Chapitre 35 - Histoire Galactique (2/3)

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 Telle était l’histoire officielle, celle du Réseau Public, accessible à tous.

 Mais via le Réseau Alpha, propre aux employés de Bhénak et beaucoup mieux informé, Claire découvrit que certaines guerres avaient détruit des planètes entières. Pas en les rayant de la carte de façon aussi radicale que ne l’avait été Boutae, mais de façon plus subtile, en les rendant inhabitables. Dans un univers où les planètes se comptaient par centaines, ce genre de catastrophe était souvent ignoré du grand public, du moment que les approvisionnements en nourriture, confort et divertissements continuaient sur les planètes principales. Qu’importait la vérité sur le sort de planètes et de populations lointaines, et d’évènements qui s’étaient passés en des temps reculés ?

 Elle apprit également que, contrairement à ce qui était diffusé aux holoinfos publiques, la Paix Delenne n’était plus qu’un souvenir. Depuis plus de trente années Standard, des dizaines de systèmes tentaient de faire sécession, refusant l’autorité centrale, les taxes et les lois millénaires de la Del. Ces rebellions avaient été réprimées, mais certains systèmes, parmi les plus éloignés, ne reconnaissaient ouvertement plus l’autorité de Kivilis – fait soigneusement caché à l’opinion publique des systèmes centraux.

 Et Claire découvrit bientôt un fait encore plus perturbant, qui lui fit reconsidérer la place – déjà importante – qu’occupait son mentor dans la hiérarchie politique galactique. Elle vit en effet se confirmer ce dont elle se doutait depuis le début, à savoir que l’autorité de son employeur ne connaissait pratiquement aucune limite.

 Une dizaine d’années auparavant, un référendum populaire avait changé le nom de la Del en « République de Kivilis », souvent simplement abrégé en « Kivilis » dans le langage courant, qui désignait donc désormais à la fois la planète-capitale, le Gouvernement Galactique, et ses représentants. L’agitation suscitée par ce pseudo-référendum – Claire apprit qu’il avait été honteusement truqué - n’avait servi qu’à masquer une réalité plus incroyable encore !

 Comme l’immense majorité des gens, elle pensait que le dynamique Président de la République, l’Humain Micaïl Molla, déjà deux fois réélu, tenait fermement les rênes du pouvoir. Celui que les Cadets du Centre de Formation prenaient encore pour son père avait la petite cinquantaine, une chevelure luxuriante, et un sourire charmeur glorifié par les holotabloïds. Il était omniprésent sur l’HoloRéseau, prenant son rôle à cœur, tapant du poing sur la table lors de grandes holoconférences, négociant des accords commerciaux avec les fédérations voisines, flattant, se posant en vrai réformateur d’un système vieillissant, sclérosé depuis des millénaires par l’attentisme de la Del. C’était également l’avis de Claire, jusqu’au jour où Leftarm l’éclaira.

 Sous l’égide d’Inause, elle avait étudié, parmi d’autres matières, le système économique de la Del puis de Kivilis, mais cela ne l’avait pas passionnée outre mesure. Elle avait tellement de choses à apprendre par ailleurs ! Comme sur Terre, mais à l’échelle du Quadrant, des dizaines de grandes compagnies se partageaient les différentes facettes du marché, certaines pour l’édition, les médias, la santé, d’autre pour l’armement, la recherche, d’autres encore pour la culture, ou encore l’alimentaire. Chacune regroupait des sous-compagnies, qui contenaient elles-mêmes des filiales et des branches, parfois interconnectées, parfois non.

 Un jour, dans le cadre d’un devoir d’économie, Inause lui demanda de se renseigner sur la société Déneterr. En apparence, il s’agissait d’une firme multiplanétaire comme les autres : son activité principale était la production et la vente d’énergie, mais elle possédait également quelques filiales qui s’occupaient d’agro-alimentaire. Elle était connue, comme toutes les grandes entreprises, mais n’attirait pas vraiment l’attention.

 Son seul mystère résidait en son dirigeant. Personne ne connaissait son nom ni même son espèce, hormis les membres de son Conseil d’Administration, et il était seulement connu sous le nom du "Directeur". Claire chercha sur tous les Réseaux auxquels elle avait accès, mais en vain : ce « Directeur » cultivait le secret.

 En revanche, le membre le plus influent de son Directoire était beaucoup plus célèbre, du fait de son rôle politique, car le Président Molla lui avait confié la charge de Haut Conseiller à La Défense et aux Questions de Sécurité, le plus important Ministère de son Gouvernement. Poste qu’il occupait quasiment depuis le premier mandat de Molla, et dans lequel il avait été reconduit à chaque réélection : son employeur et professeur, Seigé Leftarm.

 Soudain, un certain nombre de choses prenait sens. Des phrases entendues lors des séances d’observation, certains invités, certaines doléances… incompréhensibles alors, mais si le Seigé avait des intérêts économiques dans l’affaire, tout s’éclairait, ou presque.

 Mais elle était loin d’être au bout de ses surprises. Pour le devoir suivant, ses accréditations sur le Réseau Alpha furent augmentées d’un niveau, certainement à l’instigation du Seigé. S’il n’y avait toujours aucune information sur le Directeur, les rapports et organigrammes auxquels elle eut alors accès la stupéfièrent.

 Patiemment, décennie après décennie, le mystérieux Directeur – qui semblait avoir une vie exceptionnellement longue, à moins qu’il ne s’agisse, plus probablement, d’une série de personnes se transmettant ce poste - avait racheté les compagnies environnantes. Quand ce n’était pas officiellement, c’était officieusement, indirectement. Sociétés écrans, rachats, fusions : deux cents ans après sa création, Déneterr contrôlait désormais tout, ou presque : agriculture, éducation, armement, médias, industrie ! Aucun secteur n’échappait à la mainmise de ce consortium excessivement discret, mais tout-puissant.

 Le Président Molla n’était qu’un pantin, réalisa-t-elle à la lecture des rapports. Il ne faisait rien sans en référer au Seigé, et donc au Directeur actuel, et n’avait aucun pouvoir de décision réel. Idem pour le Concile Dynastial, l’équivalent du Parlement dans le système politique qu’avait connu Claire avant son passage du Vortex : la plupart des Dynastes étaient élus depuis des années grâce aux voix achetées par Déneterr et se gardaient bien de toute obstruction face aux lois et décrets qui émanaient du Gouvernement. Certains, comme le patron du Secrétaire Thranca, le Dynaste Vithon, résidaient même régulièrement à Bhénak, sous des prétextes divers, sans que cela ne choque personne.

 Avec le Seigé, elle eut quelques discussions fort instructives sur le sujet. Les séances d’observation dans le Grand Bureau, suspendues pendant sa formation initiale au Centre, avaient repris de plus belle, devenant de plus en plus nombreuses, et de plus en plus ardues, au fur et à mesure que sa maîtrise du poeïr progressait. Mais avec sa nouvelle compréhension du contexte galactique, elle avait désormais le sentiment d’observer un jeu de dupes, et un beau ballet d’hypocrites.

 Dire que ces séances, et le débriefing serré qui les suivaient, l’avaient tant angoissée, quelques mois plus tôt ! Quelques mois, vraiment ? Elle avait l’impression que des années s’étaient écoulées depuis la première conférence où la timide petite jayn qu’elle était alors s’était tenue soigneusement en arrière, écoutant de toutes ses oreilles sans comprendre grand-chose.

 Si les différents dignitaires et leurs assistants la prenaient toujours pour une simple secrétaire, dorénavant, sous la surveillance invisible mais implacable de son professeur, elle exerçait ses nouveaux talents, sondant les pensées et l’humeur des participants, et le résultat n’était pas vraiment joli.

 Elle réalisait désormais à quel point elle était naïve, quand elle était arrivée à Bhénak. Elle pensait avoir compris des choses, lors de ses premières séances d’observation, mais en réalité elle n’avait fait qu’effleurer la surface, n’avait vu que ce que ces gens voulait faire voir.

 Désormais, avec ses nouveaux talents, couplés à ses nouvelles connaissances sur l’équilibre réel des pouvoirs sur Kivilis, et sur les réelles tensions stellopolitiques, il n’était plus possible de s’illusionner. Elle se rendit compte que le mensonge, l’hypocrisie, la dissimulation et la soif de pouvoir étaient monnaie courante, non seulement chez les Dynastes et les hauts fonctionnaires, mais également chez leurs secrétaires et assistants, tous prêts à écraser leurs voisins pour parvenir plus haut encore.

 Entendre des gens dire l’inverse de ce qu’ils pensaient n’aurait pourtant pas dû la surprendre, mais entre le savoir de manière empirique, et en être vraiment témoin, il y avait tout un monde – et même, une Galaxie. Malgré tous les livres et séries qu’elle avait pu voir sur Terre, avec leurs lots de chausse-trappes et de trahisons, constater d’elle-même que la réalité était parfois pire que la fiction était… perturbant. Plus que perturbant, même, c’était… décevant.

 Après la déception, vint la colère. Et avec la colère, le dédain.

 Quand ces gens ne mentaient pas franchement, ils pensaient toujours à leur avancement, leur image, ou leurs relations. À ces moments-là, elle aurait presque préféré ne pas avoir à scruter leurs sentiments, pour continuer à s’illusionner un peu. Mais le Seigé exigeait toujours un rapport sur ses impressions et elle se devait donc d’être la plus attentive possible, même si elle avait souvent l’impression de patauger dans un océan de boue nauséabonde. Alors, pour se protéger, elle tenta de prendre un peu de hauteur. Elle comprit enfin le mépris de son professeur pour ses interlocuteurs : c’était une question de distance, indispensable pour ne pas exploser de colère devant l’hypocrisie ambiante.

 Au final, dans les hautes sphères qui gravitaient autour du Seigé, elle croisa assez peu de personnes sincèrement préoccupées par les missions dont elles étaient chargées. Et elle découvrit un sentiment nouveau : le cynisme.

 Le Seigé profitait de ces séances pour lever le voile, un peu plus à chaque fois, sur les arcanes de Kivilis et de son gouvernement. Gouvernement qui n’en avait que le nom, bien sûr : la soi-disant République était en réalité une dictature. Le Président Molla ne faisait jamais rien sans l’accord du Directeur, qui contrôlait aussi bien l’opinion publique, grâce à sa mainmise sur les chaînes d’holodiffusion et le vaste HoloRéseau, que l’armement ou même l’approvisionnement de la planète –capitale.

 C’était pour cela que peu de personnes, parmi la population des mondes centraux, les plus importants, ne comprenait l’ampleur de la guerre qui faisait rage depuis des années. Pour l’opinion publique, il n’y avait que des escarmouches sur la frontière, des mondes négligeables qui tentaient parfois un coup de force pour ne plus payer d’impôts, mais qui revenaient bien vite dans le giron de la République après quelques mois de blocus. Pas des Cantons entiers qui proclamaient brusquement leur indépendance, et que Kivilis était obligée de reprendre, par la force ou la ruse, afin de maintenir la cohésion de la République, ses chaînes d’approvisionnement, et ses capitaux.

 Le Directeur contrôlait tout. Aucune information qui n’avait été approuvée n’était diffusée : la population était soigneusement maintenue dans l’ignorance. Et le droit de vote n’était, au final, qu’une illusion.

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