Chapitre 33 - Thranca

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 Alors que les mois avançaient et que ses capacités se développaient, sa confiance en elle continua à grandir. Au Centre, Rika l’ignorait ostensiblement, mais les autres Cadets, Jolianne et Leogan compris, avaient fini par l’inclure dans les conversations du mess. Elle n’avait pas entendu de nouvelles allusions à sa prétendue filiation avec le dirigeant de Kivilis, mais comme cela expliquait certainement l’apaisement de ses relations avec le reste du groupe, elle s’en contentait.

Après tout, ils ne sont pas si loin du compte. J’ai bien un « protecteur »… ce n’est juste pas celui qu’ils imaginent.

 Ses notes s’amélioraient petit à petit. Elle travaillait d’arrache-pied, plus dur qu’elle ne l’avait jamais fait sur Terre. Les distractions étaient rares, sinon inexistantes, ce qui l'aidait à rester concentrée. Ses progrès lui donnaient la motivation nécessaire pour continuer. C’est ainsi qu’elle finit par atteindre un niveau honorable : pas le meilleur, mais amplement suffisant pour valider ses unités de cours.

 Au bout de quelques mois, la formation initiale se termina, et elle passa au cycle supérieur, toujours au Centre. Le Second Cycle comportait moins de cours, mais ils étaient plus ardus, parfois en simulation ou en opérations extérieures. L’entraînement physique se renforça également, mais sur ce point, grâce à ses séances avec le Lieutenant, elle n’éprouva pas de difficultés, bien au contraire.

 Cela lui parut étrange, au début. Elle avait tellement l’habitude, au lycée, d’être à la traîne en cours de sports, que lorsqu’elle se retrouva pour la première fois sur un tatami en compagnie des autres Cadets, elle éprouva, par réflexe, le vieux sentiment d’appréhension. Appréhension vite dépassée lorsqu’ils effectuèrent les premiers exercices de corps à corps et qu’elle envoya au tapis l’une des Cadettes Humaines – il ne s’agissait ni de Rika, ni de Jolianne, qui s’étaient soigneusement éloignées d’elle au moment de la formation des équipes. Il ne s’agissait pas non plus de Leogan : ce dernier n’avait pas fait partie des Cadets admis en Second Cycle.

 Les professeurs observèrent d’un regard critique les duos qui se malmenaient à même le sol et séparèrent rapidement les Cadets en deux groupes. Claire se retrouva avec deux autres Humains, Jolianne, qu'elle connaissait déjà, et Dorien, un jeune homme taciturne à la peau mate. Les accompagnaient Klo, une Sullite aux longs cheveux noirs bleutés et, chose étonnante, les deux sœurs Draaf, Aviss’Trac’hy et Nevass’Trac’hy, plus communément appelées Avi et Neva. Ce petit groupe hétéroclite se vit affecter une instructrice Treuze – Claire supposait qu’il s’agissait d’une femme, mais c’était toujours difficile à dire avec cette espèce totalement glabre – qui entreprit immédiatement de les pousser dans leurs derniers retranchements. Mais grâce au Lieutenant Saulnier Claire avait été à bonne école, et elle se surprit à apprécier grandement le cours, très différent de ses entraînements particuliers.

 Ceux de son groupe possédaient en effet de bonnes, voire de très bonnes bases de combat à mains nues, mais avec des techniques très différentes. Les Draafs prenaient avantage de leur petite taille et de leur peau glissante pour passer sous sa garde et infliger des coups vicieux avec leur crête osseuse, la Sullite se servait de ses cheveux rassemblés en une longue tresse comme d’une arme redoutable, quant aux deux Humains, même s’ils manquaient de technique, ils connaissaient suffisamment de rudiments de self-défense pour ne pas finir trop vite à terre. Claire en conclut qu’elle avait eu de la chance, lors de l’attaque dans les toilettes, en atteignant Jolianne lors de ce premier coup : l’Humaine brune s’était certes laissée surprendre, mais si elle avait décidé de continuer le combat, l’issue aurait été beaucoup plus problématique pour elle.

 Ces séances lui permirent de progresser également sur d’autres plans. Elle ne noua pas de relations de franche camaraderie avec les autres Cadets, non – l’ombre de son supposé « père » y étant sans doute pour quelque chose – mais qu’elle tienne plus qu’honorablement son rang dans les entraînements de lutte sembla rassurer, d’une certaine façon, les élèves de son groupe. Sa place au Centre parmi eux était ainsi justifiée, quels que soient ses passe-droits par ailleurs, et ils ne la considéraient plus comme une intruse ou, pire, une espionne. Et quand ils abordèrent des exercices plus délicats, comme les entraînements de pickpocket, elle eut même droit à quelques fous rires avec le reste de son équipe, chose impensable encore seulement quelques décades plus tôt.

 En parallèle, Inause compléta sa formation de Second Cycle par des leçons particulières supplémentaires. Ces dernières n’étaient plus en mode « pré-tech », mais en vrai programme d’enseignement – toujours aussi rébarbatif, cela dit. Et c’est ainsi qu’entre le développement de son poeïr, les leçons, les entraînements, tant au Centre qu’avec le Lieutenant, et les mises en situation de plus en plus poussées, elle s’éloigna de plus en plus de la petite jayn timide et apeurée des débuts, pour devenir une jeune fille posée et, apparemment, sûre d’elle.

 Pourtant, malgré tous ses progrès, chaque rencontre était un nouveau défi.

 Ce jour-là, elle remontait en hâte du Centre, ses cours de la journée terminés. Retenue par un instructeur, elle avait pris du retard, et se rendait directement à sa leçon avec le Lieutenant, sans passer par le Secteur B. D’expérience, mieux valait se présenter en tenue de Cadet plutôt que prendre le temps de se changer et arriver hors délai.

 Alors qu’elle se hâtait au travers des couloirs, son chronomètre bipa, et elle lui jeta un coup d’œil impatient. S’il s’agissait encore d’une notification pour un nouveau travail à rendre au dernier moment, elle allait hurler. Son attention distraite, elle ne vit pas la personne qui surgissait d’un couloir perpendiculaire au sien, et toutes deux se heurtèrent violemment. Le choc lui fit lâcher son bayni alors que l’autre tombait à la renverse, éparpillant la pile de datatiges qu’il tenait dans ses mains jointes.

— Secrétaire Thranca ! s’exclama-t-elle en reconnaissant la créature qui s’agitait à terre. Je suis affreusement désolée !

 Elle se précipita pour aider le Skamanite à se relever, tout en prenant garde à éviter sa gueule aux crocs acérés et ses mains dont les griffes aiguisées étaient sorties et battaient l’air par réflexe. La créature reptilienne était un peu plus petite qu’elle, mais son corps puissant et sa longue queue en faisaient un adversaire redoutable : il fallait faire extrêmement attention en l’approchant.

 Le non-hum était tombé sur le dos. D’un mouvement brusque, étonnamment rapide, il battit l’air de sa queue pour se rétablir et se redressa, repoussant l’aide de Claire.

— Vous ne pourriez pas faire attention ! s’indigna-t-il en réarrangeant ses robes. Vous vous croyez où pour courir comme ça ?!

— Je suis vraiment désolée, répéta-t-elle, s’agenouillant pour ramasser les datatiges qui étaient tombées autour d’elle. Vous ne vous êtes pas fait mal ?

— Il en faut plus pour blesser un Skamanite, répliqua Thranca avec humeur, mais acceptant les tiges de données qu’elle lui tendait. C’est plutôt vous qui avez de la chance que je ne vous ai pas fait mal ! J’aurai pu vous éventrer par simple réflexe !

 Alors qu’il attrapait les datatiges, il la reconnut alors, et ses yeux de reptile s’étrécirent.

— Mais c’est la petite protégée de notre Coordinatrice… !

Surprise qu’il se souvienne d’elle – après tout, ils ne s’étaient vraiment parlés qu’une seule fois, même si elle l’avait plusieurs fois aperçu de loin par la suite - Claire inclina la tête, en ce salut formel qu’Elanore Matoovhu lui avait inculqué comme étant l’apanage des gens civilisés – autrement dit, pas des militaires.

Jayn Claire, c’est bien ça ? poursuivit le Secrétaire.

— Vous avez une excellente mémoire, Secrétaire, acquiesça Claire, soulagée de voir qu’il ne semblait plus en colère.

 Il ne la terrifiait plus autant qu’au temps de leur première rencontre – qui lui semblait appartenir à un autre univers – mais il restait malgré tout très impressionnant pour un non-hum, et la jeune fille se félicitait qu’il ne paraisse pas lui en vouloir.

— Est-ce un uniforme du Centre de Formation que je vois là ? s’enquit alors courtoisement le Skamanite.

 Alors qu’elle acquiesçait, il sourit – ce qui, chez les membres de son espèce, dévoilait largement son impressionnante dentition et donnait l’impression qu’il allait mordre.

— En tout cas, vous ressemblez beaucoup moins à un petit chat noyé que la dernière fois, commenta le non-hum. Mais les cours sont finis, à cette heure, non ? Où alliez-vous donc avec tant de hâte ?

— J’ai des cours en plus…. Et mon instructeur n’est pas commode, surtout si j’arrive en retard.

— Je vois, je vois… je ne voudrais pas vous retarder davantage, alors.

— Merci beaucoup, Secrétaire, s’inclina-t-elle. Et je suis encore désolée…

— Ne vous inquiétez pas, répondit le Secrétaire, grand prince, il ne s’est rien passé. Allez vite à votre cours, alors, Cadette !

 Elle s’inclina de nouveau, puis poursuivit alors son chemin, suivie par les yeux curieux du Skamanite, qui lança alors qu’elle s’éloignait :

— Et mes amitiés à la Coordinatrice !

— Je n’y manquerai pas, Secrétaire, promit-elle avant de disparaître au coin du couloir – d’un pas plus prudent, cette fois.

 L’incident – qui aurait pu avoir des conséquences graves, car le Skamanite ne mentait pas en disant qu’il aurait pu la blesser sans le vouloir – lui trotta dans la tête un bon moment après cela. Bien que gênée d’avoir renversé le Secrétaire, elle se félicitait d’avoir su se comporter ensuite de manière civilisée. Et encore plus, d’avoir réussi à surmonter son appréhension devant l’aspect féroce de son interlocuteur.

Par contre, pour la détection, on repassera.

 Décidément, certains aspects de ses nouveaux dons n’allaient vraiment pas de soi. Selon le Seigé, lorsqu’elle serait suffisamment entraînée, elle arriverait à anticiper tous les pièges – ce qui impliquait probablement parvenir à ne pas renverser les gens au détour d’un couloir. De toute évidence, elle en était encore loin.

 Mais sa petite conversation avec le Secrétaire Thranca n’avait pas été inutile. Elle lui démontrait, si besoin était, à quel point son arrivée dans le Secteur B avait fait jaser : bien que ne l’ayant croisée qu’une seule fois, le diplomate se rappelait parfaitement d’elle et de l’attention particulière, et inusitée, que lui apportait Elanore Matoovhu.

 La Coordinatrice gérait d’une main de fer le Secteur B, considérant les résidents et les employés comme sa responsabilité personnelle. Extrêmement exigeante, elle ne tolérait aucun manquement aux règles diverses et variées de Bhénak, n’hésitant pas à reprendre vertement les contrevenants. De celui qui passait trop de temps en pause à celui qui n’était pas habillé de la bonne façon, en passant par celui qui laissait des miettes sur la table après son passage dans la salle commune, personne n’était épargné par les remarques caustiques de l’Intendante en Chef, qu’il soit diplomate en poste ou simple assistant secrétaire.

 Claire n’échappait pas à la règle, cependant la Coordinatrice se montrait bien moins acerbe avec elle qu’avec d’autres, même si elle était tout autant exigeante, voire plus. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi, et même si Matoovhu ne l’évoquait jamais, l’ombre de Leftarm planait lourdement entre elles.

 La Coordinatrice avait résolu de dégrossir la provinciale arriérée pour en faire une assistante digne du Seigé, et se montrait particulièrement intraitable, entre autres, sur les bonnes manières et la façon de se tenir et de se comporter en public. Si le Lieutenant Saulnier lui apprenait toutes les formes de combat possibles, si le Centre lui dispensait la formation technique et militaire dont elle aurait besoin pour assister efficacement le Chef des Armées de Kivilis, Elanore Matoovhu profitait de la moindre occasion pour lui rappeler courtoisement de se tenir droite, lui enseigner à saluer chacun selon le rang qui lui convenait, ou tout autre sujet qui lui semblait important d’apprendre à sa jeune protégée. Cela pouvait être au détour d’un couloir, ou lorsqu’elles se croisaient pour les repas, mais la Coordinatrice lui proposait parfois de l’accompagner lors de ses promenades quotidiennes dans les Jardins Intérieurs. Ces propositions, que Claire n’osait décliner, se révélaient toujours une excuse pour une leçon de protocole, leçon informelle, certes, mais, la jeune fille le pressentait, tout aussi importante que ses autres cours.

 La remarque du Secrétaire n’était donc pas anodine. Elle montrait, si besoin en était, que même dans un endroit aussi vaste et aussi peuplé que Bhénak, elle n’était pas passée inaperçue, non plus que l’attention que la Coordinatrice lui portait. À quel point cela contrariait-il les plans du Seigé, qui tenait tant à ce qu’elle reste discrète ? Claire l’ignorait. Mais d’une certaine manière, bizarrement, c’était réconfortant.

 Et c’est ainsi que, peu à peu, entre ses divers instructeurs, officiels ou non, Claire quitta définitivement la gaucherie de l’adolescence… tout du moins, encore une fois, en apparence.

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