Chapitre 20 - La routine de Bhénak

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 Le chronomètre à son poignet tira Claire du sommeil, le jour suivant, bien avant l’aube. La veille, au détour d’une question posée à Inause, elle avait découvert que la mince bande de métal pouvait faire bien plus qu'indiquer l’heure. Elle avait appris comment régler le bracelet multifonction pour qu’il la réveille de manière « naturelle », via une savante injonction d’ondes alpha et beta, et il fallait bien reconnaître que cela reléguait au rang d’antiquités les brusques réveils par sonneries, musiques ou émissions de radio diverses auxquels elle était habituée !

 Elle sauta hors du lit, bien décidée à ne pas s'attirer de nouvelles critiques ce jour-là. Mais seule la crainte que lui inspiraient Seigé Leftarm et ses caméras était capable de la motiver pour l’épreuve de la course à pied du matin, et elle ne put s'empêcher de soupirer en jetant un oeil au-dehors. Serrant les dents, elle enfila sa tenue, disciplina rapidement sa tignasse, et sortit dans le couloir.

 À cette heure matinale, seules quelques personnes se trouvaient dans la salle commune, dont un grand Sullite indigo qui sirotait d’un air songeur une large chope, les yeux fixés sur l’écran holographique. La jeune fille salua d’un signe de tête timide les personnes présentes avant de se diriger vers les distributeurs, avec toujours cette impression, peut-être totalement dénuée de fondement, que tout le monde la fixait.

 Elle commanda une boisson chaude – le jeling, une sorte de thé épicé – et un petit pâté fourré à la viande, l’une des spécialités de cette région de Kivilis d’après les dires d’Elanore Matoovhu. Ce n’était pas franchement mauvais, mais ce n’était pas l’idée qu’elle se faisait d’un vrai petit déjeuner. Mais elle essayerait d’autres plats plus tard, lorsqu’elle pourrait en toute discrétion jeter ceux qu’elle n’arriverait pas à manger. Elle ignorait quels étaient les aprioris sur le gaspillage alimentaire, ici, mais comme même l’eau était rationnée, elle doutait que jeter un plat à peine goûté soit bien vu. Autant éviter de se faire remarquer plus que nécessaire !

 Une fois rassasiée, elle débarrassa son plateau et le regarda disparaître dans le puit de recyclage. En sortant de la salle, elle tomba sur la Coordinatrice.

— Ah, Jayn Monestier ! Comment allez-vous ? Je vois que vous êtes à l’heure, c’est bien !

 Comme à son habitude, Elanore Matoovhu était déjà tirée à quatre épingles. Claire acquiesça timidement, puis se rappela soudain qu’elle avait quelque chose à lui demander.

— Excusez-moi, je n’ai plus de… je n’ai plus d’habits propres. Enfin, à part ceux-là. Comment je dois faire pour en commander plus ?

 La Coordinatrice eut un mouvement d’étonnement.

— Comment, déjà ? Je vous avais fourni trois tenues complètes !

— Oui, mais avec les entrainements… je dois me changer plus souvent, si je ne veux pas…

 Elle s’interrompit, gênée. Déjà qu’elle n’avait pas réussi à trouver de déodorant, elle ne voulait pas risquer de sentir la transpiration face au Lieutenant Saulnier, ou pire, face à Seigé Leftarm !

Ce serait la honte totale !

 Aussi était-ce pour cette raison qu’elle avait changé de vêtements si souvent ces deux derniers jours, et qu’elle se trouvait désormais à court. Elle avait bien envoyé ses autres vêtements à la laverie, via le conduit approprié dans le couloir, mais elle ne les avait toujours pas vu revenir.

— Oh, je vois, fit lentement Elanore Matoovhu. Vous savez, ce sont des tissus spécialement traités que nous utilisons pour les habits, ici. Antibactériens, antifongiques, anti-odeurs… vous pouvez porter vos habits plusieurs jours de suite sans le moindre souci !

— Même les sous-vêtements ?

— Bien sûr ! Vous imaginez la consommation d’eau, si chacun changeait de linge tous les jours ? Mon dieu, il n’y a que sur les planètes les plus rustiques qu’on ne s’habille pas avec des tissus autonettoyants ! Je voulais vous parler de votre quota d’eau, justement, vous l’avez dépassé hier, mais je comprends mieux, désormais…

 La Coordinatrice eut une moue indulgente, qui ne cachait pas vraiment sa commisération devant l’ignorance – et le manque de savoir-vivre, manifestement - de sa jeune protégée. Claire ne répondit rien, sceptique.

Des habits autonettoyants ? Mettre les mêmes sous-vêtements plusieurs jours de suite ? Franchement, ça ne fait pas rêver… !

— Je compte sur vous pour faire attention, désormais, indiqua Matoovhu. Nous avons beaucoup de chance à Bhénak, nous ne connaissons pas de restrictions aussi sévères que sur Kivilis Occidental, évidemment, mais cela n’autorise pas le gaspillage !

 Claire hocha la tête, dépitée. Lors d’un de ses cours, la veille, Inause avait évoqué les problèmes d’eau de la planète-capitale, peuplée bien au-delà du seuil qui aurait donné à chacun un libre accès à l’eau. Elle qui adorait tellement prendre de longues douches d’eau bien chaude ! Encore un de ces petits plaisirs banals qui semblaient devoir être relégués définitivement au rang des souvenirs.

Tout comme mettre des habits propres chaque jour, manifestement…

 La jeune fille n’ayant pas d’autres questions, la Coordinatrice s’excusa alors d’un ton bref, puis repartit d’un pas décidé vers ses occupations, non sans tancer vertement au passage un employé qui n’avait pas correctement vidé son plateau.

 Claire se dirigea vers le Chemin de Ronde pour sa course matinale, tout en ressassant sa conversation avec la petite femme autoritaire. Elle se demandait en effet jusqu’où ces restrictions liées à l’eau allaient lui faire modifier des comportements qu’elle avait toujours pris pour acquis, sans jamais se poser de questions.

 Elle enfila les couloirs, attentive aux inscriptions sur le sol et les murs. Un contrôle, un turbolift, deux autres contrôles, deux mauvais embranchements, puis, enfin la porte blindée et sévèrement gardée qui donnait sur l’extérieur.

Dire que je pensais avoir le sens de l’orientation, avant d’arriver ici !

 Quand elle sortit sur la large allée pavée, le soleil se levait, dans un ciel d’un bleu éclatant. Elle réalisa que depuis son arrivée à Bhénak, elle n’avait pas vu le moindre nuage, hormis, parfois, des trainées de condensation sillonnant la haute atmosphère. La seule fois où elle avait vu de la pluie,, c’était le soir où Seigé Leftarm lui avait fait sa proposition, là-bas, au Complexe Armora, sur ce qu’elle savait désormais être le continent sobrement appelé « Kivilis Occidental ». À la lumière des dernières réflexions de la Coordinatrice, était-il possible que même les précipitations soient une denrée rare sur la planète ?

J’ai quitté une planète en plein changement climatique pour me retrouver sur une autre qui manque d’eau. Quelle galère !

 Dire qu’il allait falloir faire tout le tour, sans s’arrêter ni ralentir, cette fois ! En était-elle seulement capable ? Alors qu’elle était encore totalement courbaturée, pleine de bleus, et les mains couvertes d’ampoules, à la suite de l’entraînement musclé de la veille ? Et qu’elle n’avait même pas pensé à prendre une bouteille d’eau ? Même si une "heure", composée de cent "minutes", équivalait, de ce qu'elle avait pu estimer avec sa propre montre, à une cinquantaine de minutes terrestre, c'était déjà beaucoup ! Avec un soupir, elle partit à petites foulées.

 Quand elle sentit venir l’habituel point de côté, elle ralentit et appuya la main sur son flanc sans s’arrêter. Elle avait bien compris qu’on ne tolèrerait pas qu’elle prenne d’autres libertés avec les instructions. Après de longues minutes, la douleur passa enfin, et elle reprit sa course à petit trot, finissant par trouver son souffle. Régulièrement dépassée par des groupes de coureurs, elle continua bravement, lentement, en faisant attention à ne jamais marcher.

 Elle parvint bientôt à l’extrémité orientale et à la zone des hangars, directement sous la masse imposante de Bhénak, teintée d’or par le soleil matinal. Comme les fois précédentes, elle avait croisé de nombreuses personnes, attroupées autour des portes. Mais cette fois, grâce à Inause, elle connaissait désormais la raison de la présence de tant de monde : c’était l’heure du changement de quart. Les employés de Bhénak suivaient le rythme militaire, qui divisait la journée en quatre parties égales : de 000 à 700, de 700 à 1400, de 1400 à 2100 et enfin de 2100 à 2800. Le changement de quart était l’occasion de se détendre avant d’aller se reposer ou de prendre un autre poste, d'où ces petits groupes oisifs sur le Chemin.

 Les gens discutaient, riaient bruyamment, ou, accoudés au muret, regardaient pensivement l’horizon en mastiquant une barre énergétique. Peu lui accordaient de l’attention, car il y avait beaucoup d’autres coureurs le long du rempart.

 En approchant à petites foulées de l’endroit où elle s’était évanouie le premier jour, elle sentit sa timidité la reprendre. Cette fois, Pieric, le technicien, était bien là, avec un groupe vêtu de tenues orange et bleu marine, couleurs qui indiquaient, si elle se souvenait bien, qu’ils s’agissait d’une équipe de maintenance de la flotte spatiale.

 Oserait-elle le saluer ? Se souviendrait-il d’elle ? Ne valait-il pas mieux passer et faire comme si elle ne l’avait pas reconnu ? Après tout, que lui importait donc une ado ? Il avait probablement déjà tout oublié de leur rencontre !

 L’ancienne Claire – celle d’avant le Vortex – aurait probablement continué à courir en regardant droit devant elle, faisant mine de ne pas le voir.

C’est un adulte, qu’est-ce qu’il peut bien avoir à faire d’une gamine comme moi ? En plus, il m’a sûrement déjà oubliée !

 Mais depuis, Claire s’était fait tirer dessus, avait frôlé la mort dans un lit d’hôpital, s’était fait secouer par Seigé Leftarm, le Lieutenant Saulnier, la Coordinatrice, sans compter qu’elle avait perdu sa famille, et sa planète. Alors, quand elle parvint à quelques mètres du petit groupe qui discutait avec animation sous le paravalanche, elle ralentit et leva timidement les yeux vers le grand garçon aux cheveux noir, la seule personne qui lui ait parlé gentiment jusqu’à présent.

- Eh, mais c’est la petite jayn du Secteur B ! s’exclama Pieric en souriant chaleureusement.

 Les autres se retournèrent, et la regardèrent approcher. Leurs visages lui disaient vaguement quelque chose, sans doute faisaient-ils aussi partie du groupe qui avait assisté à son malaise, la dernière fois. Mais seuls les traits du grand technicien s’étaient gravés dans sa mémoire.

- Bonjour ! salua-t-elle timidement en arrivant à leur hauteur.

- Alors, on a pris le temps de manger, ce matin ? demanda malicieusement son sauveur.

 Elle hocha la tête, rougissant d’être le point de mire du groupe entier. Ils étaient cinq, dont deux non-hums à la peau verte, des Treuzes, plutôt âgés si elle en croyait les nombreux tatouages qu’ils portaient à la base du cou.

 Si elle se rappelait bien ses flâneries sur l’HoloRéseau au cours de son hospitalisation, pour chaque année Treuze – équivalente à près de six années de Kivilis, soit presque autant pour la Terre – on rajoutait un symbole. Or ces deux-là devaient bien en avoir une dizaine, si ce n’est plus !

- Vous n’êtes pas encore passée me voir, lui reprocha alors gentiment le technicien. On est sympas, au Hangar Dix-Sept, vous savez ! Ça vous sortira un peu du Secteur B !

- J’y penserai, promit-elle, se demandant si cela faisait partie des choses tolérées par son employeur, ou Elanore Matoovhu.

 On lui avait interdit de parler de sa provenance, et de ce qu’elle allait faire ici, mais pas de faire connaissance avec des gens, non ? Inause était peut-être intarissable, mais niveau convivialité, ce n’était pas ça…

 Son employeur ! Seigé Leftarm était peut-être en train de l’observer, en ce moment même ! Il n’allait pas apprécier qu’elle se soit arrêtée pour discuter !

- Je suis vraiment désolée, reprit-elle, dépitée, il faut que j’y aille… On m’a dit de ne pas m’arrêter…

- Pas de soucis, répliqua Pieric en haussant comiquement les sourcils.

- Mais je suis contente de vous avoir revu, se dépêcha-t-elle d’ajouter, parce que c’était vrai, et parce qu’elle aurait préféré rester plutôt que reprendre sa course.

 Elle rougit de nouveau, alors que deux des compagnons de Pieric se mettaient à ricaner.

- Mais moi de même, s’inclina-t-il, sans la moindre trace de moquerie. Allez, ne vous mettez pas en retard, alors ! indiqua-t-il d’un signe de tête.

 Elle hocha la tête avec gratitude et reprit sa course, laissant le petit groupe discuter derrière elle.

 Elle se sentait ridicule, sans vraiment savoir pourquoi, et pourtant, la gentillesse du technicien lui avait fait du bien. Elle se promit d’aller le voir dès que possible au Hangar Dix-Sept, où que ce dernier se situe par ailleurs.

Et si c’est interdit, je le saurai bien assez vite !

 Elle continua sur le chemin pavé, contournant par le sud la gigantesque forteresse. Elle avait chaud et soif, mais elle devait absolument tenir le coup !

 Le chemin montait, descendait, tournait, remontait. Elle se faisait dépasser par toujours plus de coureurs, mais réussissait à tenir le rythme, pas très élevé, certes, mais elle ne s’arrêtait pas. Bientôt, alors qu’elle longeait la face méridionale de la colline en direction de l’ouest, la haute silhouette de Bhénak fut derrière elle.

 Les sas d’entrée dans la colline se succédaient, réguliers, avec leur garde à la porte. Étonnant, ce recours à la surveillance humaine – enfin, organique, comme ils disaient ici – alors que la multitude de caméras de surveillance, qu’elle avait personnellement expérimentée, protégeait sans doute le site bien plus efficacement que n’importe quelle présence armée !

 Soudain, un lourd vrombissement lui fit rentrer la tête dans les épaules. Se retournant, elle vit une navette couleur de vieux bronze s’élever de l’Esplanade en surplomb. Le vaisseau de Seigé Leftarm effectua un demi-tour gracieux au-dessus de la colline, et la jeune fille tourna sur elle-même, le suivant du regard, avant que l’appareil ne disparaisse en direction du Levant.

 Ce fut comme si une chape de plomb se soulevait brusquement. C’était stupide, bien sûr. Son employeur pouvait probablement la surveiller d’où qu’il soit, et après tout, rien ne prouvait qu’il venait bien de quitter Bhénak. Mais elle eut soudain l’impression de mieux respirer.

 Elle reprit sa course, qui s’acheva sans autre évènement notoire. Épuisée, au bord du malaise, elle passa un long moment appuyée contre le muret, avant de se sentir suffisamment bien pour pouvoir passer le premier sas, le premier contrôle, et entamer le chemin de retour vers le Secteur B.

 Parvenue dans sa chambre, elle résista à l’envie dévorante de prendre une douche, se contentant d’un grand verre d’eau. Puis elle s’installa devant sa console et prit connaissance du programme du jour.

- Aujourd’hui, commença doctement Inause, nous allons commencer par un cours d’Histoire : les origines de la Del, avec l’ère Protospatiale, la Première Rencontre, et la tragique histoire des planètes-sœurs, Kivilis et Boutae…

 Claire s’installa confortablement, alors qu’un système solaire était projeté dans la niche holographique au-dessus du bureau. Ce n'était pas le Système Solaire, mais un autre, totalement étranger. Une nouvelle fois, son ventre se crispa, et les larmes montèrent. Elle les essuya avec colère et fixa les planètes qui tournoyaient lentement dans l'obscurité, alors que la voix du professeur poursuivait :

- L’Ere Protospatiale commença il y a un peu plus de neuf mille ans, quand les habitants de Kivilis s’arrachèrent enfin à l’orbite de leur planète-mère, avec des moyens rudimentaires, et partirent à la conquête de la seule planète habitable de ce système que l’on appela par la suite le Système Primor : Boutae… Et c’est près de mille ans plus tard, alors que Boutae avait été totalement colonisée mais que la race humaine continuait de stagner dans son système solaire, que les Margnerals vinrent faire un tour, en voisins, et qu’une nouvelle ère commença…

 Et c’est ainsi que Claire Monestier, native de PKX348E-3, rentra dans la routine de Bhénak, sur la planète Kivilis, capitale du principal gouvernement du Quadrant Galactique, en l’an 7995 après la Première Rencontre.

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