Chapitre 32 - Histoire des Wardoms
Si sa formation au Centre occupait toutes les journées de Claire, son apprentissage du poeïr utilisait la totalité ou presque du reste. Une fois les difficultés du début surmontées, les progrès de la jeune fille furent rapides, même si le Seigé se gardait bien de la féliciter, se contentant jour après jour d’augmenter la difficulté des exercices.
Dans les premières décades de son nouvel apprentissage, la jeune fille ne put, évidemment, s’empêcher de faire le parallèle entre ses nouvelles capacités et un univers de science-fiction bien connu de son monde natal. Les similitudes étaient d’ailleurs troublantes, depuis les différents usages du poeïr jusqu’aux Wardoms, confrérie millénaire d’individus aux capacités psys spécialement entraînées. Ces derniers avaient prêté le serment de se servir du poeïr pour le bien commun et, le plus souvent, avaient agi comme diplomates ou gardes du corps. L’un des autres principaux rôles de la Confrérie était de former et de surveiller les détenteurs du poeïr, notamment ceux qui auraient été tentés d’utiliser leurs capacités à mauvais escient. D’après les archives qu’elle consulta, cela avait effectivement existé, menant parfois à des conflits sanglants.
Mais là encore, la principale différence avec les célèbres histoires qui avaient bercé son enfance était bien la véritable raison de la disparition des Wardoms. D’après les documents auxquels le Seigé lui avait accordé accès, c’était simplement le manque de candidats avec un potentiel suffisant qui avait causé la dissolution de la Confrérie – et ce, malgré un vivier de plusieurs centaines de planètes - et non les sinistres machinations d’un sombre Seigneur.
Certes, comme le lui avait cinglé son professeur le jour de sa remontrance cuisante sur son usage inapproprié de ses pouvoirs, les Wardoms avaient été au fil des siècles de plus en plus déconsidérés, accusés de tous les maux, et trois d’entre eux avaient même été effectivement lynchés lors du fameux mouvement de foule sur la planète Nédis. Mais ceci ne serait jamais arrivé, disait-il, s’ils avaient été plus nombreux. Or, cela faisait des années que plus un seul candidat réunissant les qualités suffisantes n’avait été trouvé.
Une autre différence avec la saga de son enfance ? Il n’y avait chez les Wardoms nul mysticisme, notion d’élu, d’équilibre, de prophétie ou encore de pouvoir transcendant les êtres et façonnant les destinées. Le poeïr, c’était un sens comme un autre, une aptitude plus ou moins développée, une capacité de manipuler son environnement qui, bien que très peu fréquente, avait été scientifiquement étudiée et quantifiée, ici, depuis des millénaires. Ce n’était pas une religion : la Confrérie avait justement été créée pour empêcher les détenteurs du poeïr de profiter de leur pouvoir pour prendre l’ascendant sur les êtres moins « doués ».
Un certain nombre de personnes possédaient encore le Don, mais à un niveau très faible : un niveau juste suffisant pour être détecté par les appareils de mesure, mais qui ne leur permettait pas d’en faire grand-chose - à part d’être un peu plus intuitifs que la moyenne.
Mais ceux qui avaient un Don avéré – suffisamment puissant pour agir sur leur environnement – avaient toujours été extrêmement rares, même s’il y avait eu une époque où des centaines de Wardoms parcouraient le Quadrant. Et comme pour beaucoup de gènes récessifs, et encore plus avec le brassage dû aux voyages interplanétaires, leur curieux talent s’était peu à peu dilué au cours des millénaires. Ceux qui avait un poeïr suffisamment puissant pour être utile s’étaient raréfiés au fil des siècles, finissant par n’être plus qu’une poignée, s’isolant de plus en plus. La déchéance de la Confrérie des Wardoms avait été lente, mais indéniable, avant sa dissolution finale, à la suite du fameux lynchage, lui-même conséquence de violents scandales, une vingtaine d’années standard auparavant.
D’où la surprise du Seigé, quand ce dernier avait réalisé que la petite jayn terrienne qui avait malencontreusement traversé le Vortex avant sa destruction possédait le potentiel !
Un jour, profitant d’un bref moment de répit dans leur entraînement, Claire avait tenté d’expliquer à son professeur les étonnantes similitudes entre le célèbre univers de science-fiction terrien et le Quadrant Galactique, mais le Seigé n’avait pas paru spécialement surpris. Il avait rapidement interrompu son récit en lui expliquant négligemment que toutes les cultures pré-tech avaient leurs propres légendes sur les pouvoirs psychiques, lesquelles étaient souvent dues à des personnes qui avaient subodoré l’existence du poeïr, voire l’avait maîtrisé de manière imparfaite. On les appelait alors shamans, magiciens, prophètes ou encore faiseurs de miracles. De nombreuses analyses et études diverses avaient été faites sur ce sujet depuis que le poeïr était devenu un élément scientifiquement mesurable, et toutes tendaient vers le même résultat.
Pour lui, il était donc peu surprenant que toutes sortes de mysticismes se rapprochant peu ou prou des véritables manifestations du poeïr existent également sur sa planète, et le sujet ne valait donc pas la peine d’être évoqué plus longuement.
Ainsi rabrouée, Claire s’était tue, et n’avait plus jamais parlé avec le Seigé de la saga galactique qui avait bercé son enfance.
Malgré cela, elle n’avait pu s’empêcher d’espérer, de rechercher même, un élément particulier du mythe. Elle avait alors éprouvé une grande déception.
— Des épées-laser ? avait répété Inause quand elle s’en était ouvert à lui, pleine d’espoir.
Son rébarbatif professeur virtuel possédait désormais des connaissances largement « élargies » au sujet des Wardoms, grâce aux datatiges et aux codes spéciaux fournis par le Seigé. Cela n’en rendait pas ses explications plus passionnantes pour autant, mais au moins, avec lui, Claire ne craignait pas de poser des questions, même les plus saugrenues.
— Une lame uniquement formée d’énergie pure ? avait-il répété. Non, ça n’existe pas.
Elle avait soupiré, déçue. Ça aurait tellement été la classe si cette partie du mythe avait été réelle, elle aussi ! Mais malgré leurs capacités, les Wardoms ne semblaient pas avoir été un ordre de combattants, même s’il leur arrivait parfois de servir de gardes du corps, et ils n’avaient manifestement pas disposé d’un armement spécifique – encore moins un symbole frappant les imaginations comme celui dont elle aurait rêvé !
— Certaines épées – surtout des épées de cérémonie – peuvent activer un champ positronique limité tout autour de la lame, avait poursuivi Inause, mais c’est une lame matérielle à l’origine. Cela leur donne un aspect lumineux quand elles sont activées, et cela augmente considérablement leur tranchant. On les trouve surtout dans le Canton de Vos. Mais la durée d’activation est limitée, à peine quelques dizaines de minutes, après quoi elles doivent être rechargées. Et elles n’ont pas spécialement été utilisées par les Wardoms, même au moment de l’Âge d’Or.
L’écran avait affiché une épée, à la lame longue et fine, la garde protégée par une large coquille. Elle était parcourue d’un fin rayonnement lumineux, qui n’avait pas grand-chose à voir avec la célèbre lame de lumière dont elle se souvenait.
— On peut aussi citer les mythiques épées de Crystal de Bhéabha, avait doctement continué Inause, qui pourraient entrer dans cette catégorie, mais il s’agit probablement d’une légende, car on n’en possède aucune représentation, ni image d’aucune sorte.
— Mais les Wardoms n’avaient donc pas d’armes cérémonielle ? avait insisté Claire, dépitée. Ou une tenue spécifique ?
Sur ce point précis, elle avait été plus chanceuse, car l’hologramme d’un groupe d’une vingtaine de personnes, Humains et non-hums, avait alors remplacé l’épée. Tous étaient vêtus d’une longue robe bleu roi, munie d’une ample capuche. Ils portaient sur les épaules une longue étole brodée de signes d’or, tous différents. Certaines étaient recouvertes de symboles – surtout chez les plus âgés - alors que d’autres n’en portaient qu’un ou deux.
— La Confrérie Wardom a existé pendant des millénaires. Ses membres s’habillaient de manière normale dans la vie courante, mais ils portaient cette tenue – du bleu Wardom, avec le symbole de chaque monde sur lequel ils avaient servi, brodé sur leur étole - lors des cérémonies officielles où ils étaient conviés, ainsi que lors des Sessions.
— Les Sessions ?
— Les rassemblements annuels de Wardoms, ici, sur Kivilis, où ils débattaient des questions internes à la Confrérie. C’est lors de la dernière Session, en 7973 PPC, que la dissolution de la Confrérie a été actée. Après les terribles évènements survenus sur Nédis, il ne restait plus que cinq Wardoms, et aucun candidat avec un poeïr au-dessus de quatre-vingts TS n’avait été trouvé depuis près de dix ans.
Le TS était l’unité de mesure du poeïr. On considérait qu’un candidat avait le potentiel pour devenir Wardom lorsqu’il atteignait un stade de cent TS lors de la première phase de tests – uniquement une analyse des tracés cérébraux – qui ne préjugeait pas du tout des scores qu’il obtiendrait ensuite, une fois entraîné.
Le Seigé lui avait dit qu’elle avait été évaluée à cent dix-huit TS, sans lui préciser à quel moment l’étude avait été faite. Probablement au moment de son hospitalisation au Centre Médical, lorsqu’elle avait été foudroyée par Mazesley. Mais il avait de toute évidence pressenti ses capacités bien plus tôt, à Armora même. Il avait cependant refusé de s’étendre sur le sujet, et, malgré leur nouvelle proximité, elle n’avait pas osé insister.
D’après Inause, cent dix-huit TS, au premier stade des tests, était un score dans la moyenne des Apprentis admis dans la Confrérie. Ce score évoluait ensuite constamment, un mélange complexe entre le potentiel et la maîtrise, mais Leftarm lui avait dit de ne pas s’occuper de ce genre de détail : ce qui importait, c’était ce qu’elle faisait, et non une grille de lecture vieille de plusieurs millénaires d’une Confrérie qui n’existait même plus.
— Le siège de la Confrérie, sur Kivilis Oriental, a été vendu peu de temps après cette Session, avait poursuivi Inause, afin d’éponger ses nombreuses dettes.
En 7973, soit près de vingt-deux ans plus tôt. Autant dire hier, étant donné l’âge des institutions galactiques.
— Leftarm – le Seigé - faisait partie de ces cinq derniers Wardoms ? avait alors demandé Claire, subitement frappée d’un doute.
Un nouvel hologramme avait remplacé le précédent, avec un groupe de cinq personnes. Tous étaient vêtus de la même tenue cérémonielle bleue. Un Margneral, un Bolesh, deux Humains et un Quartet. Avec un brusque pincement à l’estomac, Claire avait agrandi l’image. Là, un jeune Leftarm – une trentaine d’années, peut-être moins – la fixait de son regard de glace, déjà bien reconnaissable.
— Il s’agit du dernier Wardom ordonné, en 7964, et de l’avant-dernier adolescent accepté en tant qu’Apprenti, avait confirmé Inause. La dernière Apprentie, Gustine Lhujène, est décédée dans un accident en 7961.
— Les accidents étaient fréquents, lors de la formation des Wardoms ? avait-elle alors frissonné.
— Aux débuts de la Confrérie, ils étaient fréquents, mais ensuite, quand la formation a été correctement maîtrisée, ils se sont raréfiés. Mais l’Apprentie Lhujène n’est pas décédée pendant sa formation proprement dite, mais lors de la dépressurisation majeure du bâtiment de croisière Khassel Ringh, qui a causé la mort de deux mille six cent cinquante-trois personnes au large de Forge VI.
Puis Inause avait commencé à débiter la liste de chaque accident de formation d’Apprenti recensé depuis l’Age d’Or et, avec un nouveau frisson, Claire avait fini par couper court à la sinistre énumération. Inutile de s’encombrer l’esprit avec tout ce qui risquait de mal tourner, sans quoi elle irait à ses entraînements avec le Seigé avec encore plus de peur au ventre qu’elle n’en éprouvait déjà.
Et bientôt, alors que ce qui n’était auparavant que du mythe, des histoires pour adolescents, devenait peu à peu une réalité qu’elle pouvait voir, ressentir et manipuler, elle remisa au placard ses références cinématographiques pour ne plus voir que les faits : les pouvoirs psychiques existaient réellement, et elle en était dotée. Ainsi oublia-t-elle, peut-être un peu rapidement, certains autres aspects des histoires de son enfance.
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