Chapitre 41 - Jour de repos

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 Ce jour-là, exceptionnellement, c’était relâche.

 Les jours de repos étaient une denrée rare à Bhénak. Certes, l’usage galactique voulait que le dixième jour de chaque décade soit un jour chômé, auquel se rajoutait le jour intermess une fois par mois, mais ce genre de considération n’avait, jusqu’à présent, pas concerné l’entraînement de Claire. Si elle ne descendait effectivement pas au Centre ces jours-là, elle continuait à prendre des cours avec Inause et le Lieutenant, sans compter, bien sûr, les convocations aléatoires du Seigé. C’était devenu sa routine, son quotidien, et elle n’imaginait pas que ses journées puissent se dérouler autrement.

 Aussi quand ce matin-là apprit-elle que son professeur virtuel serait indisponible pendant plusieurs heures pour cause de mise à jour, se retrouva-t-elle quelque peu dépourvue devant tant de temps libre imprévu. D’autant plus que Leftarm étant parti hors-planète la veille, il y avait peu de risques qu’elle ait droit à une séance dans le Grand Bureau ce soir-là. Tout juste aurait-elle, en fin de journée, son entraînement quotidien avec le Lieutenant.

 À quoi allait-elle bien donc pouvoir occuper toute cette journée ? Bien sûr, elle pouvait étudier, méditer, s’entraîner : ses divers instructeurs auraient probablement eu tout un tas de suggestions pour lui éviter de s’ennuyer ! Mais rien ne la tentait moins qu'une journée enfermée dans sa chambre, et elle décida de sortir. Non pas hors de Bhénak – cela, c’était encore et toujours interdit, hormis en sessions de mise en situation – mais sur la Colline, de l’autre côté de l’Esplanade. Le plus loin possible des murs austères de la Résidence, dans la nature – aussi peu naturelle que soit la végétation faussement embroussaillée qui entourait Bhénak.

 Redoutant qu’un ordre de dernière minute ne vienne contrecarrer ses plans, elle se rendit dans la salle commune, vide à cette heure, et brava l’un des interdits de la Coordinatrice en commandant de la nourriture qui puisse facilement s’emporter à l’extérieur : des fruits et divers biscuits secs.

 Le cœur battant devant la transgression, elle dissimula prestement ses prises dans sa tunique. Elle savait que ses faits et gestes étaient surveillés et qu’elle était susceptible de recevoir une réprimande pour son non-respect des règles, mais depuis quelques temps, elle se sentait d’humeur frondeuse.

 Elle toujours si sage et si respectueuse sentait bouillir ces derniers temps comme un appel, un vent de révolte. Pas vraiment contre le Seigé, non, mais contre toutes ces règles et procédures qui régissaient la vie à Bhénak, et particulièrement dans le Secteur B.

 Au fur et à mesure que grandissaient son assurance et sa confiance en elle, entraînement après entraînement, elle supportait de moins en moins l’atmosphère confinée de la Résidence et la discipline stricte imposée au moindre élément de la vie quotidienne par l’austère Elanore Matoovhu - et ses autres chaperons.

 Depuis son incursion au Hangar Trois, elle avait réalisé qu’elle possédait un certain pouvoir – un pouvoir qui n’avait rien à voir avec le poeïr. Elle avait toujours su que son Code Rouge lui permettait beaucoup de choses, mais elle n’en avait jamais visualisé les pleines possibilités, ni l’effet qu’il pouvait avoir sur les gens.

 L’incident avec le garde lui trottait encore dans la tête, ainsi que les énigmatiques mises en garde du Seigé. Elle n’avait pas vraiment envie de provoquer de nouveau ce genre de situation – d’ailleurs, elle se doutait que son employeur n’aurait pas approuvé – mais le frisson de pouvoir qu’il lui avait procuré était dur à oublier.

 Aussi avait-elle commencé à se promener de plus en plus souvent dans Bhénak, poussant de plus en plus loin ses investigations, en dehors du périmètre restreint qu’elle s’autorisait jusqu’alors, du Centre de Formation au Secteur B en passant par le Grand Bureau et le Hangar Dix-Sept.

 Si son Code Rouge ne lui ouvrait pas toutes les portes – certaines zones restaient inaccessibles, opaques même quand elle consultait le plan tridimensionnel de Bhénak – il lui permettait d’entrer dans presque tous les Secteurs. Au fur et à mesure de ses investigations, qu’elle réalisait en général le soir, après ses entraînements divers, elle avait découvert les Niveaux de Maintenance – les services de cuisine, de laverie, et les coursives d’entretien diverses -, le Secteur Médical – où elle ne s’était pas attardée, l’endroit lui rappelant trop de mauvais souvenirs - et bien d’autres encore.

 Elle avait surtout redécouvert, avec un émerveillement aussi neuf que la première fois, la Salle d’Apparat, avec ses vitraux qui représentaient, elle le savait désormais, l’histoire tragique de Kivilis et Boutae.

 Ce hall de proportions gigantesques, vestige du château qui se dressait autrefois sur la colline, occupait la plus grande partie du Secteur A. Il était essentiellement utilisé pour les rares mais brillantes réceptions que donnait le Seigé, ou lorsqu’il souhaitait impressionner l’un de ses invités, après un atterrissage sur l’Esplanade. Le reste du temps, la Salle demeurait vide et obscure, uniquement éclairée par ses vastes vitraux et ses mosaïques luminescentes. Nul n’était censé s’y trouver, et c’était donc à chaque fois avec un frisson d’excitation qu’elle passait son poignet sur le lecteur d’accès, consciente de transgresser une règle bien établie.

 Elle était sûre que son employeur était parfaitement au courant de ses expéditions. Il ne lui avait jamais rien dit, mais elle n’imaginait pas qu’il puisse se produire quelque chose dans la Résidence sans qu’il ne soit au courant. Mais il n’avait jamais évoqué le sujet, et elle avait décidé de prendre cela pour un accord tacite.

 Et ces petites « transgressions » - puisqu’il s’agissait d’endroits où elle n’avait que faire - étaient pour elle autant de victoires contre Bhénak. Des preuves qu’elle existait encore vraiment par elle-même, qu’elle n’était pas juste la future Assistante du Seigé, ou la Cadette du Centre de Formation. Et encore moins la jayn du Niveau B14, la petite mascotte de Matoovhu, sage et obéissante !

 Mais pas de Salle d’Apparat pour celle, ce jour-là : rien ne la tentait moins que de rester entre des murs.

J’ai besoin de lumière, et de soleil ! Toute une journée pour moi, ou presque… Il faut que je sorte, histoire d’avoir l’impression de vraiment en profiter !

 Après le dédale de couloirs familiers, elle sortit sur les Remparts. Quelques coureurs, une patrouille : en ce jour de repos, le chemin de ronde était bien moins fréquenté que d’habitude. Ici, la plupart des gens ne sortaient pas se promener dehors quand ils avaient du temps libre. Ils préféraient se plonger dans des holovids, quand ils ne partaient pas faire une excursion à l’autre bout du système - pour ceux qui en avaient les moyens.

 Se mettant à courir à petites foulées, elle laissa la sombre silhouette de Bhénak derrière elle et parvint bientôt à l’extrémité ouest, à l’opposé de la forteresse. Là, l’énorme bâtiment disparaissait presque aux regards, masqué par le sommet de la colline. Une végétation disparate couvrait la crête, faite de bosquets rabougris et d’herbe rase. De loin en loin, un évent rappelait que la totalité du mont était creusée de galeries, salles, hangars et autres secteurs d’habitation : la masse sombre de Bhénak n’était que la partie émergée de l’iceberg.

 Escaladant le muret intérieur, elle quitta le chemin de ronde et se retrouva dans une herbe d’un vert tirant trop vers le bleu pour ressembler à de la vraie herbe. Mais qu’importait. Encore quelques mètres d’ascension, plutôt abrupte, et elle gagna un bosquet qui lui offrit un abri parfait contre la chaleur qui commençait déjà à faire frémir l’air sur la Prairie, loin en contrebas.

 Avant de s’asseoir, elle sortit son bayni afin de vérifier la flore autour d’elle. Elle commençait à connaître un certain nombre de choses sur son monde d’adoption, mais il restait toujours un risque qu’elle passât à côté d’un danger pourtant évident pour tous les autres. Par danger, s’entendait l’équivalent local des orties, du sumac vénéneux, ou encore de divers autres insectes piqueurs ou urticants. Heureusement, dans un univers où il était courant de changer de planète, les outils d’analyse de l’environnement immédiat – a fortiori sur la planète-capitale - étaient monnaie courante et permettaient de scanner rapidement les dangers les plus évidents. Elle lança le programme approprié et laissa les senseurs du bayni vérifier l’environnement autour d’elle.

 Nul danger particulier n’ayant été révélé, elle s’installa confortablement dans l’herbe sèche, s’adossa au tronc torturé d’un arbuste aux feuilles argentées, et passa un long moment à admirer tout simplement le paysage. Après tous ces mois ici, elle ne se lassait toujours pas du panorama : les tours brillantes, les immeubles élancés entrecoupés de jardins suspendus, tremblotant tels des mirages au bout de la Prairie, dans la chaleur déjà forte de ce milieu de matinée.

 Posant ensuite le bayni sur ses genoux, elle sortit le stylet intégré et lança une nouvelle fonctionnalité sur l’appareil à tout faire. Elle avait récemment découvert ce programme qui transformait son bayni en tablette graphique perfectionnée.

 Le papier, ou ses imitations locales, n’était pas totalement absent de Kivilis, mais relativement peu utilisé. Tout passait par les baynis, les holoécrans ou les mémos électroniques. Aussi aurait-il été difficile pour elle de justifier de l’achat d’un calepin à dessin ! Or, dans son ancienne vie, elle dessinait sans cesse et couvrait ses cahiers de lycée de gribouillis, personnages divers et paysages à peine ébauchés.

 Les premiers mois ici, elle avait eu bien trop à faire pour ressentir l’envie de prendre un crayon. Mais petit à petit, l’idée avait germé, s’était installée, et ce jour de congé inattendu était l’occasion inespérée de voir si ce passe-temps, jadis si agréable, était quelque chose de possible. Un loisir, une activité qui n’aurait rien à voir avec son entraînement et ses divers devoirs, qu’elle ferait juste pour elle, et pas pour Bhénak !

 Les minutes, puis les heures passèrent. Elle maîtrisa vite le logiciel et, s’il manquait l’aspect physique de la chose, le contact du papier, de l’encre, de la peinture, elle retrouva des sensations qu’elle croyait avoir oubliées. Alors qu’elle esquissait le paysage devant elle, la longue plaine en contrebas, les immeubles élancés et étincelants, la circulation dense du ciel et la végétation étrangère, elle oublia le temps, prenant à peine un moment pour grignoter les provisions qu’elle avait apportées.

 C’est seulement quand son chronomètre bipa qu’elle réalisa qu’elle avait complètement oublié son entraînement avec le Lieutenant Saulnier.

— Monestier ! entendit-elle fulminer à son poignet. Vous vous croyez où ? Vous pensez que je n’ai que ça à faire ? Rejoignez-moi au Hangar Trente-Sept, et au trot !

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