Chapitre 26 - Désespoir
Quand Claire redescendit finalement au Centre, bien après que la nuit fut tombée, elle croisa un officier à l’air hautain. Elle l’avait déjà aperçu, de loin, mais elle ignorait son nom, et il ne lui avait jamais adressé la parole. Aussi fut-elle extrêmement surprise lorsqu’il l’aborda.
— Où étiez-vous ? J’allais vous faire chercher !
— Eh bien… balbutia-t-elle, dehors, sur les Remparts…
Il la fixa avec suspicion, et, sachant qu’elle avait encore probablement les yeux rouges, elle s’empourpra.
— Et qu’alliez-vous donc faire là-bas ?
— …regarder le paysage… répondit-elle d’une petite voix, déconcertée par son agressivité.
Elle s’était attardée plus que d’habitude pour tenter de surmonter son brusque vague à l’âme. Elle savait bien que les caméras du Seigé ne perdaient pas une miette de ses larmes, qu’elle soit sur les Remparts ou ailleurs, mais au moins, à cette heure et à cet endroit-là, elle avait pu profiter d’un semblant de solitude, chose qui n’aurait pas été possible dans sa chambrée surpeuplée, avec Rika qui n’attendait certainement que ce moment pour se venger.
Elle devait bien se l’avouer, elle n’était pas pressée d’y retourner. Mais quoi qu’il en soit, elle était encore parfaitement dans les temps pour l’extinction des feux du Centre. Que lui voulait donc cet homme ? D’après les triangles qui décoraient son col, c’était un haut-gradé, capitaine ou colonel - elle n’arrivait pas encore à faire la distinction entre les deux. Était-il là en raison de l’altercation du matin ?
L’officier haussa un sourcil, puis soupira en levant les yeux au ciel.
— Bon, suivez-moi. Nous avons à parler !
— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle enfin.
— Je suis le Capitaine Narvey, déclara-t-il alors d’un ton sec. C’est à moi que Seigé Leftarm a confié la supervision de vos progrès, ici au Centre. Et ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’est pas du tout satisfait de vos résultats.
Elle sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle se doutait bien que le Seigé surveillait de près ses études, même si elle ne l’avait plus vu depuis son intégration parmi les Cadets, mais elle n’aurait pas pensé qu’il irait jusqu’à détacher spécialement quelqu’un pour vérifier son travail.
Eh bien, il n’a pas dû être déçu !
Le Capitaine la conduisit dans une salle de conférence déserte et s’approcha d’une console. Il pianota dessus quelques instants, examina les résultats, puis fronça les sourcils.
— Pour le dire crûment, vous êtes extrêmement décevante, commenta-t-il alors que plusieurs rapports s’affichaient. Vous avez eu des résultats très moyens aux tests dans la plupart des matières.
— Mais c’était la première fois que je…
— Taisez-vous ! aboya-t-il. Seigé Leftarm vous porte de l'intérêt, alors essayez d’en être digne, au moins ! Ne vous cherchez pas d’excuses !
Il la regardait d’une façon qui montrait qu’il ne comprenait pas pourquoi un homme comme le Seigé perdait son temps avec une ridicule jayn comme elle.
— J’ai ici plusieurs rapports de vos différents instructeurs, poursuivit-il. Tous s’accordent à dire que vous avez un niveau passable. Passable ! Ce n’est pas suffisant ! Sachez que le Seigé ne s’accommode pas de la médiocrité, ou même de résultats "plutôt satisfaisants" ! Il lui faut de l’excellence ! Seuls les meilleurs sont appelés à son service !
Il tapota quelques instants sur la console, puis rajouta, d’un air dégouté :
— Et quand je pense à ce lamentable épisode, ce matin, au réfectoire…
— Mais c’est elle qui… commença-t-elle, atterrée.
— Taisez-vous ! cingla-t-il de nouveau. Un tel comportement n’est pas admissible parmi les Cadets de Bhénak ! Vous vous croyez où ? Dans une taverne du District des Plaisirs ?
Pieric et ses amis avaient souvent évoqué ce District, une région de Kivilis qui, comme son nom l’indiquait, concentrait un grand nombre des lieux festifs de la planète-capitale.
— Vous…vous voulez dire qu’on va me renvoyer ? balbutia-t-elle.
Que deviendrait-elle, si elle était renvoyée du Centre de Formation ? Le Seigé voudrait-il encore d’elle ?
Et comment pourrait-elle supporter cette honte ?
— Ce n’est pas à moi de prendre cette décision, glissa le Capitaine, (d’un ton indiquant que, si ça avait été lui...) Mais le Seigé semble très déçu.
— Vous lui avez parlé ? blêmit-elle.
— Il n’ignore rien de ce qui se passe à Bhénak, vous devriez le savoir… insinua-t-il alors. Rien ! Ni les réussites, ni les défaillances ! Et encore moins les pleurs, ajouta-t-il après coup d’un air écœuré.
Elle essaya de rester impassible, mais la tentative fut peu réussie. Le sourire de l’officier s’élargit.
— Voyez-vous, être appelé au service de Seigé Leftarm requiert une grande force. Physique et mentale. Peu de gens sont capables d’arriver au niveau qu’il exige. Beaucoup d’appelés…mais peu d’élus. Très peu d’élus.
Devant son mépris, Claire cilla. Elle ignorait ce que cet homme savait d’elle, mais ses paroles la blessèrent plus profondément que ne l’avaient jamais fait les remarques du Seigé, ou, plus récemment, les mesquineries de Rika.
Quand l’austère Maître de Bhénak avait chargé ce cerbère de la surveiller, lui avait-il tout dit ? Savait-il que si elle échouait, elle n’avait nulle part où aller ? Ou pensait-il qu’elle n’était qu’une recrue comme les autres, mis à part cet étonnant intérêt que semblait lui porter le Seigé ?
Comme elle ne relevait pas, l’officier fit disparaître les rapports de l’holoprojecteur.
— Sur ce, vous pouvez rejoindre vos quartiers. J’espère avoir été suffisamment clair. Ah, au fait, ajouta-t-il nonchalamment alors qu’elle avait atteint la porte. Il n’y aura plus de petites promenades nocturnes sur les Remparts. Vous possédiez peut-être un Code Rouge qui vous permettait jusque-là de passer la plupart des barrages de sécurité, mais il est anormal que vous disposiez de droits que n’ont pas vos camarades. Manifestement, cela vous empêche d’avoir l’esprit totalement à vos études. Dorénavant, vous resterez au Centre, sauf autorisation spéciale. Demain, on vous programmera un Code Bleu.
— Mais Seigé Leftarm…commença-t-elle, consternée.
— …est de mon avis, la coupa-t-il d’un ton sec. Plus d’avantages. Plus de traitements de faveur. Maintenant, rompez !
Très raide, elle salua et sortit. Alors qu’elle se dirigeait vers sa chambrée, elle sentit la colère l’envahir. Le premier choc était passé, et l’abattement avait fait place à l’indignation.
Des traitements de faveur !?! Non mais, je rêve !
Depuis qu’elle était ici, on l’avait malmenée de toutes les manières possibles. Sa vie était complètement régentée, contrôlée, planifiée. Jamais une explication, jamais un encouragement, jamais même un jour de repos ! Jamais on ne lui demandait son avis !
D’accord, on l’avait recueillie, alors qu’elle n’avait nulle part où aller. Elle, une petite jayn issue d’une planète arriérée, sans aucun talent : oui, elle en était reconnaissante !
Mais elle n’était pas si naïve que ça. Son bienfaiteur avait un but derrière la tête, pour faire tout cela !
Mais alors, qu’il s’explique ! Je suis peut-être une jayn, une gamine, mais je suis assez grande pour comprendre, mince, à la fin !
Elle fulminait encore quand elle arriva dans le dortoir, qui était désert. Même l’aquarium de Driiiss, d’ordinaire le premier couché, était vide. Elle se rappela alors qu’il y avait ce jour-là une soirée d’orientation organisée dans l’amphithéâtre principal : d’anciens Cadets venaient parler de leur métier et présenter leur cursus, parler des planètes sur lesquelles ils avaient servi et des situations auxquelles ils avaient été confrontés.
Eh bien, elle l’avait ratée. Et tant pis ! Elle les vouait tous au diable ! Tous ! Le Seigé, les Cadets, Rika, et surtout ce Narvey ! Pour qui se prenait-il, celui-là ?!
Elle se jeta sur son lit... puis se releva aussitôt. Tout était trempé. À l’odeur, l’eau provenait du bac de Driiiss. C’était moins terrible que les relents des Draafs, mais tout juste.
Rika !
La Cadette n’avait pas attendu avant de lui rendre la monnaie de sa pièce. Elle n’avait pas ménagé ses efforts. Le matelas, la couverture, l’oreiller : rien ne lui avait échappé !
Claire sentit ses lèvres trembler. Cet ultime affront, c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Sa colère douchée par la malveillance gratuite de sa « camarade », elle éclata en sanglots.
Là, vraiment, je n’en peux plus… !
Au bout d’un moment, ses pleurs se tarirent, alors qu’elle réalisait une chose toute simple : Rika avait raison… ce Narvey avait raison... Elle n’était pas digne de figurer à Bhénak. Elle n’y avait aucun droit.
J’ai atterri là par hasard, mais il faut être réaliste : je n’en aurai jamais les capacités… ! Pourquoi continuer à prétendre le contraire ?
Et sa vie allait devenir encore plus difficilement supportable dès le lendemain, sans Code Rouge, lorsqu’elle ne pourrait plus aller et venir comme elle le souhaitait. Rika n’allait probablement pas en rester là. Et comme elle ne pourrait sans doute pas se retenir de lui envoyer son poing dans la figure, étant donné son état d’énervement, elle se ferait renvoyer.
Même si ce n’était pas le cas, elle allait devoir rester enfermée dans le Centre de Formation jusqu’à la fin de sa période d’entraînement, quatre mois plus tard.
Et tout ça pour quoi ? Pour que finalement le Seigé me dise « À la réflexion, vous prendre à mon service était une erreur. Alors restons-en là, et bon vent ! » ?
Alors Claire réalisa, le cœur soudain lourd, qu’il était temps de prendre une décision. Si elle voulait partir, c’était cette nuit, ou jamais : le lendemain, elle n’aurait plus son Code Rouge. Elle ne pourrait plus s’échapper. Elle n’aurait plus qu’à attendre le moment où le Seigé, c’était certain, la renverrait.
Et ça, je ne pourrai pas le supporter !
Elle se changea rapidement, délaissant son uniforme vert et gris pour la tenue qu’elle portait à la Résidence avant que sa formation au Centre ne débute : la tunique et la combinaison, bien qu’également aux couleurs de Bhénak, étaient davantage passe-partout que l’uniforme ajusté et très reconnaissable des Cadets.
Sans un regard en arrière, elle sortit de la chambrée. Elle entendait, à l’autre bout du couloir, des rires qui provenaient du mess des officiers. En cette veille de fin de décade, certains semblaient prendre du bon temps.
Je dois me tirer d’ici. Vite !
Si elle avait été dans son état normal, jamais elle n’aurait tenté l’aventure. Le peu d’argent qu’elle possédait, entre les versements initiaux de la Coordinatrice et sa solde de Cadet, était sur le compte lié à sa puce d’identité. Il ne devait donc pas être difficile de lui bloquer l’accès, coupant ainsi tous ses moyens de subsistance. De plus, Bhénak était surveillé. Et où irait-elle ?
Mais elle n’était pas dans son état normal. Quelque chose venait d’exploser dans sa poitrine, la somme de toutes ces émotions si soigneusement refoulées depuis son arrivée ici, dans son envie de bien faire, de faire ses preuves. Tristesse, peur, doutes, colère… Quelque chose s’était cassé en elle. La boule dans son ventre était trop forte, le désarroi trop grand. Quelque chose d’inconnu bousculait la raison et la prudence de la jeune fille ordinairement si sage : peu importaient les conséquences, elle n’en avait plus rien à faire !
Une chose est sûre, je dois partir d’ici ! Je me suis illusionnée trop longtemps, mais la vérité, c’est que je n’ai absolument rien à faire là ! Autant partir avant que tous ne s’en rendent compte !
Pour une fois, elle ne voulait ni s’arrêter, ni réfléchir. Elle ne voulait pas se laisser le risque d’avoir à admettre qu’elle commettait une erreur, elle craignait beaucoup plus la peur, qui risquait de la submerger si elle s’immobilisait.
C’est dans un état second qu’elle franchit les limites du Centre. À chaque barrage de sécurité, elle présentait son poignet, et on la laissait passer. C’était facile. Trop facile, peut-être, mais elle ne s’en inquiéta pas plus que cela.
Si ça se trouve, ils sont juste bien contents de me voir enfin les talons !
Elle n’était encore jamais sortie de Bhénak, et découvrit que ce n’était pas aussi simple que cela en avait l’air. La Résidence était tellement grande qu’elle dut s’arrêter plusieurs fois pour consulter son chemin sur son bayni, et à chaque halte, sa détermination faiblissait.
Pourtant, après toute une série de rampes, elle déboucha enfin dans un vaste hall, qui s’ouvrait tout en bas, au pied de la colline sur laquelle était bâtie la forteresse.
Dans un coin de l’immense entrée, des escalators descendaient au niveau du Transport Urbain à Vitesse Elevée, le TUVE. Il s’agissait du métro planétaire, un réseau tentaculaire qui permettait de rejoindre n’importe quel point de la planète. Moins rapide que les transports aériens, c’était également un moyen de déplacement beaucoup moins coûteux, utilisé quotidiennement par les dizaines de milliard d’habitants de la planète-capitale. Seuls les plus riches utilisaient les transports de surface, et malgré cela, l’espace aérien était régulièrement encombré.
En arrivant dans le hall, Claire réalisa qu’elle n’avait aucune envie de descendre dans les souterrains du TUVE. Elle n’en avait vu que des images sur l’HoloRéseau et, même si le réseau paraissait sûr, sécurisé et bien entretenu, elle avait peur de s’y perdre. Non, ce qui attirait inexorablement son regard, c’était l’interminable Prairie, là-bas, de l’autre côté de l’immense façade vitrée à l’extrémité du hall d’entrée. Une vaste esplanade de pierre noire, ceinturée d’un portique de colonnes majestueuses, séparait le pied de la colline de la zone herbeuse. Au-delà, trois larges avenues convergeaient en droite ligne depuis les zones urbanisées, à une bonne dizaine de kilomètres, sinon plus, de la colline de Bhénak.
La nuit était tombée, et les colonnes de l’esplanade, brillamment illuminées, se détachaient nettement sur le ciel nocturne. Derrière elles, soulignés de bandes lumineuses à même le sol, les contours des avenues se dessinaient jusque dans le lointain, en direction des immeubles qui scintillaient dans l’obscurité et qui, à cette distance, paraissaient minuscules.
Sur chaque avenue, des tapis roulants à haute vitesse permettaient de parcourir le trajet entre la ville et Bhénak. C’était le seul moyen de traverser la Prairie : aucun véhicule n’avait le droit d’approcher la colline, sauf ceux, accrédités, qui accédaient directement aux baies de la Résidence. L’Esplanade Supérieure, celle par laquelle elle était arrivée le premier jour, était, elle, uniquement réservée aux navettes officielles et à la navette personnelle du Seigé…
Malgré l’heure tardive, le hall était loin d’être désert. Bhénak ne dormait jamais, et quel que soit le moment de la journée, tous ses services fonctionnaient, même si la plupart des postes étaient allégés au plus profond de la nuit de Kivilis Oriental. Il y avait donc encore un nombre non négligeable d’employés présents, certains traversant les lieux d’un air affairé, arrivant ou sortant sur l’esplanade, d’autres s’engouffrant dans les souterrains du TUVE, et d’autres encore prenant une pause autour d’un distributeur en consultant leur bayni.
Personne ne faisait attention à elle.
Alors qu’elle s’approchait, grisée, du dernier portail de sécurité, à côté de l’une des portes vitrées, un homme surgit, nonchalamment, de derrière un pilier.
— Alors, Cadette Monestier, on s’offre une petite balade ?
Le Capitaine Narvey croisa les bras, le regard grave, puis hocha simplement la tête. Trois OLS entourèrent aussitôt la jeune fille, fusils pointés. Autour d’eux, les gens s’arrêtèrent, intrigués.
— Dois-je vous rappeler qu’il vous est interdit de sortir de Bhénak ? Vous ne l’auriez pas oublié, tout de même ?
Bien que le visage de l’officier n’en laissât rien paraître, le ton était clairement narquois. Claire sentit la colère lui revenir. Elle allait dire n’importe quoi, des choses sans doute irréparables, mais le Capitaine continua :
— Non, ne vous fatiguez pas à trouver une excuse. Gardez-la plutôt pour le Seigé. Il sera ravi de l’entendre, je pense… Allez, emmenez-la au Grand Bureau !
La colère de Claire tomba d’un coup, lui rendant tous ses esprits. La folie de son entreprise lui apparut subitement, consternante.
Bon sang, qu’est-ce qui m’a pris ?
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