Chapitre 29 – Nouveau départ
Il lui fallut apprendre vite. Sans s’encombrer de félicitations pour la réussite de cette première étape, son nouveau professeur la mit immédiatement à contribution et lui enseigna tout d’abord ce qu’il appelait la télékinésie, à savoir la manipulation à distance des objets.
S’il commença par lui envoyer de petites balles souples et inoffensives – après le couteau de ce terrible soir, c’était un changement bienvenu -, il passa très vite à des objets plus dangereux, qui la contraignirent à des progrès rapides.
Soir après soir – sauf lorsque le Seigé partait hors planète, pour des déplacements dont il parlait rarement – elle vit ses facultés se développer, et l’impensable devenir réel, puis habituel. Après la télékinésie, elle passa à la détection, l’analyse de son environnement, ainsi qu’à la télépathie, la faculté de communiquer par la pensée avec le Seigé.
Et les mois passèrent. Non que le rythme des saisons ne soit sensible, sur cette planète à l’environnement soigneusement contrôlé, ou que les jours ne raccourcissent, car Bhénak était située près de l’équateur, mais jour après jour, décade après décade, en apprenant à maîtriser ses nouveaux pouvoirs, Claire changea. Bien que le Seigé le montrât rarement, elle savait qu’il était satisfait de ses progrès, et son approbation muette valait plus que tous les discours du monde.
Oubliés, les doutes, les incertitudes et les regrets ! Toute à l’étude du poeïr, de ces incroyables capacités qu’elle se découvrait peu à peu, la jeune fille ne voyait plus le temps passer.
Elle relégua au plus profond de son esprit son ancienne vie, la Terre, et tout le reste. Elle s’interdit soigneusement toute pensée parasite, et la coupure, bien que toujours sensible, cicatrisa peu à peu. Elle avait désormais un but qui emplissait toutes ses journées, et une bonne partie de ses nuits. À quoi servait-il de ressasser des choses qui, de toute façon, ne pouvaient plus être changées ?
Peu à peu, elle s’épanouit à la chaleur du poeïr, quittant progressivement l’adolescence. Était-elle heureuse ? Difficile à dire. Mais elle était occupée, intensément, avait cessé de se poser certaines questions, de regretter certaines choses, et un monde bien plus vaste que tout ce qu’elle n’aurait jamais pu imaginer s’ouvrait devant elle à chaque jour qui passait.
Le soir, elle était si fatiguée, mentalement et physiquement, qu’elle s’endormait avant que sa tête ait touché l’oreiller, et elle n’avait plus ni le temps ni l’envie de ressasser. Ses cauchemars aussi avaient disparu, comme brûlés par cette fantastique source d’énergie qu’elle découvrait en elle.
Mais maîtriser le poeïr était une entreprise ardue, à tout le moins, et si ses progrès étaient réels, ils n’en étaient pas moins difficilement acquis. D’autant plus que son nouveau professeur n’était pas du genre à accepter des excuses.
Elle avait pensé que le Lieutenant Saulnier était sévère et exigeant, elle avait cru que les Séances d’Observation, au Grand Bureau, étaient intenses, mais ça, c’était avant que le Seigé ne s’institue son instructeur dans les arts subtils du poeïr.
Les soirs où il était disponible pour ses leçons, une ou deux fois par décade, elle le retrouvait après sa journée d’étude, parfois dans le gymnase, après le départ du Lieutenant, ou le plus souvent, dans le Grand Bureau. Elle ressortait immanquablement de ces séances épuisée, émotionnellement vidée, mais également, exaltée. Car ses progrès étaient bien réels, et l’encourageaient à travailler encore plus dur les exercices qu’il lui donnait à faire entre deux cours.
Son nouveau professeur était dur, et intransigeant. Mais ce secret qu’ils partageaient tous deux, la nécessaire proximité qu’il entraînait, avaient progressivement fait évoluer la manière dont Claire le percevait. Son employeur l’impressionnait toujours autant – et peut-être même plus, maintenant qu’elle comprenait mieux de quoi il était capable – mais l’admiration, la vénération, même, avaient pris le pas sur la peur.
Elle ne pouvait s’empêcher d’aller à ses entraînements avec une crampe au creux de l’estomac, mais cette dernière se confondait désormais avec un frisson d’excitation devant ce qu’elle allait découvrir. Il était imprévisible, impassible, souvent sarcastique, et ne reculait devant rien pour arriver à ses fins - comme la façon dont il avait forcé ses pouvoirs à se révéler en était la preuve - mais s’il ne lui passait aucune faiblesse, il ne s’en permettait également aucune.
Seul un engagement total, sans le moindre doute sur la réussite de l’entreprise, permettait de focaliser et de manipuler le poeïr. Sans ces terrifiants instants où elle avait cru mourir, elle n’aurait jamais trouvé la force de concentration et la conviction nécessaires à son utilisation… et pour ce qu’elle avait découvert ce jour-là, elle était prête à tout pardonner au Seigé.
Peu à peu, au fil de ces séances, elle se mit à le respecter plus qu’elle n’avait jamais respecté quiconque, et cette position un peu obscure d’Assistante, promise en ce jour lointain au Complexe Armora, lui paraissait désormais le plus beau poste qu’elle pourrait jamais obtenir – surtout maintenant qu’elle commençait à en comprendre pleinement les possibilités.
Ses rares sourires d’approbation l’emplissaient de fierté, la récompensant de tous les efforts qu’elle déployait. Parfois même, lorsqu’il était particulièrement content d’elle, il lui arrivait de la tutoyer. Elle se sentait alors emplie de vénération pour cet homme si singulier, qui avait su révéler chez elles des possibilités si insoupçonnées.
Elle parvenait désormais aisément à rentrer dans l’état d’esprit adéquat – dire qu’elle avait eu tant de mal, au début ! - à détourner mentalement les projectiles qu’il lui lançait - qu’il s’agisse de petites balles ou de couteaux - ou à attraper à distance les objets qui l’intéressaient.
Étonnamment, elle se fit très vite à ce talent improbable. Les premiers temps, elle s’amusa beaucoup à déplacer ainsi les objets dans sa chambre, mais elle finit pourtant par s’en lasser, car c’était aussi fatigant, et même plus, que de le faire de la façon « normale » .
Incroyable, comme on peut s’habituer à tout !
Comme le Seigé lui avait interdit d’en parler à quiconque, elle ne pouvait bien entendu pas en faire étalage, notamment au Centre. Cependant, un jour que Rika s’était montrée particulièrement malveillante – insinuant une énième fois dans son dos, pendant le cours, que certains n’avaient pas le niveau – elle ne put se retenir. Alors que la Cadette blonde traversait la salle pour aller déposer sur le bureau de l’Instructeur le mécanisme qu’elle venait de terminer – c’était ce jour-là un cours de mécatronique et ils travaillaient sur les détecteurs de mouvement – elle trébucha inexplicablement sur une boîte qui, elle en aurait juré, n’était pas là la seconde d’avant. Elle s’étala de tout son long, envoyant voler son travail qui s’écrasa par terre. Les autres élèves pouffèrent, Claire y compris, l’air innocent, et la Cadette eut droit à une remarque assassine de l’officier sur l’estrade. Rouge de honte, elle ramassa son matériel, éparpillé un peu partout, et regagna sa place, alors que Claire se pinçait les lèvres, à la fois exaltée et, il faut bien le dire, un peu penaude.
Le soir même, alors que la jeune fille entrait dans le Grand Bureau pour sa leçon, le Seigé lança froidement :
— Vous êtes fière de vous ?
Elle se figea.
— Ne prenez pas cet air surpris, cingla son professeur. Vous pensiez vraiment que je n’en saurais rien ?
Elle ouvrit la bouche pour nier, puis devant son regard glacial, la referma. Le Seigé secoua la tête.
— Croyez-vous vraiment que je passe mes soirées à vous enseigner pour que vous utilisiez votre pouvoir de manière aussi mesquine ?
— Elle l’avait cherché ! protesta-t-elle. Cette fille ne peut pas me sentir, elle n’arrête pas d’insinuer des choses…
Soudain, Claire se retrouva immobilisée par la seule volonté mentale de son employeur. Il se dressa de toute sa hauteur devant elle, mortellement froid.
— Et si quelqu’un dans la classe avait compris de quoi il en retourne ? Il reste encore des personnes qui se rappellent du poeïr et des Wardoms, et de leur détestable tendance à se mêler de ce qui ne les regardait pas ! Dois-je vous rappeler l’émeute de Nédis, en 62 ? Trois d’entre eux ont perdu la vie, ce jour-là, lynchés par la foule qui les soupçonnait d’utiliser leur pouvoir pour les influencer ! Vous voulez finir de cette manière ?
Paralysée comme elle l’était, elle ne put que déglutir péniblement. Le Seigé la fixa encore d’un regard glacé, avant de la relâcher brusquement. Elle tomba à terre, les jambes coupées. Son professeur attendit qu’elle se relève, puis lui intima de le suivre jusqu’aux canapés où ils faisaient d’ordinaire leurs exercices.
— Entendons-nous bien : je ne vous interdis pas d’utiliser vos talents quand c’est nécessaire. C’est un risque qu’il vous faudra savoir prendre. Mais que j’apprenne encore que vous les avez utilisés pour des… gamineries de ce type, et je vous ferai définitivement passer l’envie de recommencer !
Elle hocha la tête, honteuse. Le Seigé la fixa d’un dernier regard froid, puis enchaîna :
— Bien. Maintenant, passons à la leçon de ce soir…
Et il en resta là. Mais Claire, mortifiée, se garda bien désormais de faire usage de son don pour rabaisser son caquet à son ennemie – non que l’envie lui en manquât, mais l’avertissement avait été suffisamment sévère pour lui ôter toute envie de recommencer.
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