Chapitre 23 - Observation

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 Par la suite, Claire était redescendue quelques fois au Hangar Dix-Sept, mais moins souvent qu’elle ne l’aurait souhaité. Son emploi du temps surchargé lui laissait rarement l’occasion de flâner dans les immenses couloirs de la Résidence, et encore moins de passer du temps à discuter avec ses occupants. Aussi se contentait-elle la plupart du temps d’un bref salut à l’occasion de sa course du matin quand elle croisait Pieric et son équipe. Ils avaient toujours un mot gentil pour elle, et elle se mit à attendre ce moment de la journée avec impatience.

 Elle avait fini par découvrir, sans véritable surprise, que le Seigé était parfaitement au courant de ses incursions du côté du Secteur E. Le premier soir, elle s’était d’ailleurs plus ou moins attendue à ce qu’une convocation au Grand Bureau ne suive ce premier contact, mais nul message n’était venu l’enjoindre de venir s’expliquer, et elle avait commencé à penser que, peut-être, tous ses faits et gestes n’étaient pas systématiquement surveillés.

 Et cependant, quelques jours plus tard, au cours de l’une de ces « conversations » concernant sa planète natale, son employeur avait laissé échapper :

— Alors, comment va votre ami aux cheveux noirs ?

— Mon ami aux cheveux noir ? avait-elle prudemment répété, sentant son estomac se nouer.

 Devant le regard inflexible du Seigé, elle avait baissé les yeux. Croyait-elle vraiment l’abuser ainsi ?

— J’ai juste discuté un petit peu avec lui ! s’était-elle défendue. Il a été gentil avec moi, il m’a proposé de me faire visiter le Hangar Dix-Sept, alors j’ai accepté ! Mais c’est tout !

— Je sais déjà tout cela, avait rétorqué le Chef de Bhénak. Tout comme je sais qu’il vous a pris en amitié car vous lui faites penser à sa petite sœur adorée.

— Si vous savez cela, s’était-elle surprise à répondre, blessée, alors vous savez que je n’ai rien dit… que j’ai fait en tout point comme vous m’avez dit… qu’il ne sait pas ce que je fais vraiment ici !

— Effectivement, avait-il acquiescé. Et c’est la raison pour laquelle je ne suis pas intervenu. Il me paraît en effet tout à fait opportun que vous commenciez à vous familiariser avec les Secteurs de la Résidence et avec leurs différents occupants.

 Le Seigé l’avait observé, les yeux mi-clos, comme s’il évaluait ses chances de saisir pleinement ce qu’il disait.

— Comprenez-moi bien, jayn Monestier, avait-il repris (et ici, le terme insistait surtout sur sa jeunesse et son inexpérience). Je ne vous interdis pas vos petites promenades au Hangar Dix-Sept. Mais faites attention. Dans votre futur poste, toute amitié serait une faiblesse dans laquelle vos ennemis pourraient se glisser.

— Mes ennemis… ?

— Au niveau de responsabilités qui sera le vôtre, vous aurez forcément des ennemis. Ne leur donnez pas prise par un attachement malavisé.

— Mais…

— Vous pouvez retourner au Secteur E. Écoutez. Observez. Apprenez tout ce que vous pouvez, sur ces gens et comment ils fonctionnent. Mais n’oubliez pas de garder vos distances, quoi qu’il arrive… sans quoi, je pourrais être contraint de prendre des mesures.

 Puis le Seigé avait détourné les yeux, lui signifiant d’un geste la fin de l’entretien. Abasourdie, elle avait salué puis s’était retirée, l’esprit en ébullition.

 Lorsqu’elle avait croisé Pieric et ses collègues le lendemain, sur le Chemin de Ronde, elle les avait salués rapidement, vaguement mal à l'aise. La demi-permission du Seigé, lourde de sous-entendus, avait gâché le plaisir qu’elle avait pris jusqu’ici à ses visites au Hangar Dix-Sept.

 Elle savait déjà qu’elle ne pourrait jamais être totalement honnête envers eux. Elle s’en était accommodée. Mais les exigences du Seigé allaient bien plus loin ! Elle ne devait pas se faire d’amis, car ils pourraient tenter de profiter d’elle, c’était bien ça ? Mais de quoi ? Comment ? Devait-elle vraiment se méfier de Pieric ? La seule personne ici qui avait paru se préoccuper sincèrement d’elle ?

Le Seigé se trompe ! Je serai prudente, bien sûr, et je profiterai de mes visites au Hangar Dix-Sept pour observer et apprendre – de toute façon, qu’est-ce que je peux faire d’autre ici ? – mais je fais confiance à Pieric. C’est le seul qui soit gentil, ici !

 Le Seigé ne revint pas sur le sujet, ni ce soir-là ni les suivants, et elle en conclut qu’il était satisfait de ce qu’il voyait, ou de ce qu’on lui rapportait. Il faut dire que ses incursions du côté du Secteur E ne se révélèrent finalement bien moins fréquentes qu’elle ne l’aurait souhaité, son programme chargé lui laissant rarement l’occasion de passer du temps avec l’équipe de techniciens, eux-mêmes très occupés.

 En effet, petit à petit, les convocations dans le Grand Bureau se firent plus fréquentes. Peu à peu, elles changèrent également de nature. Parfois, comme le premier soir, elle était appelée juste pour une remontrance, quand ses progrès n’étaient pas jugés suffisants. Parfois encore, c’était pour de nouvelles questions sur son monde natal, même si, au bout d’un moment, elle ne voyait plus trop ce qu’elle pouvait raconter. Mais, de plus en plus souvent, le Seigé la faisait mander pour tester ses capacités d’observation et de raisonnement : pour la préparer à son futur poste, lui disait-il.

 C’est ainsi qu’elle se mit à assister régulièrement à des réunions, tenues le plus souvent dans le Grand Bureau, mais également parfois, lorsqu’il s’agissait d’assemblées plus vastes, dans les immenses salles de conférence du Secteur A. Perdue au milieu des assistants et secrétaires des participants, occupée à servir les rafraîchissements ou distribuer les baynis et autres datatiges, elle était censée observer, noter et catégoriser tout ce qu’elle voyait.

 La réunion terminée, alors que le Seigé travaillait à ses rapports, elle devait alors lui rendre compte de ce qu’elle avait retenu : qui était présent, quelles étaient ses responsabilités, ainsi que sa compréhension des divers échanges qui avaient eu lieu.

 Elle se mit à appréhender énormément ces moments, car il lui semblait ne jamais remarquer ni retenir assez de choses, ou jamais correctement. Le Seigé haussait parfois les sourcils devant ses explications, levant les yeux de ses écrans ou de son bayni avec un air songeur. Elle s’interrompait alors, se mettait à bafouiller lamentablement, avant qu’il ne reprenne la main et lui explique, souvent de manière assez sarcastique, ce qu’elle avait raté ou mal interprété.

 Au fur et à mesure, cependant, ces exercices commencèrent à porter leurs fruits, améliorant peu à peu sa compréhension de ce nouvel univers et des règles qui le régissaient, l’aidant à repérer des éléments importants de ces conversations auxquelles elle assistait. Petit à petit, ses commentaires se firent ainsi plus pertinents, et cependant le Seigé était rarement satisfait.

— Concentrez-vous, Jayn, lâcha-t-il un jour d’un ton excédé alors qu’elle avait confondu un Secrétaire Auxiliaire et un Second Assistant. Les crans sur l’épaule gauche font toute la différence dans ce cas précis.

— Pourtant, les deux sont bien au service du Dynaste ?

— Oui, mais le Secrétaire peut le remplacer au Concile, si besoin, alors que les Assistants n’auront jamais ce droit. Maintenant, parlez-moi de la femme en vert, celle qui avait un tatouage doré au-dessus des sourcils…

 Ainsi se poursuivait la séance, et malheur à elle si elle n’avait pas remarqué la personne dont il parlait, ou si elle n’avait rien à en dire ! Le Seigé lui faisait alors sentir, à sa manière calme et froide, à quel point elle était décevante, avant de la congédier. Elle s’enfuyait alors, rouge de honte, résolue à faire mieux la fois suivante, avec la peur au ventre :

À quel moment comprendra-t-il que je ne suis vraiment pas douée, et me rejettera-t-il ? Et dans ce cas, qu’est-ce qu’il se passera ?

 Après ces quelques décades, elle avait bien compris combien l’attention que lui portait le maître de Bhénak était inusitée. À la suite des évènements d’Armora, il aurait pu simplement lui offrir le gite, le couvert, et lui faire donner des cours pour lui assurer un métier à l’âge adulte, sans plus jamais se préoccuper d’elle ni la croiser de toute sa vie. La Résidence était tellement immense, il semblait tout à fait possible de ne jamais se trouver en travers de son chemin durant des années.

 Pourtant, avec ces entretiens réguliers et ces exercices, il semblait bien qu’il allait tenir parole : il voulait vraiment lui donner toute les chances d’être un jour son Assistante. Elle ne savait pas plus qu’au début pourquoi il avait ce poste en vue pour elle, alors que tant d’autres personnes auraient été plus compétentes, mais cela l’encourageait à se dépasser comme jamais, et rendait la moindre remontrance ou marque de déception encore plus cuisante.

 Jamais, de toute sa vie, elle n’avait fait autant d’efforts, aussi bien sur le plan scolaire, avec Inause, sur le plan physique avec le Lieutenant Saulnier, mais également en ce qui concernait ses capacités de réflexion et d’analyse, lors de ces fameuses sessions.

 Certains jours, il semblait qu’il était content d’elle. À ces moments-là, elle se sentait confiante, elle aurait avalé le monde entier à elle toute seule. Mais quand elle le voyait l’air sombre, elle se ratatinait sous son regard sévère, et perdait alors toute assurance. Elle aurait préféré devoir courir toute la journée sur le Chemin de Ronde plutôt que de supporter une autre de ses remarques acerbes.

 Et les jours continuèrent à passer, insensiblement, l’un après l’autre.

 Les brefs moments qu’elle parvenait à se ménager du côté du Secteur E, bien trop rares, lui permettaient de supporter l’entraînement intensif qui était devenu son quotidien, et les chamailleries bon enfant de l’équipe de Pieric, auxquelles elle ne participait pas, mais qu’elle écoutait de toutes ses oreilles, lui donnaient presque l’impression d’un semblant de normalité. Parfois, bien que rarement, elle restait manger avec eux. Pieric voulut à tout prix lui faire découvrir les spécialités culinaires de Kivilis, mais Claire, issue d’un pays où la cuisine avait été élevée au rang de véritable art de vivre, eut beaucoup de mal avec les insectes grillés et autres compotées gluantes et épicées dont il se régalait.

 Ses cours avec Inause s’avéraient de plus en plus ardus, même si elle progressait petit à petit. Quant à ses séances d’entraînement au combat, elle continuait à en ressortir toujours couverte de plus de bleus et d’ecchymoses, car le Lieutenant Saulnier semblait prendre un plaisir presque sadique à la faire tomber, basculer, chuter, de toutes les manières possibles et imaginables mais surtout les plus douloureuses !

 Cependant, la lassitude physique qu’elle éprouvait après ces entraînements était une fatigue saine, qui l’empêchait de réfléchir, au contraire de l’épuisement mental qui suivait toujours les séances dans le Grand Bureau.

 Elle se mit à appréhender la nuit. Ses rêves étaient bien souvent entrecoupés de cauchemars, où elle errait sans fin dans le labyrinthe de la forteresse, poursuivie par une créature sans visage, mais dont la stature ressemblait fort à celle de son redoutable employeur ! Elle savait que, si elle arrivait à trouver la sortie, elle rejoindrait ses parents, comme si tout cela n’avait jamais existé. Mais au matin, elle se réveillait épuisée, et parfois en larmes, aussitôt confrontée à la dure réalité. Elle était échouée ici, et rien ni personne n’y pourrait rien changer.

 Alors elle serrait les dents et rejetait son chagrin, jusqu’à ce que la prochaine nuit ne la prenne de nouveau en traître. Pendant la journée, elle s’interdisait de penser à sa vie d’avant, et travaillait d’arrache-pied, autant pour donner satisfaction au Seigé que pour ne pas se laisser l’occasion de pleurer sur tout ce qu’elle avait perdu.

 Lorsqu’elle se jetait sur son lit le soir, ivre de fatigue, elle ne souhaitait qu’une chose : ne plus avoir la force de penser à quoi que ce soit.

 Parfois, cela fonctionnait. Parfois, non.

 Lorsqu’elle avait vraiment trop de vague-à-l’âme, elle descendait au Hangar Dix-Sept, espérant que l’équipe de Pieric serait de quart. Pieric, et Roman le petit Yllus, avaient toujours un mot gentil pour elle. Lorsqu’elle s’attardait pour le repas, elle écoutait de toutes ses oreilles leurs discussions sur le dernier holovid à la mode ou le dernier match de ballgrav – l’équivalent du football en apesanteur – ce qui l’aidait à se changer les idées.

 Malheureusement, ces moments étaient rares, car l’équipe du Hangar Dix-Sept était extrêmement occupée, et enchaînait parfois les quarts sans période de repos intermédiaire. Claire remontait alors retrouver la solitude de sa chambre, et il n’était alors pas rare qu’elle préférât retourner faire un tour de course sur le Chemin de Ronde plutôt que se tourner dans son lit pendant des heures !

 Si encore le Seigé avait fait preuve d’un peu de compréhension, de douceur, peut-être que sa nouvelle vie eût été plus facile à supporter, et que la blessure à vif de son déracinement aurait été moins douloureuse. Mais, comme elle l’avait compris dès les premiers jours, l’impassible maître de Bhénak n’avait que faire de ses états d’âme.

 Pourtant, parfois, et de plus en plus, au fur et à mesure qu’elle affinait ses capacités d’observation à la suite des entraînements auxquels il la soumettait, elle surprenait certains regards attentifs, qu’elle ne savait trop interpréter.

 Il semblait attendre. Mais quoi ?

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