohabitent, comme ici à la Résidence. Un turbolift est plus facile à sécuriser et permet donc en général d’accéder aux zones sensibles ou militaires, ce qui…

 Elle comprit vite que si elle n’interrompait pas son nouveau professeur, il pourrait discourir pendant des heures, quel que soit le sujet. Malgré cela, il ne semblait pas avoir vraiment de « personnalité » : sa conversation restait très mécanique et dépassionnée, ressemblant beaucoup à ce qu’elle connaissait déjà chez elle avec la mode des assistants vocaux, même si Inause avait bien plus de compréhension et de vocabulaire que les Siri et autres Alexa.

 Il était d’ailleurs assez étonnant que, dans cette société technologiquement si avancée, ils ne simulent pas mieux « l’humanité ». Et en effet, réalisait-elle, jusqu’à présent, elle n’avait croisé ni androïdes ni robots dotés de « conscience », alors que c’était pourtant monnaie courante dans les films de science-fiction qu’elle avait vus sur Terre.

 Ici, Inause comprenait sans peine ses questions, et répondait avec un vocabulaire et une syntaxe riches et variés, mais comme elle l’avait vu avec ses questions sur le Seigé, elle comprit rapidement qu’il était impossible de le faire digresser, ou de lui faire exprimer une quelconque émotion, encore moins une opinion.

 Cette première journée aborda des sujets aussi variés que des notions basiques de mathématiques, de physique, de géographie, de sociologie et d’exo-anthropologie. Si les deux premières matières s’avérèrent relativement familières – les additions et les multiplications étaient, aux chiffres et symboles près, les mêmes que sur Terre, et elle avait déjà abordé au lycée ces histoires de réfraction de la lumière – les trois autres furent une plongée directe dans l’inconnu, puisqu’Inause lui parla des trois continents de Kivilis, de ses mers, de ses deux lunes, des grandes lignes de son organisation sociale et politique, et des vingt-huit principales espèces sapientes du Quadrant.

 Une fois chaque exposé fini, son professeur l’interrogeait afin de s’assurer qu’elle avait bien compris, et il recommençait patiemment ses explications, d’une manière différente, si ce n’était pas le cas. C’était bien plus interactif que les cours en classes surchargées auxquels elle était habituée, cependant elle regretta vite la compagnie d’autres élèves, qui lui auraient permis de souffler un peu entre deux notions. Inause exigeait d’elle une attention soutenue, ne lui laissant pas une minute de répit. À peine eût-elle droit à quelques dizaines de minutes pour se restaurer le midi. Facteur de stress supplémentaire, elle se doutait qu’un compte-rendu complet de ses progrès serait probablement envoyé à son employeur dès la journée terminée…