Chapitre 40 - Le Hangar Trois (2/2)
Alors que Claire atteignait la porte, le garde s’interposa et lui posa une main sur l’épaule.
— Déjà fini ? fit-il mine de s’étonner. Et où est donc le reste de votre équipe ?
Intérieurement, elle pesta. Il ne manquait plus que ça !
— Justement, je me suis trompée de hangar, improvisa-t-elle. Je viens de m’en rendre compte. En fait, ce soir, je dois faire le Deux.
Il plissa les yeux. Il était parfaitement conscient qu’elle lui mentait, nul besoin de poeïr pour s’en rendre compte.
Qu’avait-il vu ? L’avait-il surveillée tout du long ? C’était probable, même s’il n’avait pas dû pouvoir voir grand-chose, de là où il se trouvait. Cependant, il y avait un risque.
Et jusqu’où irait-il ? Il savait qu’elle détenait un Code Rouge, ce qui devait lui donner une petite idée de son importance réelle au sein de Bhénak.
Techniquement, j’ai parfaitement le droit d’être ici, même si je n’ai rien à y faire, et encore moins dans la tenue du personnel d’entretien...
Alors, que choisirait-il de faire ? Il pouvait arrêter une personne louche – qu’on trouverait en possession de baynis volés – mais risquerait-il de perturber les agissements d’un Code Rouge ?
— Oh, je vois, acquiesça-t-il gravement. Vous êtes sûre que ce n’est pas le Dix-Sept ?
Elle soutint son regard.
— Non, le Dix-Sept, c’était avant.
— Il me semble effectivement qu’on ne vous y a pas vue depuis longtemps, insinua-t-il. Si je me souviens bien, vous ne faisiez pas partie de l’entretien, à l’époque.
Soudain, ce petit jeu l’agaça. Parce qu’ils étaient trop loin pour que quiconque d’autre puisse surprendre leur conversation, parce qu’il se faisait tard et qu’elle souhaitait en finir le plus vite possible, elle se redressa, décidant d’abandonner sa couverture.
— Vous êtes observateur, approuva-t-elle alors d’un ton beaucoup plus froid.
Sans qu’elle ne s’en rende compte, son intonation avait pris la nuance subtile, mélange d’autorité, de menace et de sous-entendus, dont elle entendait si souvent faire preuve le Seigé.
L'imitation dut être convaincante, car le soldat – qui avait le double de son âge, sinon plus – écarquilla les yeux.
— Maintenant, poursuivit-elle sur le même ton, allez-vous continuer à me faire perdre mon temps, ou dois-je en référer à plus haut placé ?
Elle croisa mentalement les doigts. C’était la première fois qu’elle tentait ce genre de bluff, et n’avait pas la moindre envie que son employeur ne vienne se mêler de l’histoire. Mais comme cet homme savait qu’elle possédait des accréditations bien supérieures à celles d’un simple personnel d’entretien, autant s’en servir.
Il ne fallait surtout pas qu’il la fouille ! Même si elle ne craignait pas grand-chose – en dernier recours, le Seigé interviendrait pour la sauver de son propre service de sécurité –, son professeur considérerait à coup sûr l’épreuve comme nulle, et Dieu savait quel exercice supplémentaire il lui ajouterait alors ! Sans compter les sarcasmes dont elle ferait l’objet !
Arriverait-elle à paraître suffisamment sûre d’elle pour convaincre le garde de ne pas aller plus loin ?
Le soldat la fixa encore un instant. Elle pouvait sentir son hésitation, entre perplexité, méfiance et, oui, il semblait bien, crainte ! Mais soudain, il parut prendre une décision. Il secoua doucement la tête, et s’écarta. Sans la quitter des yeux, il actionna l’ouverture de la porte, lui faisant signe de passer.
Elle le remercia d’un bref hochement de tête et franchit la porte, tête haute. Ce n’est que lorsque le battant se fut refermé derrière elle qu’elle se rendit compte qu’elle avait retenu son souffle. Elle expira tout doucement, sentant rétrospectivement une sueur froide lui glacer les épaules.
Purée ! J’ai sacrément eu chaud, cette fois !
En même temps, une exaltation inconnue la saisissait. C’était la première fois qu’elle osait s’imposer ainsi à Bhénak, première fois qu’elle affirmait les prérogatives de son Code Rouge devant témoins, première fois qu'elle quittait son rôle de Cadette discrète, anonyme ou presque ! Certaines personnes – Matoovhu, le Lieutenant Saulnier, et quelques autres – savaient qui se tenait vraiment derrière elle, mais jusqu’à présent, elle n’avait jamais eu à faire preuve de l’autorité dont le Seigé lui avait fait don.
Ici, elle avait fait plier quelqu’un de l’âge de son père, de l’âge de ces professeurs ou des autres adultes qui jadis l’intimidaient tant ! Elle n’avait pas baissé les yeux !
C'était grisant !
Lorsqu’elle arriva au pied du turbolift qui menait au Grand Bureau, débarrassée de son autolaveuse et de sa combinaison, qui avaient retrouvé leur place dans le local de maintenance, elle sentait les baynis peser contre son flanc, là où elle les avait cachés. Les soldats de garde scannèrent sa puce, comme à chaque fois. Mais cette fois, au lieu de saluer et de la laisser passer, ils fixèrent le renflement de sa tunique – pas très visible, mais que ne pouvaient ignorer des yeux entraînés.
— Vous dissimulez quelque chose, ici, indiqua l’un des gardes. Je vais devoir vous prier de me montrer ce dont il s’agit.
Son collègue avait décalé sa main vers son arme, prêt à dégainer au moindre geste suspect.
Elle se retint de lever les yeux au ciel – cela ne finirait donc jamais ! – et dégrafa lentement son col d’une main, laissant l’autre bien en évidence. Même s’ils la connaissaient, les gardes n’hésiteraient pas à tirer s’ils pensaient qu’elle constituait le moindre danger pour le Seigé.
— Bien sûr, acquiesça-t-elle. Mais je vous préviens, vous allez trouver ça bizarre.
Toujours sans geste brusque, elle saisit la poignée de baynis – elle tenait à peine dans sa main - et la sortit de sa tunique. Les dix cylindres argentés étincelèrent dans la lumière alors qu’elle les présentait aux gardes.
— Vous pouvez vérifier, ce sont juste des baynis, expliqua-t-elle. Je ne voulais pas vous alarmer, désolée.
Elle n’ajouta pas qu’elle avait préféré les dissimuler tant qu’elle était encore dans le Secteur E, au cas où l’alerte soit donnée. Mais elle n’aurait pas pensé que les gardes du Seigé y verraient une menace, et s’en voulut de son manque d’anticipation.
Les deux soldats examinèrent soigneusement les objets. Enfin convaincus qu’ils ne constituaient pas un danger, ils les lui rendirent.
Ils ne lui demandèrent pas ce qu’elle faisait avec dix baynis. Du moment que cela n’était pas une menace, ils estimaient probablement qu’ils n’avaient pas à le savoir.
Ils s’écartèrent, et elle put enfin accéder au dernier turbolift. Alors que les portes se refermaient, elle dut repousser un brusque accès de fatigue. Le milieu de la nuit était largement passé, et cette journée qui avait déjà été dure semblait ne pas avoir de fin !
Elle espérait juste que Leftarm ne lui intimerait pas de retourner remettre les baynis au même endroit. Tout en se doutant que c’était, malheureusement, plus que probable.
La lumière du Grand Bureau était baissée à son minimum quand elle pénétra dans la pièce, la porte s’ouvrant silencieusement devant elle. Il était assis derrière son bureau, dans la pénombre, les mains jointes devant lui dans cette attitude de réflexion attentive qu’elle lui voyait si souvent. Seuls ses yeux semblaient refléter la lumière, et ils étaient fixés sur elle.
Elle s’avança, sans un mot, et déposa les dix cylindres sur la surface noire devant lui, puis recula d’un pas, et salua, avant de se mettre au garde-à-vous.
Les yeux de glace tombèrent un instant sur les baynis, avant de revenir à elle.
— Des difficultés particulières ?
— Rien que je n’aie pu gérer, répondit-elle, toujours au garde-à-vous.
Il ne répondit pas, et le silence s’éternisa. Il la fixa encore un moment, puis revint aux cylindres éparpillés sur la table. Elle se tendit, redoutant ses prochaines paroles. Mais quand elles arrivèrent finalement, ce n’était pas ce à quoi elle s’attendait
— Beau travail, Assistante, annonça-t-il alors, ses mains quittant leur jointure pour aller faire rouler doucement les cylindres les uns contre les autres. Vous pouvez disposer pour ce soir.
Elle salua de nouveau, sentant une bouffée de fierté la parcourir. Les félicitations du Seigé étaient rares, et elle les accueillait toujours avec une joie intense.
— A vos ordres !
Alors qu’elle atteignait la porte, main tendue vers le bouton d’ouverture, elle entendit la voix froide s’élever de nouveau.
— Alors… quel effet cela vous a-t-il fait ?
Sa main retomba.
— Quel effet… ?
— Vous le savez bien.
Lentement, elle se retourna. Les yeux du Seigé étaient fixés sur elle, exigeant une réponse.
— Dites-le, Assistante.
Elle savait de quoi il voulait parler. Elle le savait parfaitement.
— C’était… pratique, reconnut-elle.
Un sourcil se haussa. Non, il ne la laisserait pas s’en tirer comme ça.
— Bon, d’accord, capitula-t-elle devant le regard sans faille. J’ai aimé ça. Je l’avoue !
Leftarm acquiesça gravement.
— Avec le temps, cela vous paraitra tellement naturel que vous oublierez ce que vous avez éprouvé la première fois que vous avez fait plier quelqu’un. Alors faites attention. Ne vous laissez pas griser par ce sentiment de pouvoir, et n’oubliez pas : chaque action entraine une réaction.
— Que voulez-vous dire ?
— Ce soldat ne vous oubliera pas. Il cherchera à se renseigner. Il ne dira rien, mais le temps de votre anonymat ici est compté, et il vous faudra l’assumer.
Elle fronça les sourcils.
— Est-ce une mauvaise chose ?
— Êtes-vous prête ? répliqua-t-il.
Elle ne répondit pas. Prête à quoi ? Elle ne voyait pas très bien de quoi il voulait parler. À devenir officiellement son assistante ? C’était ce à quoi elle se préparait depuis des mois ! Elle avait encore beaucoup à apprendre, certes, mais elle avait tellement progressé ! Et pourtant, elle n’avait pas l’impression que c’était à cela qu’il faisait allusion.
Comme elle se taisait, il secoua la tête.
— Eh bien, c’est ce que nous verrons. Vous pouvez disposer.
Cette fois, elle était vraiment congédiée. Elle salua une dernière fois et quitta le bureau, sentant les yeux pensifs peser sur elle.
Encore un test, et encore une fois, elle n’était pas sûre d’en avoir compris le but.
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