Chapitre 50 - Le Simulateur
Elle sentit sa présence bien avant qu’il ne franchisse le seuil du simulateur.
Lasse d’attendre le retour de Leftarm, sachant qu’elle ne trouverait pas le sommeil, Claire avait réservé un appareil et était descendue au Centre. Là, dans les sous-sols, se dressait une impressionnante batterie de simulateurs et, la nuit, ils étaient rarement utilisés.
Une décade avant cette visite au Mont Miroir, elle avait obtenu son brevet de pilote, Classe B. En théorie, elle pouvait donc désormais manœuvrer n’importe quelle navette, du chasseur monoplace au cargo léger, dans un environnement atmosphérique.
Le jour de l'examen, elle avait piloté un petit biplace entre Bhénak et la Mer d’Huile, située à une vingtaine de minutes de vol en direction de l’Ouest. L’examinateur avait vérifié sa bonne connaissance des procédures de vol, de décollage et d’atterrissage, avant de lui faire effectuer un parcours dans le circuit aérien d'évaluation. Il s'agissait d'une sorte de vaste arène emplie d’obstacles antigrav, dans laquelle une multitude d’autres apprentis pilotes s’exerçaient au même moment. Le parcours en lui-même était assez basique, nécessitant juste une bonne coordination, ce qui ne l'avait pas empêchée d'éprouver un certain nombre de sueurs froides devant les manœuvres hasardeuses de certains candidats.
Elle avait réussi l’examen – en partie grâce au poeïr, qui lui avait été d’une grande aide pour anticiper les trajectoires erratiques de plusieurs pilotes novices. Son examinateur l’avait félicitée pour ses réflexes, tout en pestant contre les moniteurs qui présentaient des aspirants mal préparés.
Cela faisait partie des rares félicitations qu’elle avait reçues. Elanore Matoovhu, croisée au déjeuner le lendemain, avait brièvement évoqué sa réussite, en mode « bravo, mais je n’en attendais pas moins de vous », quant au Seigé, même si elle avait senti son approbation, il n’avait fait aucun commentaire. Lui aussi devait considérer cela comme normal.
Elle avait amèrement regretté l’absence de Pieric et des autres. Avec eux, au moins, elle aurait eu quelque chose à fêter !
Mais elle n’en avait pas fini avec les cours de pilotage. Son Classe B en poche, elle devait désormais étudier pour le brevet de Classe A, pour piloter en environnement spatial. Et ce diplôme – qui comportait deux examens, théorique et pratique - était autrement plus considéré que celui très basique qu’elle venait de passer. Ce qui expliquait peut-être les réactions – ou plutôt, les absences de réaction – qu’elle avait constatées.
Elle continuait donc à réviser et s’exerçait en simulateur dès qu’elle avait un instant de libre. Elle aimait ces moments où elle avait l’impression de s’évader, en toute sécurité, de l’atmosphère pesante de Bhénak, même si ce n’était qu’une illusion. Mais une illusion extrêmement solide : il fallait un œil extrêmement bien entraîné pour détecter la différence avec la réalité. D'autant plus que les compensateurs gravitationnels permettaient, si on le souhaitait, de reproduire n’importe quel mouvement du vaisseau – même si, en conditions réelles, ils servaient plutôt à atténuer voire annuler la sensation de mouvement et rendre plus supportables les loopings et autres manœuvres brutales.
Elle essaya de se concentrer sur le pilotage, mais le bref moment d’exaltation qui l’avait un instant saisie était passé. Slalomer entre les astéroïdes n’avait plus aucun intérêt maintenant que l’heure des explications était arrivée.
Elle soupira et mit le cap sur Kivilis, pour sortir du champ de météorites. Il valait mieux qu’elle quitte cet endroit incertain avant son arrivée, car elle était bien capable d’aller s’abîmer contre un rocher quand il serait là, afin de clôturer dignement cette journée.
Elle s’efforça au calme, tout en se doutant que ses efforts étaient vains. Elle ne pouvait rien cacher au Seigé.
Bientôt, bien trop tôt, la porte coulissa, figeant l’image holographique de la verrière. Elle ne tourna pas la tête, tout comme son visiteur ne s’annonça pas. Le sas se referma derrière lui, relançant l’holoprojecteur.
Elle guida avec souplesse l’appareil loin des astéroïdes qui encombraient encore la place, tandis qu’il s’asseyait sans un mot dans l’un des sièges passagers, derrière elle. Les quelques secondes d’ultralux qu’il lui fallut pour rejoindre la ceinture de sécurité qui gravitait autour de Kivilis lui parurent des heures, tant était lourde la tension que faisait peser la présence muette et immobile de son professeur.
La com carillonna et elle ouvrit la fréquence pour transmettre son identification. Ce soir-là, elle avait choisi de piloter un cargo léger Scientic de classe TS4. Malgré sa résolution, sa voix trembla au moment de l’émission, heureusement sans conséquence.
Derrière elle, les yeux fixés sur la représentation de Kivilis qui emplissait tout l’écran – elle n’avait pas besoin de le regarder pour le savoir – il ne disait toujours rien. Elle comprit alors que ce serait ainsi jusqu’à ce qu’elle craque.
Elle passa les formalités de douane avec l’angoisse au ventre, talonnée par la crainte de bafouiller ou d’omettre une étape précisément aujourd’hui. Quand enfin l’appareil eut la permission de plonger vers la planète, elle n’y tint plus.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, les yeux fixés sur les commandes.
Un silence. Trois ou quatre secondes, peut-être, mais qui lui semblèrent bien davantage. Leftarm était-il à ce point furieux contre elle, ou pire, la méprisait-il tant, pour qu’il ne daigne même plus lui adresser la parole ? Chez cet homme qui parlait si peu, les silences étaient bien plus significatifs que de longues déclarations.
— Désolée de quoi ? dit-il finalement, fixant Kivilis qui grossissait. De m’avoir fait passer pour un imbécile ?
Ah. C’est encore pire que ce que je pensais.
Elle déglutit, s’absorbant dans le pilotage, dans l’espoir qu’il n’attende pas de réponse. Mais elle se doutait que ce ne serait pas le cas. Elle lui devait des explications.
— Je me suis laissée déstabiliser, finit-elle par admettre.
Elle se raidit en prononçant ces mots, s’attendant à une remarque acerbe. Mais, à sa grande surprise, il soupira.
— Le Directeur fait cet effet à beaucoup de gens. Mais je croyais que tu étais prête.
Le Seigé la tutoyait rarement. Quand il le faisait, c’était pour la féliciter, ou pour rendre ses reproches encore plus cuisants.
— Je suis désolée, répéta-t-elle.
Il ne répondit pas. Elle déglutit. Elle savait qu’il attendait autre chose.
En même temps, elle sentait monter la colère. Une colère qui avait grandi, au fil de la journée, alors qu’elle se ressassait ces quelques minutes passées dans le bureau du Directeur. Elle avait honte d’elle, oui. D’avoir pleuré, d’avoir perdu ses moyens. Et cependant…
À quelques milliers de mètres en « dessous » d’eux, l’architecture titanesque de Kivilis commençait à se détacher, et le trafic était assez dense. Un œil toujours posé sur les écrans radar, elle décida de se lancer. Après tout, que pouvait-il lui arriver de pire ?
— Pourquoi m’avez-vous emmenée là-bas ? Et pourquoi avez-vous fait comme si je ne vous importais pas ?
— Ce sont là vos excuses ?
Elle déglutit une nouvelle fois. Mais elle ne lâcherait pas.
— Je n’ai pas d’excuses. Mais j’ai eu l’impression qu’aucune des réponses que je pourrais faire ne serait jugée satisfaisante. Que le simple fait que je sois là déplaisait au Directeur. En fait, qu’il était en colère contre moi, avant même que je n’arrive !
La réponse claqua, glaciale :
— Parce que tu imagines donc que le Directeur se soucie de toi ?
Elle cilla, comme s’il l’avait physiquement frappée. D’autant plus que c’était ce qu’elle s’était dit toute la journée, qu’elle n’avait pas bien compris, qu’elle s’était fait des idées. Et pourtant, étrangement, ces propos cinglants la galvanisèrent, et elle répliqua :
— Je ne sais pas s’il se soucie de moi. Mais vous, en tout cas, vous avez tout fait pour lui faire penser que je n’étais rien pour vous !
Voilà. C’était dit ! Au final, davantage que les remarques méprisantes du Directeur, davantage que l’inexplicable confusion mentale qu’elle avait éprouvée dès son arrivée dans le bureau du Mont Miroir, c’était l’attitude indifférente du Seigé qui l’avait le plus blessée, et qui lui donnait la force de le confronter.
Jamais encore elle n’avait osé lui parler sur ce ton. Les mains crispées sur les commandes, elle s’attendit à une vague de poeïr, pour l’immobiliser, la faire basculer du fauteuil, ou pire encore. Mais rien de tout cela n’advint. Lentement, elle tourna la tête vers son employeur.
— C’est donc cela… déclara-t-il sans s’émouvoir.
Elle rougit, sans bien savoir pourquoi.
— Le Directeur est dangereux, Claire, ajouta-t-il alors d’un ton froid. Il n’est jamais bon de se dévoiler devant lui.
Ainsi, elle avait vu juste ! Il avait feint l’indifférence devant le Directeur ! Mais pourquoi ? Avant qu’elle n’ait le temps de creuser la question, il ajouta sèchement :
— Je pensais que cela, tu l’aurais compris. Et cela n’excuse en rien ce spectacle que tu nous as infligé ensuite !
Parlait-il de ses pleurs, ou de la suite, avec les gardes du corps ? Mais avant qu’elle puisse approfondir, les commandes accaparèrent toute son attention. Le « vaisseau » s’était immiscé dans le trafic dense d’une fin d’après-midi, et le soleil déjà bas les éblouissait. Elle mit en place un filtre visuel et se concentra sur la circulation, tandis que sur l’horizon se profilait, encore minuscule, la silhouette très reconnaissable de Bhénak.
Leftarm reprit, avec une note à la fois lasse et menaçante dans la voix :
— A-t-il raison, quand il dit que je perds mon temps avec toi ? Que tu ne seras jamais plus qu’une jayn mal dégrossie, incapable de se maitriser ?
Elle sentit l’air lui manquer. Ses mains se crispèrent sur les commandes, alors qu’elle protestait :
— Non ! Bien sûr que non !
Renoncer maintenant, si près du but ? Alors que, sous la tutelle du Seigé, s’ouvraient tant de possibilités ? Tant de pouvoir ?
Elle savait que jamais elle ne parviendrait à oublier tout ce qu’elle avait perdu, ce jour où elle avait traversé le Vortex, mais elle savait également tout ce qu’elle avait gagné, ici, et particulièrement, grâce au Seigé. Comment pourrait-elle supporter d’être renvoyée, de ne plus faire partie de son entourage le plus proche, après tout ce qu’ils avaient partagé ? Il était dur, intransigeant, il lui faisait parfois même peur, mais elle l’admirait avec une intensité qui parfois l’effrayait.
— Comment puis-je avoir confiance en toi ? reprit-il alors sèchement, en écho à ses pensées. Le pouvoir n’est rien, sans contrôle ! Ces femmes… elles avaient clairement pour ordre de te provoquer, et tu leur as cédé sans aucune retenue !
— J’aurais pu leur faire beaucoup plus mal ! plaida-t-elle. Je me suis juste défendue…
— Ne te surestime pas ! la coupa-t-il. Ce sont les Amazones du Directeur. Des guerrières. Elles sont extrêmement dangereuses, même sans le poeïr. Tu n’en serais pas venue si facilement à bout !
Un carillon retentit alors, empêchant Claire de répondre. Il émanait du Contrôle de la Résidence, lui intimant de s’identifier avant d’approcher davantage de Bhénak. La jeune fille savait que si elle tardait trop à transmettre son code d’identification, elle serait prise pour cible par les batteries laser disposées en périmètre défensif tout autour de la forteresse. Elle déclencha la transmission, le cœur battant – une fois, ses instructeurs lui avaient volontairement transmis un code erroné, pour voir ses réactions, et elle n’avait pas mis deux minutes avant de se faire descendre – et attendit la validation de l’Officier de Vol.
Derrière elle, Leftarm s’était tu. Disait-il vrai ? Ces femmes avaient-elles vraiment retenu leurs coups ? N’avait-elle été qu’un jouet, tout du long ?
Bhénak se rapprochait rapidement. Un deuxième carillon, et un message s’afficha sur l’écran de contrôle, alors que le système de défense lui donnait l’autorisation de passer.
Leftarm se leva alors, puis s’avança d’un pas. Il resta un moment immobile près de son siège, fixant la Résidence qui grossissait. Puis, pour la première fois depuis qu’il était entré, il baissa la tête et la regarda.
Il était impossible de retarder davantage ta présentation, fit sa voix grave dans son esprit. Heureusement, malgré ce piège avec les Amazones, tu n’as pas fait grande impression…
Elle cilla.
Que voulez-vous dire ?
Le Directeur est dangereux, Claire, répéta-t-il. Je sais que tu l’as senti. S’il te considère comme une menace, il te détruira.
Alors qu’elle le contemplait, bouche bée, il hocha la tête, une fois. Puis il tourna les talons et se dirigea vers la porte. Claire ramena son attention sur les commandes, ébranlée, et rattrapa in extremis sa trajectoire, qui lui faisait rater son entrée dans l’un des hangars. Elle ralentit et posa enfin l’appareil, sentant le regard attentif de son professeur, immobile près de la coupée.
Il enclencha finalement le mécanisme d’ouverture. Une force plus forte que la sienne lui fit alors tourner son regard vers lui.
— C’était un beau combat, Assistante. Mais vous comprenez que j’aurais préféré que vous le perdiez.
Il courba sa haute silhouette pour franchir le seuil, et la porte se referma derrière lui. Sur l’écran, un message se mit à clignoter.
Simulation terminée. Recommencer ?
Elle arrêta l’appareil. Dans le cockpit et « au-delà », tout devint noir. Seules les issues de secours diffusaient une faible clarté bleutée.
Elle s’enfonça dans son siège, abasourdie.
La conversation n’avait pas, mais alors, pas du tout, tourné comme prévu…
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