1 - Daniel (2/3)
Son planning de l’après-midi allait le faire intervenir dans une salle des opérations du marché. Daniel se rendait tranquillement à destination, installé sur les tapis roulants avec son chariot et Johnny derrière lui. Machine l’accompagnait.
— Dis, Daniel.
— Moui ? répondit-il d’un ton candide.
— Ce chien dont tu parles tout le temps…
— Johnny !
— Oui, oui. Tu ne penses pas que tu as passé l’âge d’avoir des amis imaginaires ? Je veux dire, même si tu as un peu de retard… tu as quand même trente-cinq ans.
— Il n’est pas imaginaire ! s’indigna Daniel en croisant les bras.
— D’accord, d’accord, si tu insistes. Je ne suis pas ta psy. Je souhaitais juste faire la conversation.
— Alors, arrête de te montrer méchante envers Johnny ! ajouta-t-il d’un ton infantile.
J’en fais vraiment trop, là.
Le décor défilait derrière le grand tube transparent où se trouvait le réseau de tapis roulants d’Amelunis. Les stations spatiales supérieures s’étendaient à n’en plus finir, de véritables mégalopoles à cinquante-deux mille kilomètres au-dessus du sol, reliées à la Terre par des câbles tout aussi longs. Plus qu’une gigantesque structure unique, l’ensemble représentait un agrégat de nombreuses installations connectées entre elles par des métros et des navettes.
Leurs immenses cordons ponctués de bases intermédiaires, faisaient circuler des conteneurs sphériques autonomes surnommés les « boules de bowling ». Ils amenaient marchandise et personnes depuis, ou vers le berceau de l’humanité. Cet incessant ballet transitait jour et nuit du sol vers l’espace, mais aussi entre les stations. Une ceinture couverte de panneaux solaires reliait celles-ci entre elles, intégrant un réseau ferroviaire. Les ascenseurs orbitaux n’étaient pas qu’un pont vers les étoiles, ils alimentaient également la Terre en énergie.
Daniel regardait toujours avec la même admiration l’immense jardin botanique de la section A-38. Cette sphère tropicale abritait bon nombre d’espèces végétales, des fleurs aux arbres majestueux, mais aussi une volière. Un véritable coin de nature dans un endroit tout à fait artificiel. Plus loin, un luxueux complexe hôtelier dans lequel résidaient des personnalités politiques ou encore des représentants des grandes entreprises du système solaire. Un bordel devait aussi s’y trouver. Une gare du métro s’arrêtait directement devant. Les élites n’avaient pas de temps à perdre et devaient pouvoir rejoindre rapidement le spatioport, les stations pour descendre sur Terre, ou bien la chair fraîche de la maison close. Dans tous les cas, le trajet pour le plancher des vaches, même si on en rencontrait également ici et dans les secteurs inférieurs, prenait cinq jours.
Daniel et sa collègue arrivèrent à la section trading d’A-38. L’homme poussa son chariot et présenta son bracelet au scanner. Un message de confirmation s’afficha sur l’écran, accompagné d’une notification toujours joyeuse. Contrairement à Daniel, les portes aimaient leur travail.
« Employé numéro A-38-553167 : accès accordé. »
Elles s’ouvrirent sans cérémonie et il se retrouva dans une immense antichambre. Un buffet était servi par des hôtesses, des tables, des chaises, des fauteuils et des canapés devant des écrans affichant les cours du marché ainsi que des informations en continu. Une présentatrice trop parfaite pour être réelle s’entretenait avec le gouverneur d’une colonie du bloc Lagrange 3. Daniel n’entendait pas leurs propos, mais leur discussion semblait étonnamment synchrone pour des personnes séparées par plusieurs centaines de milliers de kilomètres. Cela ne devait pas être du direct.
La plupart des femmes et des hommes qui attendaient dans cet immense salon avaient tous l’air stressés. Les cravates étaient défaites, les chemisiers en partie déboutonnés, les coiffures en bataille, et les auréoles de transpiration montraient que ces gens avaient porté leurs vêtements plus longtemps que prévu. L’atmosphère sentait le renfermé et les recycleurs tournaient au maximum, en témoignait leur bourdonnement lointain digne d’un bombardier des années 1940. Le parfum artificiel boisé qu’ils diffusaient semblait s’être enfui, remplacé par celui du plastique chaud.
Daniel poussa son chariot vers la porte siglée du numéro quatre. Un agent de sécurité l’interpella.
— Où allez-vous donc ?
— Bah… faire le ménage, répondit-il d’un ton innocent.
— Laissez-moi vérifier votre accréditation.
Daniel présenta son bracelet aussitôt scanné. Après quelques secondes d’attente, celui du garde émit une notification sonore. Au vu du gloussement qu’il produisit, son mobile se réjouissait plus que le porteur.
— C’est en règle, vous pouvez y aller.
— Merci, sourit Daniel.
Lorsqu’il poussa la porte et la bloqua pour faire passer son chariot, et Johnny, l’homme de ménage fut submergé par un horrible brouhaha. Cette immense salle de trading regorgeait d’opérateurs qui devaient concourir à celui qui hurlerait le plus fort ses ordres. Au-dessus d’eux, cinq écrans géants affichaient les cours en temps réel. Cinq autres montraient les prédictions des trois intelligences artificielles spécialisées pour chaque élément. Les graphiques oscillaient dans un spectre allant du rouge inquiétant au vert rassurant. Quelques intermédiaires, tels que du jaune et de l’orange, apparaissaient de temps en temps.
Les portables des opérateurs émettaient une cacophonie de notifications. L’odeur qui y régnait évoquait celle d’un vestiaire après un match tendu. Ça sentait la transpiration et le stress. Les cernes sur ces visages usés laissaient entendre que la plupart de ces personnes n’avaient pas dormi depuis longtemps, ou bien s’étaient contentées de courtes siestes sur leur fauteuil de bureau. Des cadavres de cannettes de boisson énergétique jonchaient le sol, accompagnés de mégots, de gobelets de café synthétisé dégueulasse, et de boîtes de plats préparés bon marché.
Daniel les observa pendant un petit instant et resta silencieux, presque abasourdi. Ce n’était pas ce spectacle de primates hurlant pour savoir avec qui copuler ou quel territoire dominer qui le mettait dans cet état. C’était de constater qu’ils s’excitaient tous autant pour rien. Des intelligences artificielles pilotaient tout l’univers du trading. La majorité des opérateurs pensait encore exercer une quelconque influence dans le domaine. En réalité, les IA avaient déjà traité, réévalué, contesté, annulé, et réitéré leurs ordres plus de fois en une seconde que leur cerveau dépassé ne pouvait l’imaginer. Daniel se demandait par moments s’ils en avaient vraiment conscience ou si c’était une forme de déni pour garder un métier fantôme.
Il attrapa son balai avec nonchalance et commença à ramasser les détritus au sol. Il remplit rapidement un premier sac poubelle et le balança dans le recycleur, suivi d’un second, et il ne s’était occupé que du premier îlot de bureaux.
Daniel tenta de s’immiscer entre deux guenons qui n’avaient que les mots « lithium » et « vendez » à la bouche. Il s’inclina tant bien que mal pour passer sous le meuble et récolter d’autres ordures. Ainsi qu’un panier-repas, qui, selon la quantité de moisissure développée dessus, devait y traîner depuis plusieurs jours. Il s’étonna que les systèmes de qualité environnementale ne se soient pas alarmés plus que ça.
Il se trouvait désormais en dessous d’un des écrans géants et s’occupait de nettoyer la zone adjacente. Quelqu’un le bouscula lorsqu’il se redressa, il fit tomber son sac.
— Pousse-toi, le débile ! Tu ne vois pas que je bosse ?
— Pardon… s’excusa Daniel.
Il n’en pensait pas moins et gardait son rictus niais qui abaissait invariablement la garde de ses interlocuteurs. Le technicien de surface retourna sous le bureau, profitant de devoir récupérer sa poubelle, et sortit de sa poche le petit autocollant noir qu’il placarda en dessous. Une autre version de son sourire se manifesta quelques secondes, au même moment où un reflet rougeâtre traversa ses cheveux bicolores. C’était celui de la mission qui allait bientôt être accomplie.
Il continua de faire le tour des différents plateaux et termina de ramasser les déchets laissés par ces énergumènes s’estimant supérieurs parce qu’ils hurlent dans une bétaillère. Le troupeau s’excita de plus belle lorsque les IA de trading se mirent à annoncer plusieurs hausses dans la demande de matière première. Elles communiquèrent aussi l’acceptation d’une offre publique d’achat du troisième plus grand chantier d’aérospatiale par le second. Les indicateurs changeaient de couleur, alternant avec frénésie les ordres « conserver », « renforcer », « vendre », et « acheter ». Une confusion ambiante commençait à se manifester dans l’enclos tandis que Daniel le quittait.
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