Chapitre 51 -Réception à Bhénak
Dans la Salle d’Apparat, la fête battait son plein. Les dignitaires de dizaines de planètes se trouvaient réunis à leurs pieds et bavardaient en petits groupes bruyants et colorés. Quelque part, un orchestre jouait une musique qui n’était pas assez forte pour couvrir le brouhaha des centaines de personnes invitées à la réception.
Quelques temps plus tôt, Leftarm s’était glissé dans la foule, écoutant les doléances et les compliments, impassible. Derrière lui, vêtue de sa tenue civile, Claire l’avait suivi comme une ombre, jouant à merveille son rôle d’Assistante qui ne dit mot mais retient tout. Elle savait à quel point Leftarm détestait ces soirées mondaines, indispensables pourtant pour un homme de son rang.
Ce n’était pas la première de ces fêtes à laquelle elle assistait, mais c’était la première fois qu’elle y occupait officiellement une place.
Ils n’avaient jamais reparlé de ce qui s’était passé au Mont Miroir, ni des avertissements à peine voilés de Leftarm contre le Directeur. Les décades avaient passé, avec des journées de plus en plus chargées, comme si son professeur avait décidé d’accélérer sa formation. Entre ses études habituelles, son apprentissage toujours plus poussé du poeïr, ses séances avec le Lieutenant Saulnier, ses missions d’entraînement sur le terrain avec le Centre, dans plusieurs Districts de Kivilis, ses cours de pilotage en vue du passage de son brevet A, dont elle venait tout juste d’obtenir la partie théorique, et les longues heures passées dans le bureau du Seigé, elle n’avait guère eu le temps de se laisser aller à l’introspection. Elle avait décidé de laisser ces informations perturbantes sur le côté. Pour l’instant.
Puis la formation au Centre s’était terminée. Une décade plus tôt, son poste avait été officialisé. Sans fanfares ni trompettes, sous forme d’une simple ligne dans les nominations de la semaine, sur le réseau interne de Bhénak, Claire Monestier, originaire de Déhecité, était devenue Assistante Personnelle de Seigé Leftarm.
Elle n’avait pris la place de personne en particulier : le Seigé avait jusqu’ici eu coutume de se débrouiller seul, même si une floppée d’aides et de secrétaires divers et variés l’accompagnait souvent lors de ses différents déplacements. Mais elle était désormais, officiellement, l’intermédiaire entre une secrétaire, un garde du corps et un domestique, accomplissant diverses courses pour son employeur au sein même de Bhénak, de la simple réquisition de matériel à l’accueil d’invités mineurs (qui n’avaient pas droit aux honneurs de l’Esplanade), en passant par l’acheminement de certains messages – non que le Seigé se méfiât de son propre système de communication, mais il préférait, parfois, la prestance d’un message communiqué de vive voix. Pour une personne qui, selon les critères de son pays natal, n’était pas encore majeure, c’était une situation tout à fait inespérée !
Elle ne s’y était pas encore habituée. Jusqu’à l’annonce de son poste, elle n’était qu’une collaboratrice banale, une secrétaire parmi d’autres – un peu jeune encore, certes, mais anonyme. Des rumeurs avaient sans doute fuité au fil des mois, mais jamais rien ne lui était revenu aux oreilles.
Désormais, elle était l’Assistante. On la saluait respectueusement quand elle passait, mais on se gardait bien d’engager la conversation, tant l’aura de son mentor était forte, même en son absence.
Seuls Elanore Matoovhu, le Lieutenant Saulnier, ses divers instructeurs du Centre, et quelques rares autres, tels le Secrétaire Thranca, se permettaient d’échanger plus de quelques mots avec elle quand ils la croisaient. Mais cela n’allait jamais plus loin que quelques banalités, et aucun d’entre eux n’était vraiment proche d’elle, même si le Skamanite avait essayé de l’amadouer à plusieurs reprises.
Elle avait toujours répondu avec respect et bonne humeur à ses diverses piques, mais s’était bien gardée de s’engager sur le chemin des confidences. Elle savait qu’elle l’intriguait, mais s’il essayait toujours de lui tirer les vers du nez, c’était avec beaucoup de bienveillance. Depuis leur rencontre fortuite au Mont Miroir, quand il avait été le premier à comprendre son véritable rôle – et encore, comme tout le monde, il ignorait tout ce qui concernait le poeïr - c’était presque devenu un jeu entre eux : il tentait de la faire parler, et elle éludait poliment. Il ne se décourageait pas et acceptait avec amabilité ses réponses évasives, avant de revenir à la charge d’une autre manière à une autre occasion.
Il avait été l’un des rares – si ce n’est le seul – à la féliciter ouvertement à l’officialisation de son poste. Elanore Matoovhu s’était contentée de lui rappeler à quel point son attitude devait être irréprochable pour ne pas embarrasser son employeur, et le Lieutenant Saulnier lui avait juste concocté une session d’entraînement encore plus épuisante que d’habitude – afin qu’elle soit à même de parer à toute menace si elle devait vraiment jouer les gardes du corps, avait-il ajouté avant passer à l’attaque.
Les seuls avec qui elle aurait pu fêter sa nomination, c’était Pieric et les autres techniciens du Dix-Sept. Mais elle ne les avait jamais revus, et si elle pensait parfois à eux avec nostalgie, elle ne savait pas comment ils auraient réagi, en réalité, quand ils auraient compris pour qui elle travaillait vraiment.
Quant à ses anciens camarades du Centre de Formation, tous étaient partis en mission, et elle n’avait plus de nouvelles. Ils ne lui manquaient pas. Même si les relations s’étaient réchauffées avec certains d’entre eux, ils n’avait jamais développé de rapports de franche camaraderie. Et elle doutait que sa promotion auprès du Seigé ne soit bien prise. D’autant plus qu’ils avaient difficilement masqué leur jalousie quand ils s’étaient rendu compte qu’elle avait un accès libre à tous les appareils d’entraînement du Centre, y compris au très prestigieux simulateur de passerelle réservé aux officiers !
Restaient ses divers instructeurs, mais ceux-là ne posaient pas de questions, et obéissaient aux ordres. Si on leur disait d’entraîner une jayn, ils le faisaient, sans commentaires. Les gens qui laissaient courir leur langue ne restaient pas longtemps au service du Seigé. Dans toute l’immense Bhénak, on s’était habitué depuis longtemps à la voir dans les endroits les plus incongrus, et si le Service de Sécurité n’intervenait pas, alors qu’il était réputé le plus efficace de tout Kivilis, c’est qu’il y avait une raison. Qu’on ne devait pas chercher à deviner.
Alors qu’elle observait la foule, Claire devinait, là-bas, au pied des marches, la petite silhouette énergique d’Elanore Matoovhu, qui ne la quittait pas du regard. La Coordinatrice discutait doctement avec un imposant Quartet à quatre bras et au front proéminent, mais Claire avait senti à plusieurs reprises ses yeux vigilants posés sur elle.
— Même si personne parmi les invités ne fait attention à vous, vous représentez le Seigé, désormais, lui avait-elle encore une fois rappelé le matin même. Vous n’êtes pas ici pour vous amuser. Suivez-le comme son ombre, et soyez attentive au moindre de ses besoins !
Le Président Molla avait même honoré la fête de sa présence, pendant un court moment. D’extérieur, c’était un homme au milieu de la cinquantaine, d’allure mince et dynamique, aux cheveux châtains, ondulés, tirant sur le blond, doté d’un sourire carnassier. Il s’exprimait avec charme et amabilité, d’une voix précise et énergique.
— Mon cher ami ! s’était-il écrié en saluant son hôte. Vos réceptions sont toujours aussi incroyables ! Est-ce vraiment un contorsionniste de Paikun que je vois là-bas ?
— Effectivement, avait acquiescé le Seigé, impassible, alors que les médiarobots voletaient autour des deux hommes, et que le Président prenait la pose, souriant de toutes ses dents, en mettant une main enthousiaste sur le bras de son principal ministre.
Claire, postée deux pas en arrière, en compagnie des gardes du corps du Seigé, les avait senti se raidir. Elle-même avait été surprise que son employeur laisse quiconque, fut-il le Président, se permettre de telles familiarités. Mais Leftarm s’était contenté de regarder la main sur son bras, sans dire un mot. Le sourire du Président n’avait pas bougé, se crispant juste légèrement, mais il avait profité d’un plateau voletant à proximité pour se détourner, saisir deux verres et en proposer un au Seigé.
— Il faudra absolument que vous me racontiez comment vous avez réussi ce tour de force, avait-il continué, l’air de rien. Ils sont si difficiles à convaincre ! Je croyais qu’ils ne quittaient quasiment jamais leur planète !
Le Seigé avait accepté le verre que lui tendait le Président, inclinant légèrement la tête, mais sans le porter à ses lèvres. Ce dernier avait continué à babiller, inconscient de la froideur de son ministre, avant de s’excuser bientôt d’une pirouette et de partir vers d’autres groupes d’invités.
Il avait fait une curieuse impression à Claire. Derrière ses yeux clairs si sympathiques se lisait, pour qui savait regarder, une vacuité effrayante, liée à un tel sentiment enflé de sa propre importance que plus rien d’autre ne semblait subsister. Tel un pantin inconscient de son rôle de figurant, il avait serré de nombreuses mains avec enthousiasme, écouté des doléances avec gravité, fait quelques promesses d’un air pénétré, et lancé bon nombre de sourires étincelants soigneusement étudiés aux holocams.
Était-il conscient de son manque total de pouvoir, ou s’illusionnait-il encore sur le rôle qu’il jouait ? Elle n’était pas parvenue à se faire une opinion. Micaïl Molla était toutefois reparti assez rapidement vers le Mont Miroir, dans un grand mouvement soigneusement étudié de sa longue cape bleue - manifestement impatient de quitter Bhénak et la présence imposante de son hôte.
À présent, Claire et le Seigé surplombaient la foule, légèrement en retrait. Quelques sycophantes avaient bien tenté de les approcher, mais ils s’étaient fait repousser sans mot dire par les OLS qui veillaient au grain. Leftarm était silencieux, observant de ses yeux de faucon les courants qui se formaient dans la foule, les alliances et les intrigues qui se tramaient de manière souterraine.
— Alors, Assistante, fit soudain son employeur sans la regarder, continuant à observer la foule. Êtes-vous prête ?
— Prête ? répéta-t-elle prudemment.
Personne ne pouvait les entendre, à priori, hormis les gardes vigilants derrière eux. Que voulait-il dire ?
— Prête à m’accompagner hors planète, pour votre première vraie mission ?
Elle leva les yeux vers lui, tentant de masquer la joie soudaine qui venait de la saisir.
— Ce sera un honneur, Seigé !
Le Seigé hocha la tête, pinçant les lèvres.
— Très bien. Tenez-vous prête, alors, car nous partons demain pour Carialis.
Carialis ! Ce nom lui disait vaguement quelque chose. Ce n’était pas une planète très importante, ni très connue, rien à voir avec Margnez ou Zinmor…
Mais je m’en moque ! Sérieux, demain, je pars enfin dans l’espace !
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