Chapitre 45 - Le Mont Miroir (1/2)
Ce matin-là, Claire montra d’un air assuré son poignet à l’OLS qui contrôlait les entrées, d’un geste devenu tellement familier au cours des mois passés qu’elle prêtait plus attention. Après l’avoir scanné, le garde opina de la tête et enclencha l’ouverture de la porte sans un mot. À Bhénak, on ne parlait pas pendant le service, et encore moins quand on était de poste à proximité du Seigé.
Le hangar n’était pas très imposant. À côté du Dix-Sept, celui de Pieric, ou du Trois, dans lequel elle avait subtilisé les baynis quelques décades plus tôt, il paraissait même ridiculement petit. Mais la navette personnelle de Seigé Leftarm n’était pas si grande. Sous les projecteurs qui éclairaient la piste, sa ligne élancée, couleur de vieux bronze, rutilait de mille feux.
Quelques techniciens s’affairaient encore autour du vaisseau. Claire espérait pour eux que leur travail d’entretien était terminé, car le Seigé pouvait surgir d’un instant à l’autre, et il exigeait que sa navette soit toujours prête à décoller. Malheur à qui le retardait, il était remercié aussitôt !
La porte s’ouvrit de nouveau, et son employeur entra. Les techniciens s’écartèrent du fuselage et se mirent au garde-à-vous. Claire en fit autant, au pied de la coupée. En passant devant elle, le Seigé l’inspecta du regard, et eut un imperceptible hochement de tête. Sur son ordre, elle avait revêtu sa tenue civile, ce qui voulait dire que, selon le code vestimentaire compliqué de Kivilis, elle s’était habillée de façon solennelle et codifiée.
Dans un univers aussi vaste et aussi complexe, aussi ancien, aussi pluriculturel que celui de Kivilis, l’uniformité était impossible, de même que les phénomènes de mode. En matière d’habillement, tout avait été essayé et testé depuis longtemps, du plus terne au plus flamboyant, et désormais chacun en faisait à sa tête, privilégiant, dans la majorité des cas, le confortable et le pratique.
Mais, bien qu’extrêmement diversifié et versatile, le système vestimentaire de Kivilis admettait certaines règles, peu nombreuses, mais incontournables.
La cape était l'une d'entre elles. Il s'agissait un élément fondamental de la « tenue publique », dite civile, de tout Citoyen. S’il lui était souvent préféré une banale veste dans la vie quotidienne, il n’en était pas de même dans les hautes strates de l’Etat, ni même dans n’importe quelles circonstances un tant soit peu officielles. La cape était un véritable élément social, une marque de rang soigneusement codifiée.
Une seule personne avait le droit de porter une cape balayant franchement le sol : le Président de la République, Micaïl Molla. D’autres, comme Seigé Leftarm et les autres ministres, portaient humblement une cape dite a-maxima, dont la différence de longueur avec le vêtement présidentiel était minime, si bien qu’il était difficile, à des yeux non exercés, de faire la distinction.
À partir du type b-maxima, cette différence se faisait au contraire nettement sentir, puisque la cape arrivait à la cheville. C’était celle des Grands-Dynastes, qui supervisaient le Concile Dynastial, la chambre des lois. Puis venait la c-maxima, celle des Grands-Gouverneurs et Grands-Amiraux, puis la d, que revêtaient les simples Dynastes et Généraux. La longueur diminuait de plus en plus au fur et à mesure que l’on passait aux a-media, b, c, d, puis a-minima, b, c, d. Enfin venait la plus courte, la novicia, qui couvrait à peine les épaules, et à laquelle avait droit, par définition, tout Citoyen de Kivilis. Était Citoyen toute personne à jour de ses obligations militaires et fiscales, et n’ayant jamais commis de crime ou de délit.
Nul code de couleur, seule comptait la longueur. Toute infraction était sévèrement sanctionnée, allant de la simple amende à la peine de prison selon l’importance de l’usurpation. Mais pasticher la tenue présidentielle ou a-maxima en public était passible de la peine capitale.
En dehors de cela, toutes les fantaisies étaient acceptées, ou presque, quoique pas toujours considérées de très bon goût. Mais selon l’endroit, des interdits ou règles étranges s’appliquaient parfois, et elles avaient paru à Claire, du moins au début, assez bizarres. Ses bras et ses jambes étaient ainsi toujours intégralement couverts – la nudité des membres était un tabou rarement transgressé sur Kivilis même, surtout à Bhénak, et on ne voyait jamais la peau plus haut que les poignets, même par mégarde.
La cape qu’elle avait jetée ce jour-là sur ses épaules lui arrivait aux genoux. Elle lui avait été remise quelques jours plus tôt directement par le Seigé. Il l’avait appelée au Grand Bureau et, sans autre commentaire, lui avait tendu une cape d-media, avant de la congédier. Sur le chemin du retour, elle avait croisé Elanore Matoovhu, dont les yeux s’étaient agrandis en voyant le vêtement soigneusement plié sur son bras. La digne femme s’était contentée de hocher la tête, mais le lendemain, en revenant d’entraînement, Claire avait trouvé sur son lit un uniforme civil qui s’accordait parfaitement à la cape.
Sa veste aux couleurs de Bhénak, vert et noir, n’avait aucun ornement. Seule une épaulette dorée à l’épaule gauche, ornée de trois crans, indiquait qu’elle occupait une fonction de secrétaire. Quatre crans auraient signifié qu’elle était assistante particulière du personnage de rang plus élevé qui la précédait, ce qu’elle deviendrait un jour. Pour l’instant, elle n’était aux yeux de tous qu’une aide de Seigé Leftarm parmi d’autres, même si, ce jour précis, elle était seule.
Aujourd’hui, elle allait être présentée au Directeur.
*
La navette jaillit de la bouche violemment éclairée du hangar et fusa vers l’horizon. Le soleil venait de se lever, éclairant de sa lumière rasante les tours et les immeubles de la planète-capitale. Les ribambelles de lumières qui s’étiraient dans le ciel sombre pâlirent, mais ne disparaîtraient pas tout à fait, même quand l’astre serait à son zénith. Jamais le trafic ne cessait sur Kivilis, pas même aux heures les plus profondes de la nuit.
L’intérieur de la navette était silencieux. Malgré l’assurance qu’elle affichait, Claire ne se sentait pas à l’aise. Et pour cause ! Malgré tout ce qu’elle avait vécu depuis son arrivée ici, ce n’était que la seconde fois qu’elle était admise à bord. Désormais, elle savait à quel point c’était un immense honneur d'accompagner ainsi le Seigé. Et malgré tout ce qu’ils partageaient, le symbole n’était pas anodin.
Pourtant, ce n’était pas ce qui la troublait le plus. Depuis la veille, lorsque le Seigé l’avait convoquée pour lui annoncer le programme du lendemain, elle ne pouvait se défaire d’une inquiétude diffuse, qu'elle ne parvenait pas à endiguer. Sans doute était-ce juste qu’elle allait rencontrer l’homme le plus puissant de cette planète, et même de cette Galaxie, plus puissant encore que son employeur, tentait-elle se raisonner. Sans succès.
Elle pensait qu’ils mettraient le cap sur le siège de Déneterr, situé quelque part sur Kivilis Occidental, mais la navette prit la direction de l’Est, là où se situait le centre du pouvoir officiel : le Mont Miroir, l’imposant palais présidentiel.
Nommé ainsi à cause de sa forme pyramidale parfaite et de sa façade entièrement recouverte de duracier, qui reflétait la lumière du soleil et des lunes à des kilomètres à la ronde, c'était là que demeurait officiellement le Président. Là également que se tenait le Concile Dynastial, l’assemblée qui, comme Claire le savait désormais, n’était là que pour donner un semblant de démocratie à la dictature.
Le Directeur gouverne derrière le fauteuil du Président. Elle avait toujours pensé que Leftarm parlait au figuré, quand il évoquait la répartition réelle des pouvoirs au sein de la République. Alors que la navette filait droit vers le soleil, Claire comprenait désormais pourquoi le Seigé lui avait dit de se présenter en tenue codifiée.
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