Chapitre 46 - Le Mont Miroir (2/2)

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 Une heure plus tard, le Mont Miroir était en vue.

 Niché au sein d’un immense jardin arboré, le bâtiment étincelant, une pyramide à base carrée entièrement recouverte de duracier, dominait les alentours. Un fleuve aux eaux paresseuses longeait son extrémité sud, sinuant dans le parc avant de se jeter dans une impressionnante cataracte, plus loin à l’ouest.

 Le Palais Présidentiel n’avait pas le même genre de prestance que Bhénak, mais se révélait tout aussi imposant. Il s'élevait sur un socle d’où s’élançaient, aux quatre points cardinaux, quatre longues allées couvertes, dont l’une passait au-dessus du fleuve. Au bout de chaque allée, une zone d’atterrissage, semi-sphérique, constellée de baies et de puits d’envol.

 Malgré l’heure matinale, le trafic était déjà dense. Mais la navette du Seigé n’eut pas à patienter pour se poser sur l’Aire Sud, dans l’un des hangars privés. Un translift les mena directement à l’intérieur même du bâtiment, sur une promenade qui surplombait le Hall Principal.

 Bien que de dimensions moindres que la Salle d’Apparat de Bhénak, le Hall était néanmoins impressionnant. Peut-être justement parce que, contrairement à la grande salle de la Résidence, il grouillait de monde et de lumière, avec ses murs de marbre clair, ses colonnes élégantes et ses batteries de turbolifts dans leurs cages de verre et d’acier.

 Claire avait l’impression de dominer une fourmilière, bruyante et colorée. En ce jour de Concile, les Dynastes de toutes les races de la République discutaient en petits groupes, accompagnés de leurs conseillers et secrétaires. Ils déambulaient doctement sur les trois promenades inférieures et le vaste espace central, tandis que les taches noires des Officiers de la Sécurité Dynastiale, impassibles à leur poste, tranchaient parmi les habits bariolés. Le brouhaha de centaines de conversations montait vers les étages supérieurs, parfois ponctué d’une exclamation ou d’un rire, alors que les médiarobots voletaient de groupe en groupe, sous l’œil vigilant des OSD.

 Sur la galerie supérieure, le calme régnait. Exception faite des omniprésents gardes du Concile, Claire et son employeur étaient seuls. Les mains sur la rampe, Leftarm contemplait l’agitation en contrebas, sans qu’aucune expression ne vienne trahir ses pensées. Claire perçut sans peine le mépris, à peine amusé, qu’il accordait aux Dynastes et à leurs assistants. Finalement, il se détourna, et partit d’un pas décidé en direction de la porte la plus proche.

 Ils enfilèrent plusieurs couloirs silencieux avant d’arriver dans un petit atrium, d’aspect modeste, où deux Humaines discutaient, nonchalamment appuyées contre un mur.

 Elles étaient grandes, et vêtues de tenues qui laissaient ignorer peu de choses de leur anatomie. Leurs longs cheveux, blonds pour l’une, roux pour l’autre, étaient identiquement rassemblés en une longue tresse relevée par des peignes d’or. Maquillées avec recherche, leurs vêtements ajustés (une longue jupe fendue pour l’une, un short extrêmement court pour l’autre), au-dessus de hautes bottes pointues, semblaient faits des tissus les plus coûteux.

 Claire haussa un sourcil. Après tous ces mois passés à Bhénak, elle avait intégré le tabou sur la nudité des membres, et la tenue provocante de ces filles sculpturales lui parut indécente, a fortiori ici, en plein palais présidentiel. Mais à leur posture qui se raidit imperceptiblement quand ils arrivèrent dans le hall, à leur regard instantanément en alerte, elle les identifia ensuite pour ce qu’elles étaient réellement : des gardes du corps.

 Reconnaissant le Seigé, les deux femmes se détendirent et reprirent leur pose de nonchalance affectée, non sans la détailler du regard, en un coup d’œil rapide de professionnelles. Sous leurs yeux froids, légèrement ironiques, elle se sentit rougir. Ces femmes exsudaient une assurance et surtout une sensualité telle qu’elle se sentit gauche et pataude, dans sa tenue stricte, sans fioritures, les cheveux sévèrement tirés sur la nuque dans sa queue-de-cheval habituelle.

 Elle ne devait pas paraître dangereuse, car les femmes reportèrent très vite leur attention sur Leftarm. D’un mouvement félin, la rousse se redressa et, jetant au passage un regard (aguichant ? provocateur ? moqueur ?) au Seigé, les précéda jusqu’à la plus grande porte de l’atrium. Sa compagne leur emboîta le pas de la même allure souple et faussement désinvolte.

 Claire sentit l’agacement de son professeur, deux pas devant elle. Elle ne voyait pas son visage mais devinait qu’il arborait son masque impassible habituel, dissimulant soigneusement son irritation. Elle le connaissait cependant trop bien désormais pour s’y laisser prendre. Et les deux femmes semblaient savoir parfaitement quel effet elles faisaient au sévère Seigé, et s’en amuser !

 La première femme actionna le mécanisme de la porte, puis s’effaça pour les laisser passer, en un salut impeccable, mais dans lequel Claire perçut une légère ironie, et une troublante désinvolture. Et ce n’est que lorsqu’elle l’eut dépassée qu’elle réalisa que l’attitude moqueuse, un peu narquoise, lui était également adressée. Elle ignorait ce que ces femmes savaient à son sujet, mais en ces quelques instants elles l’avaient jugée, jaugée, et trouvaient manifestement qu’il n’y avait pas grand-chose à retenir.

 La porte se referma derrière eux, la laissant perplexe devant ce qui venait de se passer. Mais déjà le Seigé avait repris sa marche, sa cape volant derrière lui, et elle s’empressa de le suivre, déterminée à se concentrer sur la rencontre à venir.

 Tout d’abord, elle crut que l’immense pièce était vide. Toute en longueur, elle était si vaste qu’elle ressemblait davantage à une salle de bal qu’à un bureau. Le côté droit de la salle suivait la pente de la pyramide. Constitué de longues baies, hautes et étroites, il offrait une vue panoramique sur le parc et, au-delà, sur les vertigineuses tours de la ville, étincelantes dans le soleil du matin.

 Des écrans et des hologrammes tapissaient les autres murs, jusqu’au bureau, placé tout au fond, et derrière lequel trônait un grand fauteuil blanc, l’unique siège de la pièce. Son occupant, vêtu de gris et de blanc, semblait minuscule au milieu de toute cette immensité.

 L’homme était entièrement chauve, mais arborait un fin bouc, poivre et sel, qui soulignait ses traits burinés. Son visage rond et jovial, empli de rides de rire, lui donnait, à première vue, un air bonhomme. Mais, en cette seconde où elle vit pour la première fois le Directeur, Claire sentit un long frisson la parcourir.

 Elle dut se forcer pour avancer, pour ne pas se laisser distancer par Leftarm, qui marchait d’un pas vif devant elle. Sans savoir pourquoi, ce vieillard la terrifia instantanément, bien plus que ne l’avait fait naguère son redoutable protecteur, lors de leur première rencontre. C’était d’autant plus effrayant qu’elle ignorait pourquoi elle éprouvait, si subitement, ce sentiment de terreur, alors qu’elle pensait avoir dépassé depuis longtemps ce genre de frayeurs.

 Le Seigé s’arrêta devant le bureau et inclina brièvement le buste.

— Votre Excellence…

 Elle se tint respectueusement deux pas en arrière et l’imita silencieusement. Elle n’avait jamais vu son mentor s’incliner devant quiconque, et cela, plus que tout, la glaça.

— Ah, Seigé Leftarm, ronronna le Directeur d’un air satisfait. Toujours ponctuel.

 C’était une constatation.

— Je vous ai amené la jayn, dit alors son professeur.

 Jamais, jusqu’à présent, il n’avait utilisé ce terme avec une telle connotation d’indifférence. Claire en reçut un coup à l’estomac, comme si tout ce qu’ils partageaient depuis tant de mois – même si jamais le Seigé ne se laissait aller à la familiarité - n’avait été qu’un leurre, une mascarade.

— Oui… fit l’autre en tournant alors son regard vers elle.

 Le vieil homme la détailla longuement du regard et, malgré toute la maîtrise, l’assurance qu’elle avait acquises ces derniers mois, elle se sentit rougir sous l’examen glacial. Elle se força à garder la tête haute, les yeux fixés sur un point derrière le fauteuil.

— Elle paraît assez quelconque, déclara finalement le Directeur avec une moue critique.

— C’est à notre avantage, répondit seulement le Seigé.

 Tant de désinvolture, dans sa voix ! Avait-elle vraiment si peu d’importance, pour lui ?

— Approche ! intima soudain le Directeur.

 Elle obéit. Sous ces yeux presqu’incolores, qui la détaillaient sans bienveillance, elle s’était rarement sentie aussi exposée. Entre l’inexplicable attitude du Seigé, et le dédain du Directeur, toute sa confiance en elle s’était envolée, subitement évaporée devant cet homme à l’apparence si quelconque, et qui pourtant dirigeait toute une galaxie, ou presque, derrière le fauteuil du Président élu.

 Qu’est-ce que je fais là ?

 Mais déjà le Directeur ne s’adressait plus à elle.

— Ainsi son génotype est semblable au nôtre… disait-il au Seigé immobile derrière elle. C’est intéressant… Cela nous ouvre des perspectives totalement inédites.

 Sans attendre la réponse de Leftarm, le petit homme fit une nouvelle fois la moue.

— Il n’empêche… Je me demande bien pourquoi vous vous en êtes entiché. Le physique est banal, et les capacités semblent bien limitées…

 Il fallut à Claire tout son entraînement pour rester stoïque. Elle n’avait jamais imaginé gagner un prix de beauté, mais le constat dédaigneux du vieillard l’atteignit droit au ventre. Sans compter le commentaire sur ses capacités, qui avait réduit en un instant toute ce qui lui restait de confiance en elle.

— Elle n’a rien à voir avec vos Amazones, c’est vrai, répondit sobrement le Seigé. Mais tel n’est pas mon but.

— Bien sûr, sourit froidement le Directeur.

 Il la détailla encore du regard, comme si elle avait été une curiosité qu’il était obligé d’étudier, sans que cela ne le passionne vraiment, puis aboya soudain :

— Ton nom !

 Elle cilla, mais parvint à murmurer :

— …Claire Monestier, Votre Excellence.

 Elle était au bord des larmes, comme aux pires moments de son arrivée ici. Elle ne savait pas ce qu’elle s’était imaginée en arrivant au Mont Miroir, mais certainement pas cet entretien plein de sous-entendus, de non-dits, où la tension entre les deux hommes était si forte qu’elle avait l’impression qu’elle allait hurler.

— Crois-tu que tu mérites le temps que Seigé Leftarm perd avec toi ? jeta-t-il alors, sans cacher son mépris.

 Abasourdie, elle jeta un regard au Seigé. Ce dernier ne la regardait pas, il fixait le Directeur d’un œil impassible. Tout du moins, en apparence.

— …je l’espère… ! parvint-elle à articuler, la gorge nouée.

— Tu l’espères ! répéta le vieillard d’un ton brusque. Parce que tu oses envisager le cas où tu ne donnerais pas une totale satisfaction à ton maître ? As-tu seulement conscience de l’honneur que t’a fait le Seigé, en te prenant ainsi sous sa protection ? Une petite jayn de rien du tout ?

 Pourquoi tant de colère ? Que lui avait-elle fait ? Et pourquoi le Seigé laissait-il faire ?

 Était-ce un nouveau test ? Elle devinait confusément que quelque chose lui échappait. Elle se sentait paralysée, incapable de réagir. Ses pensées voletaient, confuses, incapables de se focaliser, comme si on l’avait soudain plongée au milieu d’une tempête déchaînée, au cœur de vents hurlants cherchant à la déstabiliser.

 Comme elle tardait à répondre, le Directeur leva les yeux vers son professeur, agacé.

— Elle est stupide, en plus… ?

 Cette fois, les larmes montèrent aux yeux, sans qu’elle ne parvienne à les cacher. En temps normal, tant de dédain l’aurait mise en colère, mais toute son assurance l’avait quittée, la laissant complètement terrifiée, comme aux premiers jours de son arrivée sur Kivilis. Elle aurait tout donné pour se trouver n’importe où, sauf ici.

— C’est une jayn, répéta le Seigé sans s’émouvoir.

— Ce n’est pas une excuse.

— Non, Votre Excellence, admit Leftarm.

 Puis il se tourna vers elle et, sur un ton plus sec, lui ordonna :

— Retirez-vous !

 Abasourdie, sans savoir si la honte ou le soulagement était le plus fort, elle salua de nouveau puis se dirigea vers la porte, réprimant son envie de courir. Elle sentait les regards peser sur elle aussi clairement que s’ils l’avaient brûlée. Essuyant convulsivement ses larmes, elle quitta le bureau. De toute évidence, elle avait raté l’examen… mais quel en avait été le but ?

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