Chapitre 39 - Le Hangar Trois (1/2)

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 Claire quitta le turbolift qui desservait le Grand Bureau, saluant d’un signe de tête les gardes en faction, puis enfila le couloir. Elle fulminait. Dix baynis ! En pleine nuit, alors qu’elle n’avait même pas le prétexte de la foule pour se cacher ! Et tout ça au Secteur E, où ses nombreuses incursions au Hangar Dix-Sept, du temps de l’équipe de Pieric, faisaient qu’elle n’y était pas inconnue !

 Ce qui n’était sans doute pas étranger au fait que c’était précisément là que l’envoyait le Seigé.

 Parvenue devant le translift qui menait au Secteur E, elle s’efforça au calme. Déjà, son esprit pratique reprenait le dessus, examinant le problème, décortiquant les diverses possibilités. Elle savait que Leftarm, d’une manière ou d’une autre, ne perdrait pas une miette du spectacle. Elle en avait pris l’habitude, et cela ne la dérangeait désormais plus, ou presque.

 Lorsque la cabine arriva, une ébauche de plan commençait à se faire sentir, au fond de son esprit. Alors que les Niveaux et Secteurs défilaient sur l’afficheur, elle tira son bayni de sa poche de cuisse et l’ouvrit d’un geste sec. Appelant le planning des équipes du Secteur, elle l’étudia soigneusement.

Là. Oui, ça pourrait marcher...

 Lorsque le translift s’immobilisa, elle tenait son idée.

 Mémorisant rapidement les informations nécessaires, elle replia le bayni et sortit dans le couloir. Elle se dirigea d’un pas décidé vers le Hangar Trois. C’était l’un des plus grands, mais surtout, si elle devinait juste, l’un des plus fourmillant de monde : quelques jours plus tôt, toute une escouade de chasseurs y avait été rapatriée. Elle était présente lors de la réunion de l’état-major dans le Grand Bureau, quand la décision avait été prise de ramener les appareils et leurs pilotes pour une révision générale. Cela n’avait pas manqué de faire tempêter quelques amiraux, qui voyaient d’un très mauvais œil un escadron entier – l’un des meilleurs, qui plus est – à terre à Bhénak. Mais ils n’avaient pu que s’incliner devant l’autorité du Seigé, et les vingt-cinq appareils avaient atterri la veille.

 Elle avisa le local de maintenance le plus proche, grâce aux lignes orange et marron du sol et aux icônes sur la porte. Tous ses sens aux aguets, elle tenta de sentir s’il y avait des personnes de l’autre côté. Sensation difficile à décrire, comme d’essayer d’écouter, de sentir, de voir, sans avoir d’information d’aucun de ces sens, et pourtant !

 Malgré l’heure tardive, la zone était loin d’être déserte, et elle ne pouvait pas se permettre de rester plantée dans le couloir, la main sur la porte, sinon elle allait attirer l’attention. Décidant qu’elle n’avait ressenti personne dans le local, elle passa son poignet sur la plaque, avec l'espoir que son Code Rouge ne lui ferait pas défaut.

 La porte s’ouvrit avec un déclic, et elle entra d’un pas décidé. Bien lui en pris, car contrairement à ce qu’elle avait perçu, la pièce n’était pas vide. Deux Treuzes en combinaison jaune de la Production étaient tranquillement assis sur un banc, mangeant avec appétit, tandis qu’un Humain en orange, la tête dans son casier, était en train de se changer.

 Ils levèrent le nez à son arrivée et elle sentit son cœur lui manquer. Mais très vite, son entraînement reprit le dessus. Elle afficha un air assuré et se dirigea vers les casiers du fond, non sans leur faire un petit hochement de tête en passant. Le cœur battant à tout rompre, elle tenta de projeter vers eux une pensée apaisante.

Je ne vous intéresse pas… Je suis à ma place ici, vous n’avez pas à vous inquiéter… je ne mérite vraiment pas que vous vous posiez des questions…

 Elle ne savait pas si elle s’y prenait correctement, s’ils percevaient quoi que ce soit, mais elle poussa les idées en leur direction, comme une couverture chaude et rassurante. L’Humain détourna très vite le regard, revenant à son casier, mais les deux Treuzes la fixaient toujours avec curiosité.

 Masquant son appréhension, elle continua sa marche en direction de la dernière rangée de casiers, celle recouverte du symbole marron des équipes d’entretien, tout en maintenant la projection du poeïr. Elle s'arrêta devant l’avant-dernier vestiaire et passa son poignet sur la plaque d’identification, espérant que son intuition était la bonne, et qu’elle avait correctement mémorisé les informations de l’Intendance.

 Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Elle sentit un filet de sueur couler le long de son dos. Comment allait-elle se sortir de ce mauvais pas ? Mais soudain, la serrure cliqueta, et le casier s’ouvrit.

Décidément, ce Code Rouge a vraiment du bon !

 A l’intérieur, comme elle l’espérait, une combinaison marron était accrochée à côté des effets personnels du propriétaire du casier. Selon le planning qu'elle avait consulté un moment plus tôt, il s'agissait de son jour de repos. Croisant les doigts, elle revêtit l'uniforme terne du personnel de nettoyage, tordit ses cheveux sur le sommet de son crâne, enfonça solidement le calot sur sa tête pour les dissimuler, puis examina rapidement le contenu du casier. Mais sa chance n’alla pas jusqu’à lui fournir un bayni oublié.

 De l’autre côté du vestiaire, les deux non-hums avaient fini par détourner la tête, et repris leur repas accompagné de borborygmes. Le temps qu’elle finisse de s’habiller, l’Humain avait quitté la pièce, et les deux autres semblaient l’avoir totalement oubliée.

 Elle retraversa le vestiaire, l’air aussi blasé que possible, projetant toujours ses pensées apaisantes, puis empoigna l’une des machines à répulseurs qui servaient à laver le sol, stockée dans un recoin à proximité de la porte. Ces autolaveuses ne lui étaient pas inconnues : elle avait appris leur fonctionnement au Centre lors d’un de ses cours. Se mêler aux équipes d’entretien était en effet l’un des premiers "trucs" qu’on leur avait suggéré en cas d’infiltration. Dans ce monde comme dans l’autre, les personnes qui faisaient le ménage étaient, le plus souvent, totalement invisibles pour la plupart des autres employés...

 Une fois dans le couloir, elle laissa la porte se refermer derrière elle, non sans soulagement. Mais elle devait rester concentrée ! Elle se reprit et se dirigea d’un pas nonchalant vers le hangar, poussant sa machine devant elle.

 Son Code Rouge lui ouvrit les portes du hangar. Pourtant, le soldat de garde la dévisagea, et elle se rendit compte avec un soudain malaise qu’elle le reconnaissait : à l’époque où elle descendait au Hangar Dix-Sept, il était régulièrement de faction non loin de Pieric et ses amis.

 Il étrécit les yeux, et elle vit qu’il la reconnaissait également, malgré son déguisement. Il fronça les sourcils et, avant qu’elle n’eût pu faire un geste, lança un contrôle de son profil.

 Elle pesta intérieurement. Habituellement, on ne vérifiait pas les identités, et surtout les profils, pour un simple passage de seuil. Les gardes et autres vigiles se contentaient de valider l’autorisation d’accès, sans chercher plus loin. Son profil – et donc, son Code Rouge – restaient masqués. Ce qui ne serait pas le cas avec un scan total de sa puce !

 Le résultat s’afficha sur le lecteur. Avec un mouvement de surprise, le soldat leva les yeux vers elle, son expression changeant du tout au tout. Il nota sa tenue, revint à son écran, puis de nouveau à elle. Sans faiblir, elle soutint son regard, le défiant de dire quoi que ce soit.

 Intérieurement, elle ne pouvait s’empêcher de trembler. Pourvu qu’il ne fasse pas tomber sa couverture ! Elle ne craignait rien de la part de la Sécurité, évidemment, mais s’il lui fallait trouver une autre idée, elle perdrait beaucoup de temps.

 Le garde sembla s’apprêter à dire quelque chose, puis se ravisa. Il jeta un dernier regard sur le lecteur, avant de s’effacer pour lui permettre de passer. Elle poussa doucement l’autolaveuse devant elle, sentant le regard de l’homme peser sur elle longtemps après qu’elle l’eut dépassé.

 Le hangar immense, encore plus grand que le Dix-Sept, bruissait d’agitation alors que les équipes de maintenance continuaient à s’affairer autour des berceaux d’entretien malgré l’heure nocturne. Pas moins d’une demi-douzaine de chasseurs étaient à la révision, et les autres s'alignaient soigneusement au fond de la vaste caverne.

 Comme elle l’avait escompté, nul ne faisait attention à elle. Elle se dirigea vers les bureaux – quasiment tous les hangars de Bhénak étaient organisés selon le même plan, quelle que soit leur taille, et ses incursions au Dix-Sept lui avaient au moins permis de se familiariser avec les lieux – et pénétra dans la zone qui comportait à la fois les espaces de détente et les locaux administratifs.

 Comme l’avait dit Leftarm, c’était la fin du quart. Parmi ceux qui venaient de quitter leur poste, un certain nombre se trouvaient là, qui levèrent la tête à son approche et détournèrent tout aussi rapidement le regard, reprenant leurs discussions.

 Elle enclencha le cycle de lavage. L’autolaveuse commença à parcourir la zone de repas, évitant les tables et les sofas. Voutant le dos, elle fit alors le tour de la pièce, ramassant les plateaux abandonnés, nettoyant les miettes, rassemblant les chaises autour des tables vides, non sans examiner discrètement les lieux et les occupants, à la recherche des objets qu’elle était venue chercher.

 Elle repéra sept baynis posés sur les tables, à côté de leurs propriétaires. Trois d’entre eux étaient en cours d’utilisation et elle les élimina d’office. Les autres étaient une possibilité, elle devait les garder en tête pour plus tard.

 Laissant l’autolaveuse continuer son travail, elle parcourut les bureaux pour récupérer les reliefs de repas et les lancer dans le puit de recyclage – Elanore Matoovhu serait indignée de voir le laisser-aller qui régnait dans ce Secteur ! – et en profita pour empocher discrètement trois baynis qui avaient été laissés là, bien en évidence. Elle en récupéra deux autres dans des vestes pendues à des crochets, et encore un autre dans un tiroir non verrouillé.

 Elle glissa soigneusement ses prises dans sa combinaison – une chance, repliés, les baynis n’étaient vraiment pas encombrants ! – et retourna dans la salle de repos.

 L’un des quatre baynis potentiels avait disparu, son propriétaire ayant fini son repas s’était éclipsé. Un autre était désormais déroulé entre les mains d'un petit Yllus, qui ne pouvait s’empêcher d’émettre des couinements fébriles en lisant un rapport.

 Cela n’en laissait que deux, toujours posés, l’un près du plateau d’un Sullite qui discutait avec véhémence avec son voisin, et l’autre sur une banquette, à côté de sa propriétaire, une Humaine d’un certain âge en combinaison orange recouverte de traces de cambouis, qui semblait s’être assoupie après son repas.

 Celui de l’Humaine fut facile à subtiliser – nul besoin de talent particulier si ce n’est de discrétion. Pour le Sullite, elle dût mettre à profit son entraînement et détourna son attention en débarrassant les plateaux, pour s’emparer du bayni en douceur. Puis, l’autolaveuse ayant fini fort à propos son nettoyage du sol, elle s’éclipsa discrètement.

 Huit. Il en manquait toujours deux et elle ne devait pas s'attarder, car ses victimes allaient bientôt se rendre compte du larcin. Ici, les gens ne consultaient pas aussi fréquemment leur bayni que les Terriens leur smartphone, mais elle devait tout de même s’éclipser le plus rapidement possible.

 Par chance, poussant l’autolaveuse devant elle, elle aperçut un homme d’une trentaine d’années qui examinait le contenu d’une grande caisse, à quelques mètres d’elle.

— Eh ! Vous pourriez pas faire attention avec votre machin ! s’écria-t-il quand elle l’eut – malencontreusement – bousculé.

 Elle se confondit en excuses en l’aidant à se relever. Il la fusilla du regard avant de retourner à sa caisse, sans se rendre compte que sa poche était vide.

 Et de neuf !

 Elle s'éloigna et jeta un regard circulaire, à la recherche de sa dernière proie. Mais les techniciens s’affairaient sur les appareils, hors d’atteinte. Les baynis dérobés faisaient une bosse sous sa combinaison. Elle ne devait pas s'attarder !

 Elle commença à se diriger vers la porte, déterminée à s’éclipser et à tenter sa chance ailleurs. Alors qu’elle passait sous l’un des chasseurs en réparation, elle remarqua la veste abandonnée par une technicienne sur l'échafaudage à côté d'elle. La tête plongée dans l’un des compartiments techniques, la femelle sullite ne faisait absolument pas attention à ce qui l’entourait - mais elle se trouvait à trois mètres au-dessus du sol.

 Claire s’arrêta, faisant mine de régler un paramètre sur le côté de sa machine, et observa soigneusement la veste hors d’atteinte. Ce renflement, là, pouvait bien être ce qu’elle cherchait…

 Doucement, elle projeta son pouvoir. Elle trouvait la télékinésie plus facile en imaginant d’invisibles tentacules qui se tendaient vers sa cible, même si le Seigé lui reprochait souvent cette manie, inutile selon lui. Mais comme cela fonctionnait mieux pour elle de cette façon, elle continuait malgré les remontrances.

 Toujours agenouillée sur les contrôles de l'autolaveuse, elle sentit le contact avec ce qu’elle cherchait alors que ses doigts mentaux invisibles s’insinuaient par la poche. Doucement, elle tira… encore… encore un peu… le bayni glissa, millimètre par millimètre.

 Il fallait faire vite. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, l’esprit toujours fixé sur la poche. Personne ne semblait la remarquer, pour l’instant. Elle tira encore, et soudain le bayni tomba de l’échafaudage.

 Juste à temps, elle ralentit la chute pour éviter qu’il ne frappe le sol et s’abime ou, pire encore, ne fasse du bruit en tombant. Sa propriétaire, toujours concentrée dans ses branchements, n'avait pas tourné la tête.

 Le cœur battant, elle se redressa. Personne ne semblait avoir rien remarqué. Elle reprit son chemin derrière sa machine, l’air de rien, et récupéra son dernier trophée, défaillant presque de soulagement. Ça y était ! Maintenant, sortir sans se faire prendre, et ramener tout ça au Seigé…

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