Chapitre 28 - Premiers pas

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 C’est ainsi que pour la deuxième fois en quelques mois, Claire bascula dans un nouvel univers.

 Plus encore que lorsqu’elle avait traversé le Vortex, la limite entre le possible et l’impossible recula, se fondant peu à peu dans un lointain indistinct. Après une première bascule, d’ordre technologique, c’était désormais un tout autre chemin, encore plus imprévu, qui s’ouvrait maintenant devant elle.

 Comme elle le découvrit dans les datatiges fournies par le Seigé, ce qu’il appelait « poeïr » n’avait rien de magique : c’était juste une capacité psy, connue et étudiée ici depuis des milliers d’années. Un talent particulier, extrêmement rare - d’autant plus que, sans l’entraînement approprié, il restait la plupart du temps dormant, totalement ignoré de ses détenteurs – et cependant incontestable.

 Pourtant, même après avoir constaté d’elle-même, lors de cette terrible soirée, que ces pouvoirs existaient, il lui fallut beaucoup de travail pour renouveler cet exploit, qu’elle avait réalisé sous pression et sans savoir le moins du monde ce qu’elle faisait. Au point qu’elle se demanda sérieusement, les premiers jours, si elle n’avait pas rêvé toute cette histoire.

 Seule dans sa chambre - comme lui avait promis le Seigé, elle avait réintégré sa petite pièce du Secteur B sitôt leur discussion terminée – elle tenta pendant des heures, cette première nuit, de manipuler par la pensée le bayni posé sur son bureau. Mais bien qu’elle se concentrât de toutes ses forces, le cylindre la nargua en refusant obstinément de bouger, ne serait-ce que d’un millimètre, et elle ne réussit qu’à se donner un sérieux mal de crâne.

 Le lendemain, après une très courte nuit, elle redescendit au Centre, juste à temps pour sa première session de cours. Pour la première fois depuis longtemps, elle ne s’était pas réveillée, ratant la séance de footing avec les autres Cadets, et il s’en fallut de peu pour qu’elle n’arrivât en retard également en cours : elle se glissa derrière Driiiss au dernier moment, juste avant que leur instructeur ne referme la porte.

 Elle s’installa à sa place, tentant de faire bonne figure devant les autres élèves. À en croire les regards en coin et les chuchotements qui bruissèrent soudainement avant que l’officier ne réclame le silence, son absence de la chambrée, puis lors de l’entraînement sur les Remparts, avait fait jaser. Ils avaient probablement supposé qu’elle avait abandonné ou, plus vraisemblablement encore, été renvoyée !

 Quant à Rika, elle la fixait en plissant les yeux. Sans doute se demandait-elle si son absence était liée à sa mauvaise blague… À moins qu’elle n’ait été dépitée de ne pas avoir assisté au moment où Claire avait découvert l’état de sa couchette ?

 La perplexité de ses camarades monta d’un cran en voyant que l’instructeur montait sur l’estrade et commençait son cours, sans lui faire la moindre remarque. Pourtant, son absence du Centre depuis la veille avait forcément été remarquée par l’encadrement.

 N’y tenant plus, Rika finit par lever la main.

— Sergent ?

— Oui, Cadette Dalmeda ?

— Je tiens à vous signaler que la Cadette Monestier n’était pas là cette nuit, ni à l’entraînement ce matin.

 L’officier plissa les yeux, regardant furtivement Claire, puis Rika, qui arborait un visage de vertueuse indignation.

— Quel est le rapport avec mon cours, Cadette ?

 La blonde cilla, puis rougit. Claire, qui regardait droit devant elle, n’eut pas à se forcer beaucoup pour rester impassible. Elle avait une migraine terrible – son mal de tête n’avait pas décru, malgré ses quelques heures de sommeil – mais ce qui la veille encore l’aurait atteint droit au ventre se contentait aujourd’hui à peine de l’effleurer.

 Elle n’avait qu’une hâte : retourner dans sa chambre, pour tenter de renouveler son exploit, et pour continuer à consulter les documents remis par le Seigé. Peut-être y trouverait-elle des indices sur la manière de s’y prendre pour arriver à reproduire ce qu’elle était sûre d’avoir vu – mais était-ce vraiment si sûr ?

 Alors, l’attitude mesquine de celle qui avait subitement, et de manière incompréhensible, décidé de lui chercher des histoires, lui passait désormais bien au-dessus de la tête.

— Aucun, maugréa la blonde, mais j’ai pensé…

— Eh bien, vous avez mal pensé, rétorqua l’officier. Il a été décidé que la Cadette Monestier bénéficierait désormais d’un régime d’externat, et c’est tout ce que vous avez besoin de savoir.

 Le murmure de la classe reprit, plus fort cette fois. Claire serra les lèvres, la tête haute. Elle ignorait si les externes étaient courants au Centre, mais l’officier évitait soigneusement de la regarder.

— Silence ! intima-t-il. Maintenant, revenons à notre leçon. Cadette Dalmeda, puisque vous avez tant envie de parler, expliquez-nous donc les trois phases d’une mission de surveillance…

 Alors que Rika s’exécutait, Claire sentit les regards peser sur elle. Sans doute croyaient-ils tous qu’elle était allée se plaindre à quelqu’un de haut placé à la suite de l’histoire de la veille…

 C’était si loin de la vérité, et pourtant si proche, d’une certaine façon, qu’elle avait presque envie d’en rire.

 Lorsque le repas de midi arriva, elle s’installa comme à son habitude seule à l’extrémité d’une table. Mais, contrairement à la veille, elle n’éprouva pas de pincement à l’estomac en voyant arriver la Cadette blonde, se contentant de l’ignorer totalement.

Quoi qu’elle puisse me faire, ça ne pourra pas être pire que ce que le Seigé m’a déjà fait, de toute façon !

 La jeune femme dût sentir son désintérêt – à moins que l’idée qu’elle n’ait des protecteurs haut placés ne la fasse hésiter à poursuivre sa petite guerre mesquine. Ou le fait que tout un groupe d’officiers ne soit assis à la table d’à côté. Quoiqu’il en soit, elle s’installa avec les autres Humains du groupe, à bonne distance, sans tenter quoi que ce soit. Les sœurs Draaf, placées au milieu, pépièrent entre elles, les regardant alternativement l’une et l’autre, mais Claire n’aurait su dire si elles se moquaient d’elle, des deux, ou si elles discutaient juste des cours.

 Elle se força à manger malgré la nausée. En plus de sa migraine, elle était percluse de courbatures, comme aux premiers temps de son entraînement avec le Lieutenant Saulnier. Ici, au Centre, les évènements de la veille paraissaient comme dans un rêve – ou un cauchemar.

 À peine le dernier cours terminé, elle se précipita dans ses quartiers. Comme promis par le Seigé, son Code Rouge n’avait pas été désactivé, et elle pouvait donc continuer à entrer et sortir du Centre sans avoir à se justifier. Avec une bonne heure devant elle avant sa séance quotidienne avec le Lieutenant, elle espérait que ce laps de temps lui permettrait de progresser.

 À son arrivée dans sa chambre, elle trouva un étrange appareil posé sur son bureau. Un mélange entre un bonnet de bain et un casque hérissé de pointes, souple mais parsemé de protubérances irrégulièrement réparties. Une note du Seigé l’accompagnait.

Ceci est un analyseur cérébral. Il vous permettra de visualiser vos tracés mentaux pour vous apprendre à vous concentrer correctement. Une fois que cette première étape sera acquise, je m’occuperai de vous apprendre le reste.

En aucun cas ces nouveaux cours ne vous dispensent de votre séance de course à pied du matin.

 Elle pinça les lèvres en reposant l’analyseur, mortifiée. Mais l’excitation restait trop forte pour qu’elle s’attarde longtemps sur la réprimande, et elle entreprit immédiatement de connecter son nouvel outil à son terminal. Elle s’installa confortablement sur son lit et, instantanément, lorsqu’elle se coiffa du casque, les ondes cérébrales – et d’autres qu’elle ne sut identifier au premier abord – s’affichèrent au-dessus de sa console. Un vaste fouillis de lignes qui oscillaient follement, comme douées d’une vie propre, et apparemment, absolument incontrôlables. En surimpression, un tracé vert sinuait lentement, paresseusement, et elle comprit que c’était sur ce dernier qu’elle devait se calquer.

 Mission impossible, à première vue. Quoi qu’elle essayât, rien ne semblait lui permettre d’approcher l'onde superbement indolente, que rien ne paraissait perturber. En revanche, lorsqu’elle se crispait et pensait à milles choses à la fois, elle voyait réellement ses propres tracés s’affoler. L’inverse devait donc être possible !

 Il lui fallut plusieurs soirs pour arriver à obtenir l’état d’esprit requis, à vider totalement sa conscience des pensées parasites, sans chercher à lutter. D’autant plus qu’elle devait jongler avec l’animosité de Rika et sa bande – cette dernière ne lui pardonnant pas de lui avoir échappé.

 Heureusement pour elle, ils semblaient hésiter sur la raison du traitement de faveur manifeste dont elle bénéficiait. Avait-elle une faiblesse, une tare, qu’il fallait leur cacher, ou bénéficiait-elle de protections haut-placées ? S’était-elle plainte en haut lieu de la mauvaise blague de la chambrée ? Le fait qu’aucune sanction n’ait été prise semblait également les perturber, et les premiers jours, ils se contentèrent de regards en coin, sans la confronter directement.

 Elle s’efforça de ne pas entendre les remarques, murmurées juste assez fort pour n’être entendues que d’elle et non des professeurs, mais malgré toutes ses bonnes résolutions, leur caractère malveillant la blessa profondément. S’accrochant au souvenir de la révélation du poeïr, et aux espoirs qu’il suscitait en elle, elle fit le dos rond, mais ces premières journées d’après s’avérèrent paradoxalement plus longues et difficiles à supporter que les décades précédentes.

 Les cours traînaient désespérément en longueur. Elle n’aspirait qu’au moment où elle quittait enfin le Centre pour remonter dans sa chambre. Les données des datatiges, bien que passionnantes, ne l’aidaient pas spécialement à progresser, mais elles lui prouvaient que le poeïr existait bien, et depuis très longtemps. Elle aurait voulu continuer ses nouveaux exercices toute la journée, mais impossible de distraire ne serait-ce que quelques minutes de ses cours pour essayer de se concentrer afin d’atteindre ce fameux « état d’esprit » sensé lui ouvrir la porte de ce nouvel univers, car ses instructeurs, encore plus qu’avant semblait-il, ne lui permettaient la moindre seconde d’inattention.

 Elle filait dès les cours terminés, ne prenant plus que ses repas de mi-journée au mess du Centre. Elle mangeait rapidement, seule, sur un coin de table, avant de filer reprendre ses études dans la salle de classe. Avec le temps qu’elle passait le soir sur ses nouveaux exercices, elle devait utiliser la moindre minute disponible pour tenter de finir ses devoirs dans les temps.

 Et comme Rika sait très bien que les salles de cours sont sous surveillance, elle ne risque pas de venir me chercher des histoires ici. Mais je suis sûre qu’elle attend la bonne occasion…

 Au moins, avec le Lieutenant Saulnier, rien n’avait changé. C’était même un soulagement que de le retrouver chaque soir et de subir ses remarques bougonnes – mais justifiées, et jamais malveillantes. Elle ressortait de ses entraînements toujours aussi exténuée, couverte de bleus, mais elle avait au moins le sentiment, avec lui, de progresser un peu.

 Ensuite, elle retournait dans sa chambre, et reprenait ses exercices. Depuis son lit elle fixait la niche holographique au-dessus du bureau jusqu’à en avoir les yeux rougis, le dos raidi, et des crampes dans la nuque et les épaules. Elle se mit à haïr ce fichu bonnet à pointes, et à douter de plus en plus.

 Et pourtant, soir après soir, lors de cette première décade, elle continua à essayer, obstinée… et soudain, enfin, un jour, les tracés mentaux se synchronisèrent pendant quelques brèves secondes.

 Au même moment, elle ressentit une curieuse impression, un peu comme si son esprit tout d’un coup se dilatait, pour englober une réalité beaucoup plus vaste.

 Elle ne put retenir un sursaut, et la courbe se déstabilisa aussitôt, mais cette porte entrouverte sur quelque chose lui donna des frissons, d’un genre qu’elle n’avait jamais expérimenté jusqu’ici. Galvanisée par cette sensation, elle trouva la motivation nécessaire pour recommencer. Encore et encore. Jusqu’à réussir de nouveau…

 Et le bayni bougea !

 Pas de beaucoup, certes. Un centimètre ou deux, pas davantage. N’en croyant pas ses yeux, elle perdit de nouveau sa concentration, et les ondes cérébrales s’agitèrent follement au-dessus de sa console. Mais elle reprit le contrôle – il lui semblait déjà que cela devenait plus facile – et poussa de nouveau.

 Le bayni fusa sur la console, percutant le mur derrière la niche holographique avec une telle force qu’elle crut qu’il s’était brisé. Inquiète, elle sauta de son lit pour vérifier les dégâts, et sentit alors ses jambes flancher sous son poids, comme privées de force.

 Surprise, elle se rattrapa de justesse au bureau. Elle se sentait, brusquement, aussi faible qu’à l’époque où elle sortait tout juste de son infection au Mazesley, lorsqu’elle arrivait à peine à faire quelques pas hors de son lit, là-bas, au Centre Médical.

 Heureusement, cette faiblesse inexplicable disparut rapidement, aussi soudainement qu’elle était arrivée. Elle récupéra alors le cylindre et l’examina, euphorique.

 Il n’avait subi aucun dommage. Elle le reposa avec soin sur la console, puis enleva le casque cérébral. Elle était à la fois épuisée, et surexcitée. Elle n’avait pas rêvé, c’était certain !

 Elle s’allongea un instant sur son lit, essayant de retrouver cet état d’esprit si particulier qu’elle n’avait fait qu’effleurer. Mais le sommeil la surprit alors, et elle s’endormit comme une masse.

 Le lendemain, lorsqu’elle revint du Centre, n’ayant qu’une hâte, réitérer son exploit, une convocation du Seigé l’attendait.

 Alors, les « vrais cours » commencèrent.

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