Chapitre 36 - Histoire galactique (3/3)

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 Quand elle réalisa que Kivilis était une dictature, au début, Claire tiqua. Élevée dans la glorification de la démocratie et des libertés individuelles, l’idée qu’un seul homme contrôle tout, à fortiori une part non négligeable de la galaxie, lui semblait malsaine et très dangereuse. Elle connaissait assez d’histoires – réelles ou fictives – à ce sujet.

— Explique-moi donc ce qui te choque là-dedans, lui intima un jour le Seigé.

— Eh bien… balbutia-t-elle, momentanément à cours de mots tellement cela lui semblait évident. Ce n’est jamais bon de rassembler tous les pouvoirs dans les mains d’une seule personne.

— Et pourquoi donc ? insista-t-il.

— Parce que…eh bien, parce que cette personne peut faire ce qu’elle veut sans être inquiétée !

— Tu considères donc que cette personne va forcément abuser de ses pouvoirs ?

— Non, bien sûr, mais au cas où elle serait tentée, rien ne pourrait l’en empêcher… !

— Ce n’est pas faux, admit alors son mentor. Tu parles de l’absence de contre-pouvoir. Mais après tout, le problème est le même dans une monarchie, et là, ça ne semble pas te gêner… Laisse-moi alors te présenter le problème sous un autre angle : dans cette Démocratie que tu sembles parer de toutes les vertus, à quoi les politiciens passent-ils le plus clair de leur temps ?

— … à discuter les lois ? hésita-t-elle.

— Ah ! approuva le Seigé avec un rictus. Bien sûr. Ils restent enfermés des heures à renâcler sur des points de détail, et le reste du temps, ils s’occupent de leur réélection. Il faut distribuer les pots de vins, les fausses promesses et les paroles flatteuses, rechercher les alliances opportunes et savoir retourner sa veste.

— Ils ne sont pas tous comme ça ! protesta la jeune fille, choquée malgré son cynisme tout neuf. Il y a des gens qui veulent vraiment améliorer les choses ! Des gens qui croient à leur tâche ! Qui s’engagent honnêtement !

 Le Seigé ricana.

— Oui, admit-il. Il y en a certains. Parfois même, ils se font élire à des responsabilités mineures sur leur planète provinciale. Et leur honnêteté ne tient que le temps qu’ils comprennent que s’ils veulent aller plus haut, ils devront faire des compromis, des promesses et des ajustements avec leur conscience. Pour arriver au Concile, il faut avoir une morale très élastique. Tu n’es encore qu’une jayn, Claire, mais tu comprendras vite qu’il n’y a que l’intérêt qui gouverne l’univers.

 Alors qu’elle secouait la tête, dépitée, il poursuivit :

— Je serais très étonné que ce ne soit pas exactement la même chose sur ta propre planète. N’est-ce pas ? Je connais bien les Humains… et la plupart des autres espèces ne valent pas mieux de ce côté-là. À part peut-être les Margnerals… mais ceux-là, ils ont toujours été à part !

— Peut-être, rétorqua-t-elle alors avec défi, mais toutes les dictatures dont j’ai entendu parler, chez moi, ont été des catastrophes ! Tant économiques que sociales !

 Le Seigé haussa les épaules.

— Réfléchis un peu : une démocratie ne glorifiera pas les périodes de dictature passées, et inversement. Pourtant, il y a du bon dans les deux systèmes. Comme du mauvais.

— Du bon dans une dictature ? s’étrangla-t-elle.

— Certaines fois, il faut savoir prendre des décisions impopulaires. Comme des parents savent ce qui est bon pour leurs enfants, il faut savoir ce qui est bon pour le peuple, même si lui ne le sait pas encore, ou ne veut pas le voir.

— Le peuple ! Comme vous parlez de lui… ! On dirait que vous parlez de bétail !

— Mais justement ! insista le Seigé, ses yeux lançant des éclairs. Tu ne sais pas encore à quel point la foule est versatile. Elle écoutera celui qui parle le mieux, sans se soucier du sens ou du réalisme de ses paroles. Prends un individu au hasard. Ce sont ses petites affaires qui l’intéressent. Ses petits profits. Tant que sa vie ne subit pas de grands changements, que lui importe celui qui est à la tête ? Il a une opinion ? Mais qu’est-ce donc que son opinion, sinon ce qu’il a entendu dire, ou vu, ou lu quelque part ?

— Les gens ne sont pas idiots ! protesta-t-elle, outrée.

— Les gens sont facilement manipulables, la détrompa-t-il. Et ils ont la mémoire courte, et des convictions élastiques. Sais-tu que, lors des dernières élections, seulement un tiers des Citoyens sont allés voter ? Tout cela parce que cela tombait un jour intermess, et que la plupart ont préféré en profiter pour prendre des vacances ?

 Les jours intermess, c’étaient ces journées fériées qui s’intercalaient entre chaque mois de trois décades. Au nombre de dix par an, elles étaient souvent l’occasion pour les habitants du Quadrant de prendre un peu plus de repos que d’habitude, puisqu’elles se situaient alors directement derrière le jour de répit qui terminait chaque décade. Jusqu’à présent, Claire n’en avait jamais vu la couleur : si le Centre de Formation respectait bien le rythme de repos standard, ce n’était pas le cas de ses cours avec Inause, le Lieutenant Saulnier ou Seigé Leftarm, qui semblaient totalement ignorer une notion aussi basique que le repos hebdomadaire – enfin, décamadaire, plutôt.

— Alors que c’est pourtant un droit durement acquis, car ne devient pas Citoyen qui veut, poursuivit le Seigé, l’œil flamboyant. Mais le message était clair : ils se désintéressent de la politique, seul compte leur petit confort et surtout, leurs loisirs ! Et pour ceux qui ont pris la peine d’aller voter… ce sont les candidats qui ont dépensé le plus d’argent, qui avaient acheté le plus de médias, qui ont été élus, tout simplement. Leur programme, ou leurs qualités, ne sont pas entrés en ligne de compte. Ou très peu !

 Il se renversa dans son fauteuil. Ébranlée, Claire alla jusqu’à la fenêtre, fixant les immeubles de Kivilis, en contrebas, au-delà de la Prairie, qui tremblotaient dans la chaleur de l’après-midi. Était-ce possible ?

— La Del était pourrissante, reprit-il, comme pour lui-même. Elle s’effondrait sous son propre poids. Elle était trop vieille, trop compliquée. La moindre décision mineure mettait des décades à être votée, même quand il y avait urgence. Le moindre changement, la moindre tentative d’action étaient contestés par des associations politisées, par des lobbys tout-puissants… Les criminels, quand ils étaient arrêtés, attendaient des années leur jugement… quand ils n’étaient pas tout simplement relâchés, par manque de place dans les prisons, par corruption, ou par opportunisme. En résultat, l’insécurité montait sur toutes les planètes, et les honnêtes gens n’osaient plus sortir de chez eux. Le mécontentement grondait, dans toutes les couches de la société, le consentement à l’impôt se faisait de plus en plus difficile…

 Les yeux perdus dans le vague, le Seigé s’interrompit, puis secoua la tête.

— Alors, le Directeur a décidé de prendre les choses en main, reprit-il d’un ton soudain plus vif. Il en avait les moyens, et il savait que, s’il ne faisait rien, notre civilisation sombrerait inéluctablement dans l’anarchie, comme c’est déjà arrivé par le passé. Il devait faire quelque chose.

— En somme, il est devenu le sauveur de la Démocratie ? conclut ironiquement la jeune fille.

— Sans doute la postérité le jugera-t-elle ainsi, affirma-t-il sans sourciller, et ce ne sera que justice. Il a su prendre les décisions qui s’imposaient. Il a restauré l’ordre, relancé l’économie…

— Alors pourquoi n’a-t-il pas eu le courage de ses actions ? Pourquoi gouverne-t-il ainsi en secret, derrière le Président ?

Il y eut un moment de silence.

— Tu me déçois, dit finalement le Seigé. Cela me semble évident. Tu as bien vu ta propre réaction face au mot dictature… Il a évité une guerre civile, pour le bien de tous. Les gens sont heureux, l’ordre et la sécurité sont revenus, le commerce est florissant…alors pourquoi s’inquiéter de qui gouverne réellement, et de comment il gouverne ?

— D’accord. Mais personne ne s’est douté de rien ? Cela me paraît un peu dur à imaginer…

— Il y a toujours des élections, pour la forme. Avec même un semblant de campagne électorale, et des résultats presque disputés. Mais, pour finir, le Président gagne toujours, « juste d’une main », depuis des années. Et les Dynastes n’ont pas de pouvoir réel. C’est le Président qui a toujours le dernier mot sur les questions importantes, ce qui permet d’accélérer la prise de décision.

— Donc il laisse les politiques se chamailler sur les lois insignifiantes ?

Le Seigé lui lança un regard pénétrant.

— C’est exactement cela. Mais ce sont les Conseillers du Président qui détiennent le pouvoir, comme moi. Et nous, nous rendons compte directement au Directeur.

— Quand même… dans une galaxie aussi vaste… il doit bien y avoir des gens qui ne sont pas d’accord avec ça. Des gens qui voit plus loin que « leur petit confort », qui s’intéressent à qui gouverne, et comment, non ? Et eux, ça ne les gêne pas ?

— Il est vrai qu’il y a toujours des personnes qui préfèrent le chaos, ou la guerre civile, afin d’en profiter pour s’enrichir ou carrément prendre le pouvoir, corrigea le Seigé. Certains d’entre eux se regroupent en bandes armées, et sèment la terreur sur les planètes isolées. D’autres charognards veulent forcer les gens à se « rebeller » et à défier l’ordre établi, parce qu’ils savent très bien que le désordre qui en résultera servira leurs desseins… Les planètes qui veulent faire sécession, en général, sont influencées par ce genre de profiteurs…

 Claire haussa les sourcils. Ce n’était pas tout à fait ce qu’elle avait voulu dire, mais son professeur poursuivit :

— Nous sommes perpétuellement aux trousses de ces groupes anarchistes, mais ils sont mobiles et bien organisés… Ils essaient de couper les routes d’approvisionnement, n’hésitent pas à tuer et racketter si le besoin s’en fait sentir, afin de terroriser les populations. Ils mènent parfois des actions suicidaires – tu te rappelles sans doute la dernière fois qu’ils ont opéré sur Kivilis - afin de nous empêcher de prendre toute avance technologique qui pourrait nuire à leurs actions...

 Le cœur de la jeune fille se serra. Comment oublier, en effet, la raison pour laquelle elle avait été obligée de rester ici ! En pensant à ces terroristes sans visage, sans scrupules, la haine l’envahit brusquement, l’empêchant de réfléchir davantage au discours de son mentor. Bien sûr, ces crapules n’avaient pas commis leur attentat contre elle, personnellement, évidemment, mais le fait était là. Ils avaient détruit une partie de sa vie. Elle reconnaissait que cela lui avait permis de découvrir des facettes insoupçonnées de sa personnalité, mais elle ne leur pardonnerait quand même jamais. Jamais !

— Ils sont nombreux ? finit-elle par demander.

— Nous estimons que la plus dangereuse de ces bandes comprend environ un ou deux millions de partisans, répondit-il sombrement. C’est peu, à l’échelle de la galaxie, mais ils font beaucoup de dégâts, que ce soit en termes de propagande, de destructions, ou en nombre de victimes dans leurs diverses opérations de sabotage et de racket. Ils sont très bien organisés, de manière paramilitaire – ils possèdent même une flotte, qui effectue parfois des raids sur les planètes les plus isolées ou les stations spatiales mal protégées. Mais le plus préoccupant est qu’ils ont, parmi leurs dirigeants, des personnes qui étaient haut placées dans la hiérarchie de la Del avant son effondrement. Et ils ont encore beaucoup de relations en place, des sympathisants qui œuvrent en sous-main contre nous, sapant les fondements de la République de l’intérieur… C’est un travail sans fin que les identifier, les traquer, et les empêcher de nuire…

 Le Seigé secoua la tête. Jamais Claire ne l’avait vu si concentré, parlant avec tant d’intensité. Un feu sombre couvait dans son regard bleu glacier, et elle se félicita que la colère qui y brûlait ne lui soit pas destinée.

— Toutes ces personnes avaient prévu que la démocratie n’en avait plus pour longtemps, poursuivit-il sur le même ton. Les injustices qui régnaient alors ne les atteignaient pas, elles profitaient de la corruption érigée en système politique… Aussi, quand le Directeur a empêché que cela ne se produise, en promulguant le nouveau régime de la République de Kivilis avec ses lois beaucoup plus strictes, la plupart se sont enfuies, pour ne pas avoir à répondre de leurs actes. Et parmi elles, beaucoup possédaient des compétences techniques, politiques et militaires, qui leur ont permis de se structurer en cette entité armée, devenant plus dangereuses encore. Elles se sont même trouvé un nom de guerre, pour frapper les imaginations…

 C’est ainsi que Claire entendit pour la première fois parler des Libertans.

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