Chapitre 19 – Le Lieutenant Saulnier

9 minutes de lecture

 Lorsque la fin de l’après-midi arriva et qu’enfin Inause décréta que la session du jour était terminée, Claire n’eut que quelques minutes pour consulter le plan de Bhénak avant de partir seule vers le gymnase.

 Cette fois, un petit homme trapu, d’une quarantaine d’années, habillé d’une combinaison noire et verte, l’attendait au centre de la salle, à l’endroit même où Seigé Leftarm s’était tenu ce fameux premier soir.

 Le crâne dégarni, la mâchoire carrée et le visage sévère, il la regarda descendre l’escalier, les bras croisés, sans dire un mot.

— Vous êtes en retard, attaqua-t-il sans préambule.

— Excusez-moi, s’empourpra-t-elle. Je me suis un peu perdue…

 Elle pensait pourtant avoir bien retenu le chemin, mais elle ne s’était pas retrouvée du tout où elle l’attendait. Le temps qu’elle revienne au bon embranchement, paniquée, elle avait perdu de précieuses minutes.

— Pour cette fois, je laisserai passer, grommela-t-il alors qu’elle le rejoignait, hésitante, sur le tatami. Mais que cela ne se reproduise pas ! Vous m’avez bien compris ?

 Elle hocha précipitamment la tête, embarrassée.

— Je suis le Lieutenant Saulnier, se présenta-t-il alors. Instructeur de la Garde Personnelle de Seigé Leftarm.

— Claire Monestier, souffla-t-elle.

 Il la considéra d’un œil critique, puis reprit :

— J’ai reçu la tâche de vous évaluer.

Son ton disait de lui-même à quel point il attendait peu de choses de ladite évaluation, et Claire se mordit les lèvres, essayant de masquer à quel point elle n’était pas à son aise.

— Après quoi, poursuivit-il, nous verrons ce qu’il est possible de faire de vous. Le Seigé exige l’excellence, et pour cela, vous allez travailler plus dur que vous ne l’avez jamais fait, je peux vous le garantir ! Maintenant, voyons un peu…

 Sans crier gare, il lui sauta dessus et la faucha d’un mouvement de jambe. Elle bascula en arrière et se retrouva par terre, le souffle coupé. Sans lui laisser le temps de reprendre sa respiration, il la tira par le poignet pour la relever, puis lui fit une clé de bras. Elle se débattit en vain, alors qu’il la faisait basculer de nouveau.

 Il l’attrapa par le cou. Elle se retourna et essaya de lui porter un coup aux parties, mais il la bloqua sans peine, d’une poigne de fer, et elle se retrouva totalement impuissante avant qu’il ne la plaque de nouveau au sol.

 Dix fois, vingt fois, il l’attaqua, l'envoyant à chaque fois au tapis sans qu'elle ait la moindre possibilité de riposter. Il semblait prévoir tous ses mouvements, les bloquant avant même qu’elle n’ait commencé à les ébaucher. Cela semblait pourtant si simple, dans les films d’action ! Au bout d’un moment, à bout de forces, elle cessa de lutter et n’essaya même plus de se relever. Elle avait mal partout, et n’osait imaginer tous les bleus qu’elle était en train de récolter.

 L’instructeur se dressa au-dessus d’elle, à peine essoufflé.

— Vous sortez de cuve de réhab, ou quoi ? J’ai rarement vu aussi peu de répondant ! Normalement, vous auriez dû réussir à bloquer une ou deux attaques, quand même !

— Je viens d’avoir Mazesley, gémit-elle, encore sonnée par sa dernière chute.

— On va essayer autre chose, bougonna-t-il alors. Allez, debout !

 Elle se releva péniblement. Le Lieutenant lui indiqua une série de cordes qui descendaient du plafond.

— Allez, grimpez-moi ça !

 Elle le regarda, désabusée. Jamais elle n’avait réussi à grimper à une corde en cours de sport, et elle était en meilleure forme alors ! Docilement, elle attrapa le câble, tentant d’ignorer ses contusions. L’instructeur la regarda s’échiner sans rien dire pendant quelques minutes, puis interrompit le massacre sans un mot.

 Il la fit courir, sauter, jusqu’à ce qu’elle n’ait même plus la force de demander grâce, se contentant de s’affaler sur le sol et de ne plus se relever. Il lui ordonna de faire des pompes – ce genre de torture semblant universel, dans cet univers comme dans l’autre – mais, les muscles tremblants après tant d’efforts, elle ne parvint même pas à en faire une seule.

 Il claqua la langue, sans rien dire, et se dirigea vers un distributeur, encastré sous l’escalier. Quand il se retourna, il tenait à la main une petite bouteille d’eau, qu’il lui lança avec un profond mépris.

 Alors qu’elle s’en emparait et buvait avec reconnaissance, toujours assise par terre, il ouvrit un placard encastré dans le mur et fouilla à l’intérieur. Il revint bientôt vers elle, une arme à la main : un pistolaser, identique à celui que Seigé Leftarm avait utilisé sur elle dans cette même salle. Elle se raidit.

— Allez, debout ! ordonna-t-il, sans paraître remarquer son malaise. Vous avez eu le temps de vous reposer !

 Elle se redressa, ne pouvant réprimer une grimace tellement ses muscles demandaient grâce. Il lui tendit l’arme.

— Voyons voir ce que vous valez avec ça. Vous savez ce que c’est, bien sûr ?

 Elle hocha timidement la tête, prenant l’arme avec hésitation. Son poids la surprit. Elle ne savait pas à quoi elle s’attendait, au juste, mais le pistolaser lui sembla étonnamment lourd.

 D’un signe de tête, l’instructeur lui montra une série de cibles, à l’autre extrémité de la pièce.

 Se sentant parfaitement ridicule – sérieusement, qu’est-ce qu’elle faisait avec une arme ? – elle examina rapidement le pistolaser, puis tendit le bras et visa. Elle pressa sur la détente. Rien ne se produisit.

 Elle jeta un coup d’œil à l’instructeur, qui la regardait, sourcils levés, sans rien dire.

— … le cran de sécurité, c’est ça ? risqua-t-elle, crispée.

 Le Lieutenant hocha la tête (dépité ? méprisant ?), mais soudain, alors qu’elle retournait l’arme pour l’examiner, il se rua vers elle. D’un geste rapide, il saisit le canon du pistolaser pour le dévier. Elle réalisa alors que, concentrée pour trouver le cran de sécurité, elle l’avait pointé vers elle sans s’en rendre compte.

 Il lui lança un regard lourd de sous-entendus, avant de lui remettre fermement l’arme en main, canon dans la bonne direction, tout en lui indiquant du doigt le bouton qui déverrouillait l’arme.

 Se sentant parfaitement idiote, et tremblant rétrospectivement, elle visa à nouveau. Elle pressa une nouvelle fois la détente, s’attendant instinctivement à un mouvement de recul de l’arme, mais le rayon de lumière rouge fusa sans le moindre à-coup, avec un son sifflant, et percuta dans une gerbe d’étincelles la cible de l’autre côté de la salle.

 Un silence suivit. Elle avait touché la cible ! Pas en plein centre, non, sur le côté, mais enfin, elle l’avait touchée ! Elle risqua un coup d’œil vers l’instructeur.

— Recommencez, ordonna-t-il sans s’émouvoir.

Plus assurée, elle visa de nouveau. Une nouvelle gerbe d’étincelle, un peu trop haut, cette fois, presque en dehors du cercle, mais à l’intérieur, malgré tout.

— Recommencez.

 Elle ne fit pas mouche tous les coups, ce soir-là. Mais elle toucha suffisamment souvent la cible pour s’attirer un grommellement pensif du Lieutenant, qui finit par conclure l’exercice d’un laconique « Pas très constant, tout ça, il va falloir travailler », avant de récupérer l’arme et de remettre le cran de sécurité.

— Ça suffit pour ce soir, annonça-t-il en se dirigeant vers l’arsenal. Je vous attends demain, même endroit, même heure. Et soyez ponctuelle, cette fois !

 Elle hocha vivement la tête, bien résolue à ne pas prêter le flanc à davantage de critiques. Elle allait déjà avoir bien assez de mal en raison de ses capacités physiques ridicules, sans risquer, en plus, des réprimandes sur des retards ! Le Lieutenant posa l’arme dans son container, puis se retourna.

— Quand un supérieur hiérarchique vous donne un ordre, ou vous donne votre congé, précisa-t-il, on dit «À vos ordres », et on salue.

— Déso… commença-t-elle, avant de s’interrompre sous son regard narquois. Je veux dire, à vos ordres…

— Et on salue, répéta-t-il.

 Sans doute eut-il pitié de sa confusion, car devant son hésitation, il frappa alors son cœur de sa main droite, avec un regard entendu. Reconnaissant le salut militaire qu’elle avait vu tant de fois depuis son arrivée, elle l’imita avec gratitude, non sans se sentir ridicule, mais il approuva de la tête.

— Vous pouvez disposer, annonça-t-il alors, grand prince, lui indiquant l’escalier de la tête.

 Elle hocha la tête avec reconnaissance, puis se rua vers les marches, tentant d’ignorer les élancements divers et variés qui la parcouraient tout entière. Quand elle arriva sur le palier, elle jeta un regard en contrebas : le Lieutenant s’était détourné, ne lui prêtant plus la moindre attention.

 Rompue de fatigue, ses muscles encore tremblants après tant d’efforts, elle n’aspirait plus qu’à une douche et à un lit, mais elle savait qu’elle devait se restaurer avant : on ne l’y reprendrait plus à sauter un repas !

 Heureusement, à cette heure tardive, la salle commune était vide. Elle mangea rapidement, les yeux fixés sur les holoactus, toujours aussi exotiques, puis se dépêcha de retourner à sa chambre, avant de risquer de croiser quiconque. La nuit était tombée depuis longtemps, et elle ne voulait plus que se rafraîchir et dormir.

 Mais quand elle sortit de la douche, bien trop courte à son goût, elle eut la mauvaise surprise de trouver un message de Seigé Leftarm clignotant sur sa console : elle était convoquée dans son bureau.

 Déglutissant, elle fixa un moment la note. C’était une simple convocation, courte et sèche, sans la moindre précision particulière, mais Claire avait déjà compris que ce genre de message exigeait une attention immédiate. Elle se rhabilla rapidement de vêtements propres, les derniers du stock fourni par Elanore Matoovhu, et appela par acquis de conscience le plan de Bhénak : il n’aurait plus manqué qu’elle se perde en montant au bureau de son employeur ! Puis elle repartit à travers les couloirs, l’estomac noué.

 Après un trajet heureusement sans histoires, où elle n’hésita qu’à un seul embranchement, elle parvint dans l’antichambre du bureau du Seigé. La secrétaire aux yeux fuchsia n’était pas derrière sa console, et elle se demanda comment elle allait pouvoir s’annoncer. Mais la porte s’ouvrit sans qu’elle n’ait eu à réfléchir davantage.

 Sans un mot, il activa l’écran mural lorsqu’elle entra.

 Et elle se vit, le matin même, sur le Chemin de Ronde, espionnée par une multitude de caméras, alors qu’elle courait, ou plutôt marchait. Le rouge de la honte lui monta aux joues.

— Le Centre Médical m’a assuré que vous étiez désormais en pleine forme, commenta-t-il finalement. Avez-vous une explication à ceci ?

 Elle se mit à bafouiller, bredouillant un lamentable « j’avais un point de côté… » avant qu’il ne l’interrompe d’un geste.

— Je n’apprécie pas que l’on prenne des libertés avec mes instructions.

Elle acquiesça précipitamment.

— Bien. J’ai reçu les rapports sur cette première journée. Vous n’avez pas fait grande impression à votre instructeur de combat.

 Elle ne répondit pas, mortifiée. Avait-il parlé directement au Lieutenant Saulnier, ou avait-elle été, là aussi, filmée par toute une série de caméras de surveillance ?

— Heureusement, reprit-il, il semblerait que vos apprentissages scolaires soient un peu plus encourageants. J’entends que vous poursuiviez dans cette voie, mais sachez que je ne vous laisserai pas négliger vos capacités physiques. Les entraînements avec le Lieutenant Saulnier auront tout autant d’importance que votre cursus académique, si vous comptez accéder aux responsabilités que je vous ai proposées.

 Elle hocha frénétiquement la tête, dépitée qu’il n’ait pas été fait la moindre mention de ses résultats inattendus au tir. Imaginaient-ils que c’était le hasard ?

— Vous pouvez disposer, conclut alors le maître de Bhénak, sans la quitter des yeux.

Peut-être étaient-ce ces yeux, qui semblaient la mettre au défi, attendre quelque chose, peut-être était-ce parce qu’elle se faisait, beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait pensé, à cette atmosphère militaire, mais elle se rappela à temps du conseil – non, de la consigne ! – du Lieutenant.

— A vos ordres, répondit-elle en frappant son cœur de sa main droite, se sentant aussi ridicule que la fois précédente.

 Était-ce de la surprise ou de l’approbation qu’elle vit passer dans les yeux froids ? Elle n’aurait su le dire, mais il hocha imperceptiblement la tête. Elle tourna les talons et s’enfuit alors du bureau, avec l’impression que là encore, il y avait eu un nouveau test. L’avait-elle réussi ? Elle l’ignorait, mais cela ne fit qu’accroître sa résolution : après la honte éprouvée devant les holos de surveillance, elle devait tout faire pour ne plus jamais se retrouver dans cette situation.

 De ce jour-là, elle retira deux grandes leçons. D’une, tous ses gestes étaient épiés. Elle allait devoir s’y habituer, et ne jamais l’oublier. De deux, son employeur ne tolérerait aucun petit arrangement avec les règles, si jamais elle en avait un jour douté.

 Bizarrement, cela accrut sa résolution. Elle leur montrerait, à tous, de quoi elle était capable !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marga Peann ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0