Chapitre 38 - Défi

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 Claire se redressa, instantanément en alerte. Il n’était pas rare désormais que, négligeant les holomess, son professeur la convoquât ainsi simplement d’une pensée, aussi impérieuse que silencieuse, à des heures totalement aléatoires, parfois même au milieu de la nuit, et elle avait appris à tout abandonner séance tenante pour le rejoindre.

 Cela présageait toujours de quelque chose d’important. La première fois, elle avait pensé qu’elle avait rêvé, et s’était rendormie. Mal lui en avait pris ! Il lui arrivait encore de ne pas « entendre », mais après quelques réprimandes bien senties, elle avait appris à ne dormir que d’un œil.

 D'autant plus que la notion de nuit et de jour ne voulait pas dire grand-chose pour le Seigé, qui passait sa vie entre le temps artificiel des croiseurs spatiaux, le fuseau horaire du Concile Dynastial, et celui de Bhénak. Le personnel qui travaillait avec lui ne pouvait donc pas se montrer regardant sur des aspects aussi triviaux que les périodes de repos ou les jours de congés – d’ailleurs, pour ces derniers, qu’ils soient de fin de décade ou intermess, Claire n’en avait encore jamais vu la couleur.

 Elle sauta dans ses habits - non pas l’uniforme de Cadet, qu’elle ne mettait que lorsqu’elle se rendait au Centre, mais la tenue passe-partout, sans le moindre ornement, qu’elle portait partout ailleurs dans Bhénak - et quitta sa chambre. Les couloirs étaient passés à la lumière tamisée du mode « nuit », et tout était calme. Elle croisa les habituels OLS en patrouille, qui la saluèrent de la tête sans la contrôler, accoutumés à sa présence dans ce Secteur de la Résidence. Mais parvenue au turbolift qui menait au Grand Bureau, elle fut tout de même contrainte de s’identifier, comme le spécifiait la procédure.

 Assis sur une banquette de la Niche de Réception, Leftarm consultait son bayni. Les restes d’une collation rapide étaient visibles sur la table basse attenante. Claire salua et, sans attendre l’ordre, débarrassa la table. Le Grand Bureau était relié via un vestibule privé aux quartiers d’habitation personnels du Seigé, vastes, mais aménagés sans ostentation particulière, si ce n’est que chaque meuble était de qualité supérieure. Il y avait une chambre, dans laquelle elle n’était jamais entrée, une cambuse, et une salle à manger.

 Le plus souvent, Leftarm mangeait directement dans son bureau, sans s'arrêter de travailler. Elle ne l’avait jamais vu inactif. Alors qu’elle rangeait la vaisselle dans le casier approprié, elle vit du coin de l’œil la cape verte, soigneusement posée sur un portant, à sa place habituelle dans le vestibule. Elle sentit un frisson lui traverser l’échine. Pour elle, cette cape était bien plus qu’un vêtement. C’était un symbole de tout ce qu’était le Seigé, sa puissance, son mystère, son aura, et elle ne pouvait pas la voir sans ressentir avec intensité la présence imposante de son propriétaire.

 Elle revint se poster au garde-à-vous, à la disposition de son employeur. Sans relever la tête de son travail en cours, ce dernier lui fit signe de s’asseoir sur le canapé en face de lui. Elle s’exécuta et attendit, tendue. Elle savait d’expérience que tout pouvait arriver durant ces séances, et avait appris à ne jamais baisser sa garde.

— Un problème de dosage, ce matin ? s’enquit-il d’un air détaché, les yeux toujours fixés sur le rapport affiché sur son bayni.

 Elle rougit. Bien que ses instructeurs du Centre ignorent tout de ses capacités "spéciales", le Seigé savait toujours exactement quand et comment elle avait fait usage du poeïr.

— Je voulais juste endormir la méfiance de cette femme, avoua-t-elle. Mais… ça n’a pas marché comme prévu.

Je crois bien que je lui ai fait du mal !

 C’était la première fois qu'elle perdait à ce point le contrôle. Sur le moment, elle ne s’était pas attardée sur l'infortunée, se dépêchant de finir ce qu’elle était venue faire et de disparaître, heureuse de la diversion. Mais avec le recul, elle se sentait mal à l’aise. Avait-elle blessé cette femme qui ne lui avait rien fait ? Elle réalisa qu’elle avait volontairement ignoré ce sentiment, toute la journée durant, parce qu’il était par trop perturbant.

— Le poeïr peut tuer, dit gravement le Seigé, levant enfin les yeux de son écran. Non maîtrisé, il peut causer des dommages physiques, ou psychiques, irrémédiables.

— Vous croyez que… l’interrompit-elle, subitement angoissée, avant de se reprendre. Excusez-moi.

— Vous avez un don très puissant, reprit Leftarm, ignorant l’interruption. À mon avis, vous aurez même, à terme, suffisamment de force pour tuer uniquement par l’esprit. Surtout si vous faites face à un non-Wardom, incapable de se protéger.

 Une sueur froide la parcourut. La télépathie, la télékinésie, c’était une chose. Améliorer ses capacités, influencer les émotions d’autres personnes, c’était également bien pratique. Mais pouvoir blesser, voire tuer, par la simple force de l’esprit, c’était totalement différent. C’était même carrément déloyal !

— Ce n’est qu’un outil comme un autre, répliqua son employeur, suivant sa pensée – et avec lui, ce n’était pas une métaphore. À vous de décider ce que vous en faites. À vous de vous entraîner suffisamment pour ne pas risquer de blesser les gens, comme ce matin, simplement parce que vous étiez sous pression.

 Que répondre à cela ? La réprimande était sévère, mais méritée. Elle n’avait pas vraiment réalisé, jusqu’alors, qu’elle avait les capacités de blesser sérieusement, voire de tuer quelqu’un, rien qu’avec son esprit.

— Mais cette femme… savez-vous comment elle va ?

— Elle va bien, répondit froidement le Seigé. Et, heureusement, personne, que ce soit parmi vos instructeurs ou le public, n’a compris ce qui s’était passé.

— Je suis désolée.

— Cela ne sert à rien d’être désolée. Vous devez travailler davantage. Manifestement, votre contrôle laisse encore à désirer.

 Elle savait que cela ne servirait à rien que de se chercher des excuses, ou de tenter de s’expliquer. Leftarm ne tolérait pas les erreurs. Elle attendit en silence, mais le Seigé en avait manifestement terminé avec les reproches. Il reprit son bayni et dit alors sur le ton de la conversation :

— C’est bientôt la fin du quart en Secteur E. Les techniciens de maintenance vont en profiter pour aller se restaurer. Rapportez-moi donc une dizaine de baynis, personnels ou techniques. Maintenant.

 Une dizaine ! Elle le fixa, abasourdie, mais sans lever les yeux, il lui fit signe de disposer. Réprimant un soupir d’exaspération, elle se leva, très raide, et salua. Elle allait tourner les talons quand il reprit :

— N’oubliez pas : la colère, bien maîtrisée, peut être une bonne façon d’augmenter la puissance du poeïr. Mais c’est à double tranchant, concernant la précision. Étant donné vos exploits de ce matin, je vous suggère donc de dominer un peu vos émotions si vous prévoyez de l’utiliser dans ce nouvel exercice…

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