Chapitre 21 - Pieric (1/2)
Insensiblement, les jours se transformèrent en décades, puis les décades en mois.
Les premiers temps, Claire aperçut assez peu Seigé Leftarm – ou le Seigé, comme tout le monde ici disait avec révérence. Entre ses cours avec Inause et ses entraînements avec le Lieutenant Saulnier, ses journées se transformèrent en un marathon d’apprentissage accéléré dans lequel le maître de Bhénak ne sembla pas vouloir intervenir davantage.
Mais, au bout d’un peu plus d’une décade, elle commença à être convoquée régulièrement au Grand Bureau, ainsi que tout le monde ici appelait les quartiers du Seigé, tout en haut de Bhénak.
Au début, cela fut pour des interrogatoires assez informels sur son monde natal, sa technologie, son organisation. Claire ne comprenait pas toujours le sens de certaines questions qu’on lui posait, mais elle s’efforça néanmoins de répondre du mieux qu’elle le pouvait. Son employeur semblait sincèrement intéressé par sa planète natale : une planète bien trop éloignée pour avoir jamais entendu parler du Quadrant, une planète avec une technologie trop primitive pour s’arracher franchement à son orbite, mais suffisante pour avoir inventé les réseaux de données et l’informatique. Comme lui avait dit Inause, on pouvait la considérer comme une planète pré-tech de niveau Trois : arriérée, certes, mais suffisamment singulière aux yeux du Seigé pour justifier la tenue de ces entretiens à bâtons rompus.
Heureusement, elle s’était toujours intéressée à l’actualité, d’autant plus que ses parents suivaient encore religieusement la vieille tradition du 20 Heures à la télévision. C’était pour sa famille une occasion de se rassembler après le repas, et d’échanger sur les évènements du monde, avant que chacun ne parte passer la soirée devant son livre ou sa série préférée.
Comme elle lisait également tout ce qui lui tombait sous la main – jamais on ne lui avait retiré un livre ou un magazine des mains en lui disant ce n’est pas de ton âge ! - ces connaissances lui permirent donc de soutenir la plupart de ces "conversations". Elles avaient lieu le soir, après ses divers cours et entraînements. Son employeur en profitait également pour faire le point sur ses progrès.
Au cours de ces entretiens, il arrivait parfois que le Seigé laisse brièvement tomber le masque, manifestant de la surprise, ou de l’intérêt, devant certaines de ses réponses. Il semblait particulièrement intéressé par l’état actuel de la Terre, son organisation politique (comment, vous n’avez pas encore de gouvernement unifié ?), ses technologies (vous brûlez votre pétrole ? Vous en êtes encore là ?), ses médias (vraiment, vous laissez tout un chacun publier ce qu’il veut sur votre HoloRéseau ? Sans le moindre contrôle ?) et ses ressources diverses (une planète de type M-3, avec des environnements si variés, est une vraie rareté dans l’Univers, le saviez-vous ?).
Devant ces manifestations si peu habituelles d’humanité, Claire tenta un jour de soumettre une requête. Elle n’avait en effet jamais revu ses affaires, confisquées lors de son arrivée par les gardes du Vortex. Certes, son téléphone ne lui aurait pas servi à grand-chose ici, mais il y avait dans son sac d’autres choses auxquelles elle tenait : son portefeuille, avec des photos de sa famille, des livres, ses clés, ses papiers d’identité… Tous ces objets qui étaient tout ce qui lui restait de sa vie d’avant.
Surtout qu’ici, ils sont tellement avancés, ils devraient bien être capables de recharger mon portable, non ? J’ai toutes mes photos dedans, et mes vieux mp3… Peut-être même que ça l’intéresserait, lui ?
Mais quand elle osa s’en ouvrir à son employeur, le Seigé lui répondit sèchement que tout avait été perdu lors de l’attentat d’Armora, et qu’il valait mieux, de toute façon, que la coupure avec son ancienne vie soit franche. Le cœur lourd, elle n’insista pas.
Même si ces entretiens étaient difficiles, car ils lui rappelaient tout ce qu’elle avait à jamais perdu, ils lui permirent pourtant de montrer qu’elle n’était pas totalement ignare. Ce qui était un changement bienvenu : ses progrès physiques étaient, au mieux, modérés, même si elle s’avérait, à son propre étonnement, plutôt douée au tir, et ses études avec Inause se révélaient lentes et laborieuses, tellement les sujets à aborder étaient nombreux.
Cette acquisition à marche forcée de tant de connaissances sur tant de sujets différents lui donnait souvent l’impression qu’elle allait éclater. Au point qu’elle attendait désormais avec impatience les séances d’entraînement physique, qui lui permettaient de se concentrer sur autre chose que des équations mathématiques, des caractéristiques d’espèces, ou des listes de dates d’évènements couvrant neuf mille ans d’Histoire sur des centaines de planètes différentes dont elle n’arrivait pas à retenir les noms. En effet, après une première décade plutôt intéressante, essentiellement consacrée à la familiarisation avec les notions de base du Quadrant, telles que la présentation rapide des technologies les plus courantes, des normes sociales élémentaires et des principales espèces, Inause avait ensuite enchaîné sur des cours beaucoup plus approfondis, qui nécessitaient une attention soutenue et beaucoup plus de travail qu’au début.
Le Lieutenant Saulnier, lui, était bourru, bougonnait souvent, ne lui laissait pas une minute de répit pendant les entraînements, et semblait toujours étonné qu’elle soit d’une aussi piètre constitution, mais il ne la terrifiait pas comme le Seigé, et était beaucoup moins barbant que son professeur virtuel. Au moins, après chaque séance dans le gymnase, elle avait l’esprit vidé et n’aspirait plus qu’à une chose, dormir.
À sa grande surprise, elle s’était également mise à apprécier les séances de course à pied du matin. Au bout de quelques décades, elle se retrouva en suffisamment bonne forme pour non seulement tenir l’heure exigée par le Seigé, mais également goûter à ce moment où elle parcourait le Chemin de Ronde en s’emplissant les yeux de ce paysage si étonnant. La lumière ne se reflétait jamais de la même manière, que ce soit sur la Résidence, l’autre nom que l’on donnait ici à Bhénak, les tours lointaines, ou encore la Prairie en contrebas.
Cette course matinale, c’était aussi l’occasion d’échanger un salut rapide avec Pieric, du côté du Hangar Dix-Sept.
Car Claire avait tenu sa promesse. Quelques jours après leur bref échange, elle avait pris son courage à deux mains, étudié soigneusement le plan de la Résidence, et après son entraînement avec le Lieutenant, était descendue un soir au niveau des Hangars, dans le Secteur E.
Si le Secteur B était immense, concentrant une grande partie des logements et des bureaux de Bhénak – même si les bureaux les plus prestigieux se trouvaient dans le Secteur A, celui du Seigé – le Secteur E était encore plus impressionnant. C’était là, creusés dans la roche même de la colline, que se concentraient la plupart des hangars abritant la flotte de Bhénak : les vaisseaux des unités d’élite sous le commandement direct de Seigé Leftarm, Haut Conseiller à la Défense. L’immense majorité de la Flotte se trouvait en orbite de Kivilis, ou dispersée dans le Quadrant Galactique, mais le Seigé gardait cependant à demeure un nombre non négligeable de chasseurs et cargos divers, abrités dans les immenses cavernes de Bhénak.
Quand elle était arrivée au niveau du Hangar Dix-Sept, ce premier soir, elle avait ralenti, laissant sa timidité la reprendre. Que faisait-elle là ? Mais elle avait serré les dents et présenté son poignet au soldat qui contrôlait les accès, non sans un pincement d’inquiétude. Avait-elle le droit d’accéder à ce genre d’endroit ?
Mais son Code Rouge lui avait ouvert la porte sans la moindre difficulté, et le garde s’était effacé pour la laisser entrer dans le hangar haut d'une dizaine d'étages, qui abritait plusieurs vaisseaux un peu moins grands que la navette du Seigé.
Au fond, elle devinait la baie qui s’ouvrait sur le flanc de la falaise, au-dessus du Chemin de Ronde. De chaque côté, derrière plusieurs navettes en partie désossées, une série d’arches abritait des bureaux, des treuils, des machines immenses aux formes bizarres, munies de pinces énormes, de bras télescopiques démesurés et de câbles qui couraient dans tous les sens. Au centre, dans une dépression creusée à même le sol, un vaisseau entier était maintenu dans un cocon d’acier, environné d’échelles, de tuyaux et de champs magnétiques.
Il y avait du bruit, des sifflements, des étincelles, là où des techniciens en tenue orange s’affairaient, soudant, vissant, assemblant, réparant… Des piles de caisses étaient poussées contre les murs grossièrement taillés dans la roche et des bonbonnes de gaz et autres containers à l’usage indéfinissable étaient disposés un peu partout, ajoutant au désordre ambiant.
Au milieu de toute cette agitation, elle avait bientôt repéré la haute silhouette de Pieric, un bayni ouvert à la main. Le technicien inspectait le flanc de la navette d’un œil critique, entouré de deux Treuzes à la peau verte et aux yeux bridés et d’un minuscule Yllus. Le jeune homme n’avait pas l’air satisfait de ce qu’il voyait : il secouait la tête, indiquant par des gestes agacés certains points sur la coque.
Elle était restée en retrait, se demandant si elle ne ferait pas mieux de repartir. De toute évidence, Pieric était très occupé. Elle aurait mieux fait de venir au changement de quart ! Mais, en levant les yeux, le technicien l’avait aperçue, et il lui avait alors fait un grand sourire. Il avait glissé quelque chose au petit Yllus à fourrure, donné encore quelques ordres au Treuze le plus proche, auquel il avait finalement tendu son bayni, puis il avait contourné les échafaudages pour la rejoindre.
— Eh bé ! Si je m’attendais à ça ! Vous êtes en balade, jayn Claire ?
— Je ne veux pas vous déranger, je peux revenir plus tard, si vous voulez…
— Mais non, ne vous inquiétez pas, j’avais fini ! Le reste, ils peuvent bien le faire tout seuls !
Derrière lui, le petit groupe avait repris son inspection, non sans lui glisser un coup d’œil curieux au passage. Suivant Pieric, Claire avait traversé le hangar en direction des bureaux, organisés autour d’une aire de repos aménagée dans une profonde niche dans la roche. Quelques banquettes, une ou deux tables basses parsemées de restes de plateaux repas, un distributeur dans un coin, et deux individus – une humaine dans la force de l’âge, avec des cheveux bleus, des mains comme des battoirs et une carrure de déménageur, et un non-hum d’une espèce que Claire ne connaissait pas encore, aux membres grêles recouvertes d’une fourrure argentée et au faciès éléphantesque – qui semblaient plongés dans l’étude commune d’un bayni, autour d’une table haute.
— Alors, ça donne quoi ? s’était enquis le technicien en arrivant à la hauteur du couple disparate.
La femme avait levé les yeux.
— C’est bien ce que je disais ! Le rotor des compensateurs a complètement vrillé ! Regarde !
Une pièce de machinerie était alors apparue en trois dimensions au-dessus du bayni, entourée de notes et de commentaires. Pieric l’avait examinée un instant, hochant la tête, avant de remarquer :
— Il avait été remplacé il n’y a pas longtemps, pourtant… On a vu cet appareil en révision complète il n’y a même pas six mois !
— Je suis en train de retracer les lots. S’ils sont tous défectueux comme ça, on va avoir de sacrés problèmes !
— C’est notre fournisseur habituel ?
— Oui, mais va savoir. En ce moment, on ne peut plus être sûrs de personne.
— Je veux un rapport sur tous les appareils qu’on a équipé avec ce lot. On va planifier une inspection le plus tôt possible.
— Ça marche, patron, avait acquiescé la femme d’un ton sec. On s’en occupe.
D’un mouvement de tête, elle avait fait signe au non-hum, qui avait déplié sa longue carcasse sans rien dire, replié le bayni d’un geste tranquille, avant de l’empocher puis de suivre la femme d’un pas lent.
— Des soucis ? avait demandé Claire, observant les deux techniciens si bizarrement assortis qui s’éloignaient en direction des vaisseaux.
— Oh, rien que nous ne puissions gérer, avait éludé le grand garçon aux cheveux noirs. Les chaînes d’approvisionnement sont un peu perturbées en ce moment, bien sûr, et on peut avoir des soucis sur certains composants. Mais heureusement, on surveille tout ça de très près, ne vous en faites pas.
La jeune fille avait hoché la tête, comme si elle comprenait de quoi il parlait, et s’était alors promis de demander des précisions à Inause, plus tard. Pieric s’était approché du distributeur.
— Qu’est-ce que je vous offre ?
— Oh, juste de l’eau, s’il vous plaît.
Depuis son arrivée, elle avait l’impression d'être sans cesse assoifée. Était-ce un effet de Mazesley, du changement de planète, ou simplement de savoir que l’eau était rationnée ? Mais elle ne connaissait aucune boisson autre que l’eau et le jeling. Le technicien avait déposé un verre devant elle, préférant pour sa part un liquide d’un vert vif rien moins qu’engageant.
— Vous avez meilleure mine que la dernière fois, en tout cas, avait dit Pieric. Vous avez disparu pendant si longtemps, j’ai cru qu’il vous était arrivé quelque chose !
— J’ai été malade, avait-elle expliqué, le cœur soudain réchauffé à l’idée que quelqu’un, ici, avait pensé à elle. Mais ça va mieux ! avait-elle aussitôt précisé, ne souhaitant pas s’étendre davantage.
Devant ce feu roulant de questions, Claire ne se rappelait, que trop, des consignes du Seigé. Obligeamment renseignée par Inause sur les différents résidents du Secteur B, elle avait donc soigneusement préparé une histoire.
— Non, je viens d’arriver. Je suis stagiaire, dans l’équipe des assistants d’un des parlementaires qui logent à Bhénak.
— Qui ça donc ?
— Je n’ai pas trop le droit d’en parler, avait-elle répondu d’une petite voix.
Le moins de détails elle donnait, le plus longtemps son mensonge pouvait tenir. Heureusement, Pieric n’avait pas insisté.
— Je comprends, avait-il dit gravement. Il y a toujours des secrets chez les diplomates, et encore plus ici ! Mais vous me paraissez tout de même bien jeune, pour nager parmi ce genre de poissons !
Elle avait haussé les épaules, embarrassée. Ses conversations avec Inause semblaient avoir peu à peu raison de sa timidité, peut-être justement parce qu’elle ne craignait pas de l’interrompre. Mais de là à mentir ouvertement à une personne réelle, il y avait un pas.
— Vous venez d’où ? avait-il poursuivi.
— Déhecité, avait-elle alors répondu, croisant les doigts pour que le technicien ne soit pas justement originaire de son pseudo monde natal.
Elle avait visionné une description de cette planète – une planète de troisième catégorie, essentiellement agricole, sans rien de particulier, lui avait dit Inause – mais elle doutait de pouvoir faire illusion longtemps si la personne en face d’elle faisait partie des autochtones.
— Et comment passe-t-on d’un monde perdu comme ça à un endroit comme Bhénak ?
— J’ai rencontré des gens, éluda-t-elle. J’étais là au bon endroit au bon moment, on va dire.
Pieric l’avait considérée d’un œil ironique.
— Je n’arriverai pas à en savoir plus, n’est-ce pas ? Oh, je comprends, pas de soucis, ne vous en faites pas ! Chaque Secteur a ses petits secrets…. Et sinon, Bhénak vous plaît ?
— Je n’avais jamais encore vu un endroit pareil, avait-elle alors avoué, sincère pour la première fois. C’est tellement grand !
— Ah, ça, c’est bien vrai ! avait approuvé son interlocuteur. J’imagine que ça a dû vous changer de Déhecité ! Ils n’ont même pas de station orbitale, là-bas, n’est-ce pas ?
Elle avait secoué la tête, espérant ne pas se tromper.
— Et vous, ça fait longtemps que vous travaillez ici ?
— Bientôt huit ans Standard, avait-il annoncé fièrement. On m’a remarqué pendant mes Trois Ans, et on m’a proposé un poste ici. J’ai toujours été doué pour la mécatronique, alors forcément, ici, je suis dans mon élément.
Les Trois Ans. Qu’est-ce que c’est encore que ça ? Il y a tellement de choses, évidentes pour tout le monde ici, qui ne me disent strictement rien !
— Et vous venez d’où ?
— Je suis un pur produit de Kivilis Occidental, avait-il répliqué en bombant le torse. Un grand frère, dans la Flotte de la République, et une petite sœur… qui doit avoir votre âge, je pense. Elle est encore à l’école, mais elle a décidé d’aller étudier sur Zinmor il y a deux ans. Je ne la vois plus beaucoup. Vous me faites un peu penser à elle.
— J’ai deux petites sœurs, avait-elle alors impulsivement révélé. Elles sont restées sur ma planète… et elles me manquent beaucoup !
Elle avait soudain retenu des larmes, surprise par cette confidence qu’elle n’avait pas prévue. Pieric, qui n’était manifestement pas dupe, lui avait alors posé une main compatissante sur l’épaule.
— Je comprends. Tu sais, tu peux me tutoyer, si tu veux.
Elle avait hoché la tête sans répondre, pas sûre d’arriver à continuer à se maîtriser si elle parlait. Elle avait caché son trouble dans son verre d’eau, alors que Pieric continuait :
— Il ne faut pas hésiter à descendre nous voir, si tu as un coup de mou ! On vient de plein d’endroits, ici, donc le mal du pays, on connait ! Et tu verras, on forme une grande famille, dans le Secteur E.
— Merci, avait-elle réussi à répondre, émue devant tant de gentillesse.
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