Chapitre 24 – Le Centre (1/2)
Ce soir-là, Claire se rendit sur le Chemin de Ronde, ou les Remparts, comme beaucoup disaient ici. Il s’agissait de l’une des particularités bien connues du lieu, reliquat de l’antique capitale qui s’était élevée là, des millénaires auparavant, à l’époque où elle dominait toute cette partie du Continent Oriental.
Il n’en restait rien, bien sûr, à part les Remparts, et les niveaux inférieurs de Bhénak, dont la somptueuse Salle d’Apparat, qu’elle avait traversé ce tout premier jour en compagnie du Seigé.
Elle qui avait tant aimé les vieilles pierres dans son ancienne vie ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller devant ces vestiges ancestraux. Dans cet environnement à la technologie si avancée, elle se retrouvait pourtant avec des constructions beaucoup plus anciennes que tout ce qu’elle n’aurait jamais pu voir sur Terre. C’était à la fois perturbant et enthousiasmant : si les images des premiers temps de l’Essor Spatial s’étaient perdues depuis longtemps, un grand nombre d’archives audio, vidéo et holo remontant à plusieurs millénaires étaient encore disponibles sur l’HoloRéseau. C’était comme se retrouver avec des images et des sons de l’Ancienne Egypte ou de la Rome Antique, mais avec des différences de coutumes, de langues et d’habillement bien moindres. Certains bâtiments, toujours utilisés, soigneusement entretenus, dataient de dizaines de siècles. Bhénak ne faisait pas exception à la règle, même si le Seigé l’avait considérablement fait agrandir.
Bhénak. Forteresse de pierre brune se dressant à l’assaut du ciel, surplombant toute la région depuis sa colline solitaire, au centre d’une Prairie immense sur laquelle l’herbe ondulant sans fin sous le vent faisait naître des motifs hypnotiques et toujours changeants.
Bhénak, lieu de travail et de résidence de milliers de personnes, Humaines ou non. Vaste fourmilière bruissante d’agitation, creusée de galeries, de hangars, de dortoirs, de bureaux, possédant son hôpital, ses espaces de détente, sa prison, et même sa propre centrale de production d’énergie !
Bhénak, emblème de la toute-puissance d’un homme, Seigé Leftarm, dont le seul nom faisait s’incliner les plus grands. Un homme qui ne répondait de ses actes que devant le Président de la République de Kivilis, et devant nul autre, dans tout le Quadrant Galactique.
Bhénak. Son foyer, désormais.
Perdue dans ses pensées, elle parcourait les longs couloirs qui lui étaient devenus familiers, sans les voir vraiment. Depuis combien de temps était-elle ici ? Quatre, cinq mois ? Peut-être un peu plus ? Pourtant elle n’arrivait toujours pas à se sentir chez elle dans ce dédale de pierre et de métal, fourmillant de monde. Il y avait toujours quelqu’un pour contrôler son identité, et malgré tous ses efforts, il lui arrivait encore de se perdre.
Plus difficile encore : malgré les milliers de personnes qui vivaient et travaillaient ici, elle se sentait seule comme jamais.
Un mois plus tôt, ceux dont elle était la plus proche ici – même si c’était un bien grand mot - toute l’équipe de Pieric, donc, avait été assignée à un nouveau poste, sur l’Inexorable, le plus grand des vaisseaux-amiraux de la Flotte. C’était, de toute évidence, une promotion, mais la rapidité de celle-ci n’avait eu de cesse de la faire s’interroger. Elle n’avait même pas eu le temps de revoir le grand technicien – il lui avait juste annoncé la nouvelle par holomess, l’air ravi – et elle se demandait s’il ne fallait pas y voir la main du Seigé. Ce dernier trouvait-il qu’elle passait trop de temps au Hangar Dix-Sept ? Qu’elle ne maintenait pas assez ses distances ? Mais elle n’avait pas osé poser la question à son employeur, et Pieric, Roman et les autres avaient ainsi brutalement disparu de sa vie, la laissant avec un grand sentiment de vide, un vide encore plus grand que celui qui l’habitait déjà.
Un vide que ses nombreux cauchemars ne comblaient pas, bien au contraire.
Le coup de grâce était arrivé trois décades plus tôt, lorsque le Seigé avait soudainement décrété qu’elle connaissait désormais assez son nouvel univers pour pouvoir rejoindre le Centre de Formation, dans les niveaux inférieurs de Bhénak.
Le but, lui avait-il expliqué, était de lui fournir une instruction beaucoup plus poussée que ce que pouvait lui inculquer Inause dans certains domaines techniques, stratégiques et militaires, avec de vrais professeurs, des mises en situation réelle, et des entraînements en commun avec d’autres recrues, destinées elles aussi à servir Kivilis, la plupart en tant qu’agents de renseignement.
En apprenant la nouvelle, elle s’était tout d’abord réjouie. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’attrait de la nouveauté s’était émoussé au fil des jours, au fur et à mesure qu’elle prenait ses marques. On s’habitue à tout, même à l’incroyable, et elle commençait déjà à tomber dans la routine. Études solitaires et entraînement physique, tous les jours, de manière immuable, routine seulement rompue par les convocations aléatoires dans le Grand Bureau. Et ce, d’autant plus depuis que l’équipe du Hangar Dix-Sept avait disparu, lui ôtant ainsi les seuls instants où elle pouvait se changer les idées.
C’est pourquoi l’annonce du Seigé l’avait tout d’abord emplie d’excitation. Cela ne voulait-il pas dire que, d’une certaine façon, il reconnaissait ses progrès, puisqu’il la jugeait digne de rejoindre une « vraie » école de ce monde, avec des élèves normaux ?
Deuxième avantage, et non des moindres, cela allait probablement lui permettre d’échapper aux séances d’observation et d’analyse dans le Grand Bureau, toujours aussi perturbantes, et source de bien des nuits difficiles.
Et enfin, cela allait lui donner l’occasion de se retrouver avec des personnes de son âge, avec qui elle allait pouvoir nouer à nouveau de vrais contacts, même si les restrictions du Seigé s’appliqueraient probablement tout autant là qu’avec l’équipe du Hangar Dix-Sept. Les relations distantes et compassées qu’elle entretenait avec la sévère Elanore Matoovhu ne pouvaient être considérés comme de vrais échanges, non plus que les instructions bourrues que lui aboyait le Lieutenant Saulnier, et depuis le départ de Pieric, elle aspirait désespérément à un peu plus de chaleur humaine. Mais dans l’immense Bhénak, elle avait vite compris qu’on ne se mélangeait pas, et surtout dans le Secteur B.
Et c’est ainsi que quelques jours plus tard, elle était devenue la Cadette Monestier, du Centre de Formation… et qu’elle avait rapidement déchanté, car sa vie était devenue encore moins supportable.
Premièrement, elle aurait dû se rappeler qu’elle n’avait jamais aimé la vie en collectivité : même les soirées pyjama, ce n’était pas son truc, sur Terre ! Le Seigé avait en effet exigé qu’elle soit logée dans les casernements, comme les autres Cadets du Centre. À douze par chambrée, l'intimité était impossible, et elle avait immédiatement regretté sa petite chambre tranquille du Secteur B. Outre la promiscuité, là-bas, dans les profondeurs de Bhénak, il n’y avait pas la moindre fenêtre, juste, parfois, quelques holoécrans dans les bureaux des officiers…
Ensuite, elle avait cruellement ressenti sa différence. Tous les autres élèves, même venus de planètes "provinciales", possédaient un incommensurable avantage sur elle : ils étaient d’ici, de façon viscérale. Malgré les heures passées sur l’HoloRéseau, malgré ses innombrables leçons avec Inause, malgré les intermèdes avec l’équipe du Hangar Dix-Sept, elle était encore loin d’être à la hauteur. Elle manquait la plupart des références dans les discussions, et se sentait souvent complètement perdue.
Enfin, tous étaient plus âgés qu’elle et, visiblement, bien plus doués. Arrivés à Bhénak à l’issue d’un long processus de sélection dans les centres de recrutement des principales planètes de Kivilis, ils avaient l’équivalent d’une vingtaine d’années terrestres, voire plus – du moins, pour les Cadets de race Humaine. Ambitieux et avides de faire leurs preuves, ils avaient pleinement choisi cette carrière, en toute connaissance de cause, avec pour but manifeste de s’élever le plus haut possible dans la hiérarchie des Services de Renseignement de la République de Kivilis. Alors qu’elle, elle s’était retrouvée dans cette aventure contrainte et forcée !
Elle comprit vite que l’ambiance n’aurait rien à voir avec le lycée. Comme elle s’y attendait, le Seigé lui avait rappelé de rester discrète et d’éviter toute camaraderie excessive, mais ces recommandations se révélèrent inutiles : ses nouveaux condisciples demeuraient sur la réserve et observaient tout le monde avec méfiance. Pas de joyeuses conversations au mess, pas de chahuts dans le dortoir : la plupart restaient dans leur coin, sans se mêler les uns aux autres.
Plusieurs non-hums faisaient partie de cette promotion. Un Yllus revêche, bien loin de Roman, le second de Pieric, qui avait toujours été bienveillant avec Claire, et deux sœurs Draaf, qui ne conversaient qu’entre elles, et uniquement par borborygmes. Leur crête osseuse proéminente et leur large bouche édentée leur donnait une allure peu rassurante, surtout dans la pénombre du dortoir. Il y avait également un Sullite, deux Treuzes, et, plus bizarre encore, un Sementer : une créature plus proche de la pieuvre que d’un être humain, munie de six membres gluants sous une tête allongée garnie de six yeux globuleux et d’une bouche emplie d’écailles, et qui, si elle pouvait vivre à l’air libre en leur compagnie, dormait cependant toutes les nuits dans un bac d’eau spécialement aménagé dans le dortoir.
Tout ce petit monde ne se mêlait guère, même si les Humains avaient rapidement formé un groupe à part. Impressionnée par les non-hums – c’était une chose d’en croiser dans les couloirs, c’en était une autre que de dormir dans la même pièce ! – Claire s’était timidement rapprochée des autres membres de sa race, le premier jour. Pas assez vite, cependant, pour éviter le lit à la périphérie du groupe, à proximité immédiate des Draafs, qui s’avérèrent des compagnes de chambre assez peu agréables : pas vraiment bruyantes, mêmes si les petits cliquetis qu’elles faisaient en dormant étaient assez perturbants, pas vraiment hostiles – elles se contentaient d’ignorer totalement leur jeune voisine – mais surtout, terriblement odorantes. Claire mit des jours à s’habituer à leur senteur musquée, traversée d’odeur de vase, voire d'effluves encore moins ragoûtantes, et elle commença à appréhender la nuit encore davantage qu’elle ne l’avait fait jusque-là.
La journée, les espèces ne se mélangeait pas non plus. Claire fut certes accueillie au sein du groupe d’Humains, mais davantage par solidarité raciale qu’autre chose. Au début, on la regarda avec curiosité, en raison de sa jeunesse. Mais quand il devint évident qu’elle n’était ni spécialement douée, ni spécialement favorisée par les professeurs, le reste du groupe se désintéressa d’elle, se contentant de lui laisser une place à sa table mais sans l’inclure vraiment dans les discussions : elle était la jayn du groupe, et donc, une quantité négligeable.
Ce qui lui allait finalement très bien, étant donné qu’elle n’avait rien à raconter. Elle écoutait de toutes ses oreilles, essayant d’en apprendre autant qu’elle le pouvait, mais se gardait bien de participer, de peur de faire une bourde. Les conversations tournaient essentiellement autour des cours et, un peu, autour de la situation politique des diverses planètes, mais de façon toujours très retenue. Habituée aux débats souvent très vifs sur ce genre de sujet chez elle, surtout en famille au moment du repas dominical, Claire était assez surprise du consensus qui semblait régner ici.
D’autant plus que, du fait de ses fameuses séances d’observation, elle avait cru comprendre que la vie politique ici n’était pas aussi simple et monolithique que ne le sous-entendaient les conversations soigneusement neutres de ses nouveaux camarades.
Peut-être n’osent-ils tout simplement pas donner leur vrai avis ? Mais pourquoi ?
Les cours, quant à eux, se révélèrent intéressants mais extrêmement difficiles, d’autant plus qu’il y avait peu d’entraide entre les élèves. Chacun travaillait dans son coin et ne tenait surtout pas à en faire profiter les autres. Aucun chahut ni bavardage, juste une stricte attention, et elle se retrouva bientôt à regretter amèrement les leçons d’Inause, qu’au moins, elle ne craignait pas d’interrompre quand elle ne comprenait pas quelque chose.
Lorsque les premières notes arrivèrent, il devint évident qu’elle se trouvait en queue de classe, même derrière les Draafs, qui avaient parfois du mal à comprendre le Standard. Une grande et jolie blonde, athlétique et caustique, prénommée Rika, qui était rapidement devenue l’une des meneuses officieuses du groupe, ne se priva pas de remarques dédaigneuses, qui firent ricaner le reste des Cadets Humains. Claire serra les dents, se contentant de hausser les épaules sans répondre. À sa décharge, Inause n’avait jamais utilisé le système d’évaluation devant lequel elle s’était retrouvée, et elle avait perdu pas mal de temps. D’autant plus qu’elle avait encore du mal avec certaines notations peu courantes de l’alphabet Standard, et confondait encore certains symboles, qui ressemblaient pour certains à ceux qu’elle connaissait sur Terre, sans avoir du tout le même sens.
Ces premières notes, et les moqueries associées, affectèrent durablement son moral, mais elle se promit de travailler d’arrache-pied pour rattraper son retard.
Ce genre d’erreur me fait vraiment passer pour une débile… Si seulement aucun symbole ne ressemblait à ce que je connais ! Ce serait plus facile !
Mais les faux-amis étaient nombreux, et toujours là où elle ne les attendait pas. Malgré toute l’attention qu’elle leur portait, ils survenaient encore régulièrement.
Malgré cela, aussi souvent que son emploi du temps le lui permettait, Claire s’enfuyait vers les Remparts. C’était le seul endroit où elle avait l’impression de pouvoir respirer. Là, et là seulement, elle trouvait un peu de répit, sans nouvelles notions à comprendre, sans cet alphabet bizarre à utiliser, et surtout sans avoir le sentiment que, de nouveau, elle avait laissé échapper quelque chose...
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