Chapitre 44 - Station G-DAI (2/2)
Quand Claire, piteuse, eut à peu près terminé de nettoyer l'espace autour d'elle, le Lieutenant lui expliqua comment se propulser d’un bloc à l’autre. Certains, comme celui auquel elle s’accrochait, étaient fixes, identifiés par leurs lignes de lumière verte. Les autres, parcourus de bandes rouges, n’étaient pas stabilisés, et la moindre poussée les faisait dériver du côté opposé – tout en dérivant soi-même de l’autre côté. Les blocs étaient de toutes les tailles, certains assez grands pour se tenir à plusieurs sur l’une de leurs faces, tandis que d'autres s'avéraient à peine plus gros qu’un ballon de foot cabossé de toutes parts.
Sensation très particulière que de se propulser d’un bloc à l’autre, sans sensation de haut ni de bas ! Un peu comme nager dans une piscine, sans avoir les mouvements ralentis par l’eau. Au début, Claire sentit le vertige la reprendre, ses sens complètement mis à mal par l’apesanteur. Sans sa rigoureuse formation, elle se serait sans doute recroquevillée dans un coin en tremblant de peur et en attendant désespérément qu’on vînt la chercher.
Mais la présence implacable du Lieutenant, et la pensée de la réaction du Seigé si jamais elle se retrouvait à échouer à l'épreuve, réussirent à la motiver suffisamment pour qu’elle arrive à dépasser ses peurs. Mettant à profit toutes les techniques qu’elle avait apprises, elle réussit à ignorer la terrible sensation de déséquilibre.
Sur les conseils de son instructeur, elle prit la base du dôme comme référentiel de sol. Il était plus facile de s’imaginer s’envoler vers la planète que flotter entre la base et Kivilis, avec l’infini sous les pieds. Une fois ce principe posé, les choses parurent plus faciles.
Elle passa un certain temps à sauter de bloc en bloc, suivant les indications du Lieutenant. Quand elle fut rôdée à l’exercice, il la laissa seule dans le dôme, se propulsant d’un geste sûr vers le sas. Il sauta sur la plateforme d’un mouvement fluide et disparut par la porte. Quelques secondes plus tard, sa voix résonna dans l’immense coupole.
— Maintenant, dirigez-vous uniquement vers les blocs qui changent de couleur. Dans le bon ordre.
À côté d’elle, un bloc venait de passer au blanc. Elle sauta dessus et, dès qu’elle l’eut atteint, un autre changea de couleur, puis encore un autre. Passant de bloc en bloc comme sur une marelle, le jeu commençait à l’amuser quand son objectif suivant se retrouva être l’un de ces blocs « sans attache » qui se déroba immédiatement sous son pied et l’envoya dériver à l’autre extrémité de la salle. Un ricanement dans le haut-parleur lui apprit, si elle en avait besoin, que le piège était voulu.
Utilisant le poeïr pour se rétablir, elle lança un tentacule mental vers le bloc fixe le plus proche, ce qui l’empêcha de repartir en tourbillonnant comme la première fois. Nul commentaire ne sortit du micro quand elle se rétablit et se propulsa vers sa prochaine cible, mais elle se sentit assez fière d’elle.
Quand son instructeur considéra qu’il l’avait assez fait courir de bloc en bloc, il rajouta une difficulté supplémentaire. Surgi de nulle part, un rayon la frappa de plein fouet sur la cuisse, et elle ressentit le furieux picotement de l’impact irradier jusqu’à l’extrémité de sa jambe. Déséquilibrée en plein saut, elle rata le bloc qu’elle visait et heurta violemment de l’épaule le bloc suivant. Elle partit en tournoyant et mit plusieurs secondes à stabiliser sa trajectoire. Pendant ce temps, d’autres tirs fusèrent, heureusement sans la toucher. Alors qu’elle rejoignait un énorme octaèdre, assez massif pour qu’elle puisse s’abriter derrière, une deuxième salve fusa d’un autre côté et la frappa, cette fois au bras. La douleur à ce moment-là fut telle qu’elle faillit relâcher sa concentration, et manqua presque sa destination.
— Allez, hop, du nerf ! intima la voix du Lieutenant alors qu’elle se retournait en direction de la nouvelle menace. Nettoyez-moi tout ça !
Comme s’il s’agissait d’un signal, de plus en plus de lanceurs s’armèrent, et les tirs s’entrecroisèrent dans le vaste espace surmonté par la surface brillante de la planète. Certains ricochèrent sur les blocs, la plupart se perdirent dans les profondeurs du dôme, se diluant sur le bouclier magnétique qui protégeait le plastacier, mais certains passèrent dangereusement près de la jeune fille.
Elle ne craignait rien, bien sûr. Ces tirs d’entraînements ne pouvaient pas la blesser sérieusement, mais les douleurs à l’impact étaient bien réelles. Et, au-dessus d’un certain nombre de touches, toujours aléatoire, les combinaisons étaient programmées pour se rigidifier temporairement, rendant alors impossible tout mouvement, ce qui signait en général la fin de la partie.
Hors de question que je sois mise hors-jeu !
Elle se propulsa sur le bloc derrière lequel elle se protégeait, cherchant du regard et de l’esprit d’où provenaient les tirs, et sauta vers le container le plus proche. Un autre tir l’atteignit à la hanche, mais elle ignora la douleur. Décrochant son arme, elle visa et tira d’un même mouvement.
Raté !
Les tirs fusaient autour d'elle, illuminant l'espace de flashs argentés. Elle sentit la panique monter, débilitante, alors qu'elle atteignait un nouveau bloc. Un nouvel impact, sur l'épaule cette fois. Elle retint un cri, mais paradoxalement, la douleur la fit revenir à elle. Elle se força à respirer calmement, fit le vide dans son esprit, puis visa de nouveau. Cette fois, le tir fit mouche, et l'automate grésilla dans un flash de lumière bleue alors qu’il passait en mode inactif. Elle sauta une nouvelle fois, se réceptionna sur le caisson suivant et attrapa l’une des poignées qui courait sur son pourtour pour se propulser dans une autre direction, évitant de justesse un nouveau trait.
Elle cessa alors de réfléchir, s’immergeant encore plus profondément qu’elle ne l’avait encore jamais fait dans ces facultés psychiques qu’elle avait appris à écouter et à suivre. Les tirs fusaient, de toutes les directions, plus ou moins bien ajustés par les automates, mais elle volait d’un bloc à l’autre, se propulsant d’un coup de pied, s’accrochant d’une main, effectuant rotations et virages d’un geste sûr, tirant sur les cibles, les unes après les autres.
Ne pas réfléchir, surtout ! Laisser libre cours à son instinct, ne pas penser à l’apesanteur, au vide environnant, à la douleur des tirs qui avaient déjà atteint leur cible et lui raidissaient le flanc.
Là-bas, dans la salle de commande, le Lieutenant Saulnier ne perdait pas une miette du spectacle.
Le soleil parut briller d’un éclat plus vif, alors que Primor, l’étoile du système de Kivilis, atteignait le bord de la planète, pour un bref, mais intense, coucher de soleil. Les blocs de métal qui emplissaient le dôme flamboyèrent soudain d’une vive lueur orangée, presque rouge, alors que l’astre se glissait sous l’horizon. Les tirs continuaient tandis que Claire se propulsait d’un caisson à un autre, envoyant voler les blocs mobiles à droite, à gauche, déviant les traits de feu qui éclataient en particules argentées.
La nuit tomba d’un coup, seulement illuminée par les lasers qui s’entrecroisaient dans le dôme, les fourmillements bleutés qui tremblotaient brièvement sur les automates touchés au moment de leur désactivation, et les éclairages sourds qui soulignaient les détails des piliers de soutien du dôme et les pourtours du sas d’entrée.
Soudain, les tirs cessèrent. Claire mit quelques secondes à réaliser que le crépitement lumineux s’était arrêté, que seule la face nocturne de la planète, parcourue de myriades de lumières, qui traçaient des motifs gigantesques sur la surface, éclairait désormais le dôme silencieux. Elle dérivait dans le quadrant supérieur, plus proche qu’elle ne l’avait jamais été des vastes plaques de transparacier qui la séparaient du vide spatial. Dehors, les navettes continuaient leur ballet incessant, silencieux, alors que plus loin, sur cette orbite géostationnaire, s’alignaient d’autres stations, probablement gigantesques, mais qui paraissaient minuscules, tant les distances qui les séparaient étaient immenses.
Elle se laissa flotter, encore grisée par le combat qui venait de se dérouler, par les sensations qu’elle avait éprouvées, par cette maîtrise qu’elle avait ressentie, qu’elle avait manifestée. Elle aurait été bien en peine de dire combien de temps avait duré la séance, ni de se rappeler le détail des multiples manœuvres, sauts et évitements qu’elle avait effectués. Avait-elle atteint beaucoup de cibles ? Avait-elle été beaucoup touchée ? L’adrénaline peinait à redescendre, et tous ses sens restaient à l’affut, afin qu’elle ne se fasse pas surprendre quand les tirs reprendraient.
C’est la voix du Lieutenant Saulnier qui la rappela à l’ordre, curieusement neutre.
— Entraînement terminé. Je vous attends dans le sas.
Déjà ? Les quatre heures sont passées ?
Secouant la tête, elle attrapa le bloc le plus proche pour se propulser vers le pied du dôme, vers le sas qui s’ouvrait au bas de la coupole d’entraînement.
La brusque reprise de gravité la fit tituber quand elle parvint à la porte, et elle manqua tomber, se rattrapant fort peu élégamment à la main courante. La sensation d’horizon bascula alors qu’elle prenait pied sur la plateforme, et la nausée qu’elle avait totalement oubliée la reprit, lui tordant violemment les entrailles alors que la porte s’ouvrait.
Son instructeur était dans le hall. Un regard lui suffit, et il lui tendit un sac sans un mot, juste à temps. Alors qu’elle s’essuyait la bouche d’un air penaud, il lui indiqua la direction du vestiaire d’un signe de tête, et elle se précipita.
— Débriefing dans cinq minutes, lui lança-t-il. Vous avez été touchée six fois… il suffit d’une seule pour y rester. Il va falloir faire mieux que ça !
Alors que la porte commençait à se refermer, elle se retourna et demanda :
— Et j’ai eu combien de cibles ?
— Toutes. Les deux cent cinquante, entendit-elle avant que la porte ne soit totalement refermée.
Claire, encore essoufflée, ne put alors s’empêcher de sourire pour elle-même dans la pièce déserte. Nul besoin de poeïr pour reconnaître la fierté qui sourdait dans la voix de son sévère instructeur…
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