Chapitre 37 - Mise en situation
— Citez les 3 systèmes du Canton de Sully.
— Dethante, Shalayes, et… attends… oui, c’est ça, Royez !
— Correct. Quel est le nom de l’étoile principale de ce Canton ?
— …alors là, aucune idée, soupira Claire, qui se renversa sur son siège et regarda avec envie en direction de la fenêtre.
— Vous êtes pourtant censée le savoir, répondit la voix désincarnée. Nous l’avons étudié il y a dix-huit jours. Il s’agit de Fijea.
— Ah, oui, c’est vrai. Fijea. Franchement, Inause, à quoi ça sert de savoir le nom de l’étoile principale ? En plus, je suis sûre que là-bas, ils l’appellent simplement « le Soleil », comme tout le monde !
— Vous devez connaître les planètes de l’Atlas. Et leurs étoiles. Cela fait partie du programme. Reprenons… Dites-moi quel amas d’étoiles est généralement désigné sous le nom de Cédehesse ?
Affalée sur sa chaise, Claire soupira de nouveau. Impossible de laisser son attention vagabonder quand on avait un professeur particulier, à fortiori lorsque celui-ci était le programme informatique le plus tatillon qu’elle ait jamais connu. Un certain droïde de protocole doré pouvait aller se rhabiller ! Et encore, ce n’était pas la géographie stellaire qu’elle détestait le plus.
Heureusement, la fin du cours approchait. Inause posa encore quelques questions, auxquelles elle apporta un nombre honorable de réponses malgré tout, puis il lui annonça que la séance était terminée. C’était la fin de l’après-midi, et Claire bailla. Le matin, elle était partie très tôt avec une dizaine d’autres élèves du Centre, pour une session de collecte de renseignements en conditions réelles, et elle était épuisée.
Habillés de tenues passe-partout et non de leur uniforme de Cadet, ils avaient pris le TUVE pour rejoindre un immense complexe commercial situé dans l’un des quartiers les plus agités de Kivilis Oriental, au bord de la Mer d’Huile, le fameux District des Plaisirs, dont elle avait tant entendu parler par Pieric et ses amis. Hôtels et magasins en tous genres se côtoyaient sur des dizaines d’étages – même si un grand nombre d’achats s’effectuaient directement via l’HoloRéseau, des magasins gigantesques permettaient aux plus aisés de manipuler directement toutes sortes de marchandises de luxe – accompagnés de restaurants servant toutes les spécialités galactiques, même les plus répugnantes. Il était fortement déconseillé à un humain, par exemple, de rentrer dans une taverne skamanite, à moins d’avoir le cœur bien accroché !
À cela s’ajoutaient également les équipements de loisir les plus variés : salles de spectacle et de danse 0-g, casinos, armadas de simulateurs, sans compter les maisons closes. En bref, sur la planète la plus riche de la Galaxie, c’était le genre d’endroit toujours comble, quelle que soit l’heure ou la saison. L’endroit idéal pour passer inaperçu, se perdre, se retrouver - ou s’entraîner au métier de pickpocket.
Chaque étudiant avait été chargé d’une mission différente. Claire, pour sa part, avait dû trouver le moyen de subtiliser trois baynis dans l’une des salles de dîner-spectacle 0-g, et les rapporter à son instructeur sans se faire intercepter, ni par les propriétaires, ni par la Sécurité de l’établissement.
Ce n’était pas la première mise en situation à laquelle elle participait, mais il s'agissait de la plus délicate. Elle avait appris au Centre toutes les techniques des pickpockets, mais en conditions réelles, c’était une autre paire de manches. Surtout quand on a beaucoup plus envie de regarder son premier spectacle en 0-g que de faire les poches des spectateurs !
Mais elle avait ravalé sa curiosité, ses craintes, et ses scrupules, et s’était attelée à sa tâche avec détermination bien qu’avec appréhension, tandis que là-bas, au milieu du puits antigravité, les danseurs effectuaient leurs acrobaties.
Quand, très fière d’elle, elle avait rapporté les objets du délit à son formateur, celui-ci l’avait observée quelques instants. Il avait hoché la tête et, sans même prendre les baynis, lui avait intimé d’aller les remettre à leur place de la même manière.
Cette deuxième partie du test s’était avérée beaucoup plus compliquée. Sa dernière cible, une femme aux cheveux tressés, dressés avec arrogance tels des dards tout autour de sa tête, s’était retournée à l’instant fatidique, alors que Claire glissait discrètement le cylindre dans son sac à main.
Seul un usage instinctif du poeïr l’avait sauvée. Claire avait projeté vers sa victime un violent courant de pouvoir, pas vraiment maîtrisé, qui avait eu pour effet de faire plier la femme en deux de douleur, tandis que, loin là-bas, un danseur 0-g avait raté sa figure et était allé percuter l’un de ses partenaires. Ce qui n’était pas du tout l’effet recherché, mais avait suscité suffisamment d’animation pour lui permettre de déposer rapidement le bayni et de reculer discrètement. Les personnes alentour s’étaient empressées de porter assistance à la femme qui ahanait bruyamment, tandis qu’un brouhaha général s’élevait : les spectateurs blasés avaient remarqué qu’un problème s’était produit dans le spectacle aérien, et ils fixaient avec un intérêt tout neuf la troupe de voltigeurs, lesquels essayaient tant bien que mal de reprendre leurs positions.
L’air de rien, elle s’était éclipsée, s’efforçant de masquer son embarras. Son instructeur n’avait fait aucun commentaire, pensant qu’elle avait profité de la confusion liée à l’improbable erreur de chorégraphie pour mener à bien sa mission.
D’autres parmi ses camarades n’eurent pas cette chance. Trois d’entre eux ne firent pas le trajet de retour avec le reste de la classe, ce jour-là. Claire savait qu’ils seraient bientôt relâchés par les forces de sécurité locale, tant était grande l’influence de Bhénak, mais elle ne les enviait pas. La réprimande des officiers du Centre serait mordante. Et trop d’échecs menaient au renvoi, comme c’était déjà arrivé plusieurs fois depuis que les mises en situation réelle avaient débuté. Driiiss, par exemple, le gluant Sementer, n’était plus des leurs depuis plusieurs décades, non plus qu’Avi, l’une des sœurs Draaf.
Jusqu'à présent, elle avait toujours évité l’infamie de se faire attraper, mais la difficulté des exercices augmentait, et sans le poeïr, elle savait que ce jour-là, elle aurait échoué.
Après ce début de journée mouvementé, l’après-midi avait été consacré à un cours particulièrement soporifique d’Inause sur les mondes de l’Atlas, et Claire ne fut pas mécontente quand il se termina. Elle avait rongé son frein depuis son retour, toute la tension de la matinée refusant de redescendre, et elle attendait avec impatience son entraînement avec le Lieutenant Saulnier. Elle avait besoin de se défouler.
Son instructeur n’était pas encore là quand elle arriva dans le gymnase, et elle commença par quelques échauffements en l’attendant. C’était ironique de voir à quel point elle appréciait désormais ces moments de dépense physique, tellement éloignées de l’existence douillette et paresseuse qu’elle avait menée dans son ancienne vie. Mais ils lui permettaient de libérer toute la tension qu’elle accumulait dans son programme surchargé, et ses progrès l’encourageaient à poursuivre encore davantage ses efforts.
Il arriva sans crier gare alors qu’elle se relevait après une série d’exercices, et lui jeta un long bâton qu’elle attrapa de justesse.
— Aujourd’hui, nous allons voir ce dont tu es capable avec ça, dit-il en guise de salutations, avant de tenter immédiatement de lui faucher les jambes avec son propre bâton.
Comme d’habitude, peu de paroles furent échangées pendant l’heure qui suivit, et Claire en ressortit en nage, et percluse de bleus. Mais elle avait eu la satisfaction de toucher le Lieutenant plusieurs fois, réussissant même à le mettre à terre en une occasion. Il ne la félicitait jamais, et passait à un exercice plus difficile dès qu’elle commençait à maîtriser une technique, mais elle avait vu l’approbation dans son regard, et cela lui suffisait.
Lorsqu’elle arriva en B14, elle entendit les bruits de conversation dans la salle commune, au bout du couloir des translifts. Elle se hâta en direction de sa chambre, espérant ne croiser personne. Elle était trop fatiguée pour endurer une autre conversation sur l’étiquette avec Elanore Matoovhu…
Comme d’habitude, le minuteur arrêta la douche dans un délai bien trop court pour ses muscles endoloris, et elle soupira, se prenant à rêver à un bain, un luxe inimaginable ici. Elle enfila de nouveau son uniforme – elle avait fini par se faire au fait de mettre les mêmes habits plusieurs jours de suite, mais continuait à prendre une douche par jour, même si elle savait que la Coordinatrice désapprouvait - et regretta une fois encore qu’il ne soit pas permis de prendre ses repas dans les chambres. Elle n’avait pas la moindre envie de ressortir.
Mais elle avait appris à ses dépens à ne jamais sauter un repas si elle pouvait faire autrement – une leçon que son arrivée mouvementée à Bhénak lui avait durement enseignée ! Seigé Leftarm et ses autres instructeurs ne se souciaient jamais ici de trivialités telles que les heures des repas ou les heures de repos, et mieux valait prendre l’un ou l’autre dès qu’on en avait l’occasion.
Heureusement, l’heure était déjà tardive, et lorsqu’elle arriva dans la salle dite « de convivialité », mais où peu de résidents bavardaient jamais, seule une petite dizaine de personnes, des Humains pour la plupart, était encore attablée autour du petit bassin ornemental, qui glougloutait doucement. La majorité pianotait sur son bayni, travaillant encore à diverses tâches, et ils levèrent à peine la tête à son entrée. Elle salua brièvement les autres d’un signe de tête avant de se diriger vers le distributeur le plus proche et de remplir son plateau. Non qu’elle n’aimât les plats qui étaient proposés – elle trouvait que la plupart des textures ici étaient trop lisses, et les saveurs souvent trop épicées à son goût – mais elle avait toujours faim. Ce qui, fort heureusement, ne se voyait pas sur sa ligne, qui n’avait jamais été aussi svelte. Entre les entraînements physiques quotidiens et les séances de contrôle du poeïr, elle brûlait bien plus de calories qu’elle ne l’aurait jamais cru possible.
Elle s’installa à une table isolée, dos au mur comme c’était devenu son habitude. Elle n’avait jamais aimé être assise dos à la foule, même avant son arrivée à Bhénak, mais à la suite de son entraînement, c’était devenu un réflexe, ainsi que de toujours repérer les sorties avant même que de s’asseoir.
L’holoprojecteur communautaire installé dans un coin de la pièce diffusait en sourdine le fil d’actualités du réseau interne de Bhénak : nouvelles affectations, annonces de maintenances diverses, le tout entrecoupé des informations générales de Kivilis et des autres grands systèmes, de séances du Concile Dynastial et de notifications sur le trafic planétaire. Pas de publicités sur cette « chaîne », qui n’était pas à proprement parler une chaîne de télé – ou d’holo – diffusion telle que Claire les avait connues auparavant, mais plutôt un canal d’informations géré par Bhénak, informations réservées aux habitants de la Résidence, qui pouvaient aussi bien être des militaires que des diplomates ou encore des administratifs du Concile, comme le Secrétaire Thranca.
La jeune fille mangea rapidement, sans prêter attention aux nouvelles qui défilaient, jusqu’à ce qu’un mot lui fasse dresser l’oreille. Un nouvel attentat venait d’avoir lieu sur Kassiop, l’une des planètes du Canton d’Era. Les images transmises par les médiarobots montraient une école et un hôpital dévastés par plusieurs explosions. Les pertes étaient très importantes. L’attentat n’avait pas été revendiqué, mais tout portait à croire qu’il s’agissait d’un acte du groupe Libertan, très actif dans ce Canton qui comportait de nombreux chantiers navals. En regardant les images de mort et de désolation à des années-lumière de là, Claire sentit son repas tourner à l’aigre dans son estomac.
Comment peut-on être si méprisable, s’attaquer ainsi à des enfants, à des malades ? Tout ça par soif de pouvoir ? Ça me dégoute !
La haine et la colère étaient encore bien présentes quand elle retourna dans sa chambre, ce soir-là. Elle tenta de mettre en pratique les exercices de méditation que lui avait enseigné le Seigé pour atteindre ce nœud de calme où résidait son poeïr, mais sans beaucoup de succès. Allongée sur son lit, les yeux fixés sur la fenêtre, sur le ciel perpétuellement constellé des points lumineux de la circulation stratosphérique, elle avait pourtant programmé pour l’aider l’une de ces musiques apaisantes, typiques de Margnez, qu’elle avait découvert sur l’HoloRéseau et qu’elle affectionnait habituellement. Mais ce soir-là, malgré les notes douces et aériennes qui cascadaient doucement, elle ne parvenait pas à se calmer. La tension refusait de retomber.
Elle était donc parfaitement réveillée quand l’appel mental survint.
Dans mon bureau. Immédiatement.
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