Chapitre 27 - Cérémonie

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 Le chemin jusqu’au Grand Bureau, sous bonne garde, lui parut interminable et trop court à la fois. Son devoir accompli, le Capitaine Narvey avait disparu et, bien trop tôt à son goût, Claire se retrouva devant les portes du Seigé. Son escorte signala son arrivée à l’interphone, puis repartit aussitôt. Elle était seule, car à cette heure de la nuit, même la secrétaire aux yeux roses et à l’allure sévère était rentrée chez elle.

 Les portes s’ouvrirent à son approche, silencieuses. Elle pénétra dans la pièce plongée dans la pénombre, jambes tremblantes.

 Il était debout, face à la fenêtre, et il lui tournait le dos. La lumière était faible, et sa silhouette se détachait nettement sur la nuit orangée du ciel.

 Elle attendit, un long moment. L’avait-il entendue entrer ? Au moment où elle allait timidement signaler sa présence, il se retourna. Sans un mot, il la fixa. Sur son visage sévère était inscrite une telle désapprobation qu’elle se mit à trembler. Une part d’elle-même voulait lui jeter tous ses griefs au visage, et l’autre se traîner à ses pieds pour le supplier de lui pardonner. Les larmes vinrent, mais pour une fois, elle parvint à les retenir. Elle ne lui donnerait pas cette satisfaction !

 Il resta impassible un long moment. Et puis, soudain, il parla.

— Je vous donne une dernière chance.

 Elle hocha la tête. Comprenant qu’il n’ajouterait plus rien, elle salua. Alors qu’elle atteignait la porte, la voix froide s’éleva de nouveau.

— Dans une heure, vous serez dans le gymnase.

 N’osant se retourner, elle acquiesça de la tête. La porte s’ouvrit devant elle, et elle s’enfuit.

*

 À l’heure dite, l’estomac noué, elle se trouvait au sommet de l’escalier de la salle où elle s’entraînait avec le Lieutenant Saulnier. Elle avait largement eu le temps de réaliser l’aberration de son entreprise et, assise dans un coin de l’un des jardins intérieurs – elle n’avait pas osé retourner au Centre, et encore moins dans son ancienne chambre, au risque de croiser Elanore Matoovhu - elle avait tenté de se persuader que sa folie serait sans conséquences. Sans y parvenir tout à fait.

 Quant à mentir, essayer de nier qu’elle avait voulu s’enfuir, elle n’y songeait même pas. Enfin, pas sérieusement.

 La lumière était éteinte et, par les grandes baies vitrées, elle voyait la ville scintiller jusqu’à l’horizon, une vision qu’à l’ordinaire elle trouvait apaisante. Mais où était donc le Seigé ?

 Elle descendit lentement l’escalier. Pourquoi faisait-il si sombre ? Elle demanda de la lumière, plusieurs fois, mais le système ne répondit pas. C’était possible qu’il soit en panne, mais Claire en doutait. Probablement encore une manœuvre du Seigé. Son appréhension augmenta d’un cran.

 Elle ne savait pas très bien ce qu’elle faisait là, et ce qu’il voulait d’elle. Le milieu de la nuit était largement passé, mais elle ne sentait plus la fatigue. En fait, elle avait bien trop peur pour cela. Il lui avait fallu plus de courage qu’elle n’aurait jamais cru en avoir pour venir à la convocation. Ou était-ce de la lâcheté ? Elle avait les nerfs tellement tendus qu’elle sursautait dès qu’elle croyait entendre un bruit.

 Malgré cela, quand le coup vint, elle ne put l’éviter. Frappée par le rayon paralysant venu de nulle part, elle s’effondra.

Oh, non… ! Ça ne va pas recommencer !

 Le Seigé se détacha de l’ombre et abaissa son arme. Puis, sans un mot, il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras. Il la porta jusqu’à l’autre bout de la salle, et l’attacha solidement sur l’une des cibles d’entraînement, bras écartés, debout face à lui.

 Terrorisée, Claire aurait donné tout ce qu’elle avait pour pouvoir crier. Qu’est-ce qu’il voulait ? Que faisait-il ? Pourquoi ?!! Mais les effets du paralysant mettraient du temps à se dissiper, elle ne le savait que trop bien. Qu’avait-il derrière la tête ?

 Je suis désolée, je vous assure ! Je ne voulais pas… !

 Elle ignorait s’il l’entendait, et si c’était le cas, les traits fermés, il ne daignait pas lui répondre. Allait-il la punir pour sa tentative d’évasion ? Car peut-être était-ce comme cela qu’il considérait les choses : avait-on le droit de démissionner de son service ?

 Étant donné la personnalité de son employeur, elle en doutait fortement.

 Il aurait peut-être fallu y penser avant… Bon sang, qu’est-ce que j’ai fait ?!

 Le Seigé s’éloigna et revint avec un coffret, qu’il posa sur une table à quelques mètres d’elle. Il fit un geste de la main, et soudain quelques lampes s’allumèrent au-dessus d’eux, alors que le reste de la salle restait dans l’ombre. Il ouvrit la boîte. Soudain horrifiée, elle le vit tirer un long couteau de lancer de son étui.

 Vif comme l’éclair, il se retourna et lança son arme. Le couteau se ficha avec un bruit sonore dans une cible accrochée au mur, à une dizaine de mètres. Apparemment satisfait, il sortit du coffret un second couteau, et le pointa sur elle.

 À ce moment-là, la jeune fille sentit son cœur s’arrêter de battre. Elle comprit que son implacable employeur ne lui pardonnait pas sa défection, et que, ce soir-là, elle allait mourir. Elle était trop terrifiée, elle était trop hébétée, elle était trop stupéfaite pour se poser des questions sur cette mise en scène macabre, ou même éprouver de la colère. Alors Seigé Leftarm, le visage toujours impassible, ramena le bras en arrière. Puis, froidement, la regardant droit dans les yeux, il lança sa dague.

 Durant cette fraction de seconde, Claire toucha le fond. Et une fureur intense se déversa soudain dans ses veines, mêlée de peur et de reproche, faite de toutes ces choses qu’elle avait ressassées depuis son arrivée ici. Une boule se forma au niveau de son estomac, et, bien que ses muscles paralysés ne puissent lui répondre, elle se tendit de toute son âme, de tout son être, contre ce couteau qui fonçait sur elle…

NON !!!

 Instant d’éternité. Elle ferma les yeux et se crispa, face à sa mort imminente.

 Et soudain, elle rouvrit les yeux. Le poignard s’était figé en plein vol, à une dizaine de centimètres de sa tête. Incrédule, elle fixa l’arme. Alors, avec un bruit mat, la dague s’écrasa sur le sol.

 Combien de temps s’écoula alors… ? Ce furent les applaudissements du Seigé, lents, mesurés, comme ironiques, qui la firent revenir à la réalité.

— Eh bien, Cadette… Il vous en aura fallu, du temps. Je commençais à me dire que je m’étais trompé à votre sujet…

 C’est alors que les effets du paralysant s’estompèrent. Vaincue par la douleur et l’effroyable tension, elle s’évanouit.

*

 Lorsqu’elle reprit conscience, elle se trouvait dans le Grand Bureau, allongée sur l’un des divans de réception. Elle aurait pu croire que tout ceci n’avait été qu’un mauvais rêve, si elle n’avait pas senti les écorchures sur ses poignets, à l’endroit où le Seigé l’avait si rudement attachée, là-bas, dans le gymnase.

 Elle se redressa brusquement, étouffant un gémissement. Il était assis sur la banquette en face d’elle, de l’autre côté de la table, et consultait un rapport sur son bayni.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? bredouilla-t-elle, encore sous le choc.

— Vous avez utilisé votre poeïr pour vous défendre, répondit-il sans la regarder, fixant toujours sa tablette d’un air songeur.

— Mon… mon quoi ?

— Le poeïr, reprit-il en levant finalement les yeux. C’est un vieux mot margneralien qui signifie Pouvoir. La force mentale, le pouvoir psychique que vous portez en vous, et que vous avez, enfin, réveillé.

 Il fit un geste nonchalant en direction de la table basse, devant elle. Le poignard posé dessus s’éleva lentement et, sous ses yeux encore incrédules, se mit à tournoyer avant de se reposer.

— C’est impossible !

— Bien sûr que si, fit-il avec impatience. Et au fond de vous-même, vous le savez.

 Les yeux bleu glacier la transpercèrent.

— Vous n’êtes pas une imbécile, jayn Monestier. Vous vous êtes toujours doutée que ce n’était pas par simple bonté d’âme que je vous avais accueillie au sein de mon organisation, et vous aviez raison. J’ai tout de suite senti que vous faisiez partie de ceux qui possèdent le potentiel du poeïr. Ce qui est extrêmement rare.

— Mais je…

 Il haussa les sourcils, et elle se tut.

— Désormais, votre pouvoir est éveillé, poursuivit-il comme si de rien n’était. Vous apprendrez à vous en servir. Il a de multiples facettes, et un grand nombre d’utilités, comme vous vous en rendrez compte bientôt. Il décuplera vos facultés normales, et il vous en procurera également d’autres. Étant Wardom moi-même, je superviserai personnellement votre entraînement. Mais cela devra demeurer secret, ajouta-t-il gravement. Jamais vous n’en parlerez à quiconque, à aucun prix !

 Elle se recroquevilla sous son regard menaçant, et acquiesça de la tête.

— Cela faisait longtemps que je cherchais quelqu’un pour me seconder, dit-il encore. Vous seule semblez en avoir les capacités, apparemment. À condition, bien sûr, que vous preniez confiance en vous, et que vous arrêtiez de trembler en me voyant !

 Cela ne la rassura pas, bien au contraire.

— Si vous réfléchissez, vous comprendrez les raisons de ce qui s’est passé ces dernières semaines. Désormais, j’entends que vous ne faillissiez plus.

 Elle hocha la tête avec plus de vigueur, encore abasourdie. Il se leva, et elle l’imita aussitôt. Il se dirigea vers son bureau.

— Vous continuerez à suivre les enseignements du Centre de Formation, mais je vous réintègre dans vos quartiers. Vous aurez besoin d’intimité pour développer vos nouveaux talents. Votre séjour dans les casernements des Cadets est donc terminé. Je vais également vous fournir le code qui vous permettra d’obtenir toutes les informations disponibles sur le poeïr et les Wardoms.

 Elle s’inclina, l’esprit en proie à un véritable tumulte d’émotions.

— Merci, Seigé.

 Il lui tendit un cylindre de données, et elle le saisit avec avidité. Une foule d’interrogations se pressait en elle, tellement qu’elle n’aurait su par où commencer. Cette datatige saurait-elle étancher toutes ces questions qu’elle n’osait pas poser ?

 Elle salua et prenait la direction de la porte quand, soudain, elle se retourna.

— À ce propos…osa-t-elle malgré tout. Le Capitaine Narvey m’a dit que je ne disposerai désormais plus que d’un Code Bleu…

 Le Seigé haussa les sourcils et elle crut deviner un sourire sur ses lèvres étroites. Mais l’éclairage était trop succinct pour qu’elle fût sûre d’avoir bien vu.

— Le Capitaine Narvey, dites-vous… ? Je m’en occuperai. Mais vous garderez votre Code Rouge.

 Il détourna le regard vers la baie vitrée, lui signifiant ainsi son congé. Alors, serrant le cylindre de données sur son cœur, elle s’inclina une nouvelle fois et sortit, encore un peu étourdie, mais le sourire aux lèvres.

*

 Elle ne revit jamais le Capitaine Narvey au Centre, ni ailleurs à Bhénak, et elle pensa que son employeur avait été mécontent de la façon dont il s’était occupé d’elle.

 Ce ne fut que bien des années plus tard qu’elle comprit véritablement son rôle dans ce qui venait de se dérouler.

*

Encyclopaedia Galactica

Poeïr (n m sing) [poƐr], littéralement le "Pouvoir", parfois appelé « sixième sens » chez les peuples pré-tech. Faculté que possèdent certains individus à contrôler leur environnement et à ressentir les évènements (voir Wardom). Mis en évidence pour la première fois par G. Sacul lors de ses expériences sur les facultés extra-sensorielles en 3977 à l’Université d’Oowylloh (Kivilis), il faudra plusieurs dizaines d’années avant que ses travaux ne soient reconnus et bien plus encore avant qu’une autorité de régulation ne soit mise en place pour canaliser les sujets qui en disposent. Sacul prouva l’origine génétique du poeïr, transmis par un gène récessif relativement rare, présent chez les espèces de type C à H. Les travaux de Sacul furent complétés par L. Reklawyks, qui classa en quatre grands types les différentes aptitudes des sujets observés : télékinésie, télépathie, détection et prémonition (voir Tests Reklawyks). Toutes ces aptitudes se retrouvent à des degrés plus ou moins forts chez les individus concernés. Il est à noter que le poeïr reste souvent dormant chez le sujet, jusqu’à ce qu’une émotion forte dans les conditions adéquates ne le libère brusquement (voir Cérémonie de Révélation).

Wardom (n m ou f) [vardƆm], de l’ancien margneralien “Gardien”. 1. Confrérie créée en 4489 par M. Llimah afin de coordonner l’action des individus disposant du poeïr. Elle permit d’éduquer les personnes nées avec le don (voir Cérémonie de Révélation) et de gérer leurs talents au sein de la Del. La Confrérie disposait de sa propre autorité et était indépendante des institutions gouvernementales. Entre 5600 et 6900, elle compta une dizaine de milliers de membres (voir Âge d’Or). Elle ne cessa ensuite de décliner à la suite de nombreux scandales (voir Sorciers de Maison), pour finir par être officiellement dissoute en 7973. 2. Membre de la Confrérie Wardom. Par la suite, ce terme désigna simplement toute personne possédant le poeïr.

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