Chapitre 8 : Shigoto no toki (Durant le travail)
Mina
Je n’ai jamais aimé mon physique. Mais, ce matin, le dégoût que je ressens face à mon propre reflet s’intensifie. Ma chevelure de jais en bataille a perdu son éclat habituel. Deux demi-lunes bleues, tirant sur un étrange mauve pâle, accentuent mon regard fatigué. Mon teint livide me fait froid dans le dos. Je m’empare de la brosse à cheveux qui trône sur ma coiffeuse, bien décidée à rattraper la casse. Je plante les yeux dans ceux de mon autre moi pour mieux l’accabler de reproches.
— Mina, si tu manques à ce point de sommeil, c’est parce que tu te laisses toujours atteindre par des futilités.
Mon esprit, visiblement un brin masochiste, ignore mes sermons. Il continue à se rejouer inlassablement le même film depuis une semaine. Celui-ci s’intitule « Ultime soirée au Rokumeikan ». À chaque fois qu’il est projeté dans mon mental, c’est-à-dire tout le temps, je revis les mêmes émotions en boucle. Comment une flic, même débutante, a-t-elle bien pu se faire berner ? Je suppose que mon instinct m’a quittée pendant plusieurs mois tant j’étais aveuglée par mon besoin d’être appréciée. Pourtant, descendant de la famille Mori, j’ai parfaitement conscience du fait que les gens peuvent se servir de moi, me traiter comme si j’étais importante à leurs yeux, pour mieux me jeter ensuite. Désormais, je me dois absolument retenir la leçon. Il n’est pas question que je devienne une policière crédule qui accorde trop facilement sa confiance.
— Tiens Mina, tes épingles à cheveux, articule Sumire de sa voix métallique en me tendant une boîte dans laquelle sont rangées une dizaine de petites fleurs en tissu jaune.
— Oh, c’est gentil Su-chan, mais celles-là sont réservées pour les cérémonies et les fêtes. Je doute qu’Asakusa soit d’accord avec ça…, lui indiqué-je en refoulant un fou rire.
— Oh, je suis désolée Mina ! Bien sûr ! Tu as raison, se reprend-elle sur un ton catastrophé.
La plupart des Shin-Nihonniens pensent que les machines n’éprouvent rien mais je ne partage pas cet avis. Sumire réagit comme une personne douée de sensibilité. Par exemple, dès qu’elle commet la moindre erreur, elle n’a de cesse de s’en inquiéter. Je dirais même que ses réactions prennent des proportions de plus en plus démesurées par rapport à la situation. Serait-ce parce qu’elle se fait obsolète ? Je m’en fiche pour ma part : je n’ai pas besoin d’une bonniche dernier cri. Mais je crains qu’elle ne finisse par rendre l’âme si son système continue à refuser les mises à jour.
— Mina ?
Je sursaute en revenant des abysses de mes réflexions. Le visage de Sumire est incliné sur le côté. Ce geste la rend encore plus mignonne, mais j’ignore si elle en a conscience.
— Oui, pardon, m’excusé-je en attrapant les épingles noires qu’elle me tend.
— On s’excuse beaucoup là, non ?
— Tu l’as dit, c’est trop. Même pour nous !
Nous éclatons de rire. Une fois que nous nous sommes calmées, Sumire m’aide à réaliser le chignon le plus impeccable possible. Je tente également de camoufler les stigmates de ma souffrance sous une épaisse couche de maquillage. J’espère être irréprochable afin qu’Asakusa me confie enfin de véritables missions sur le terrain.
Une fois prête, j’appuie sur mon coquillage connecté, avant de l’attacher autour de mon cou, afin de faire apparaître l’heure sous forme d’hologramme. Je confirme ainsi que je n’ai pas le temps de prendre l’air. Je me contente d’enfourner mon journal intime au fond de mon grand sac en cuir avec l’espoir de me délester d’une partie de mes émotions négatives dans le tramway. Après quoi, j’emprunte les longs couloirs aux murs laqués et au parquet ciré. Cela me prend quelques bonnes secondes pour réaliser que je suis en chaussettes. J’ai oublié mes pantoufles dans ma chambre et mon paternel risque de me le reprocher. Je rebrousse chemin à toute allure. Je finis bien sûr par terre et me masse le coccyx en réprimant un juron qui n’avait jamais franchi la barrière de mes lèvres auparavant. Il me vient de Ji Sub, comme un cadeau gênant dont je n’ai jamais voulu.
Je ne me relève pas tout de suite. Je sens des bébés larmes chatouiller le coin de mes yeux. Il m’est impossible de me montrer dans cet état face à mes parents. Pour me ressaisir, je me gifle. La joue cuisante, je regagne mes quartiers. J’ouvre la porte coulissante et le visage tout sourire de Sumire apparaît. Elle soutient mes pantoufles à l’aide de ses deux mains.
— Tu les avais oubliées.
— Je sais, merci ! Tu aurais pu me les apporter, lui reproché-je sur un ton sec tout en lui arrachant mes chaussons.
Sumire me considère de ses globes oculaires en verre avant de se pencher plusieurs fois tout en se confondant en excuses. Je me liquéfie sur place. On dirait bien que le sang de Saneyuki coule dans mes veines. Ji Sub a raison, les chats ne font pas des chiens.
— Je suis désolée, pardon, Jeune Maîtresse. Pardon, pardon.
— Jeune Maîtresse ? Tu ne m’avais plus appelée comme ça depuis des lustres…
Le programme de Sumire a dû détecter mon mécontentement au point de déclencher son système d’alerte. Elle a été créée pour servir ce qui, quand on y réfléchit deux secondes, constitue un fait relativement glaçant.
— Sumire, c’est à moi de m’excuser. J’ai glissé en me dépêchant pour venir les récupérer et…Bon sang ! je suis navrée, vraiment.
— C’est ma faute, Jeune Maîtresse.
— Non non, ce n’est pas ta faute. J’ai passé une horrible nuit, une dure semaine, mais ce n’est même pas une excuse valable. Je suis une grande fille, j’aurais pu penser moi-même à mes pantoufles, et j’aurais également dû ne pas courir sur un sol ciré…C’est du bon sens. D’accord ?
— D’accord, Jeune Maîtresse, m’accorde-t-elle sur un ton monocorde. Aurais-je cassé ma seule amie ?
Je me dirige vers la salle à manger. Malgré les années, je ne m’habitue toujours pas à l’aura austère qui s’en dégage. Je me place à côté de ma mère, comme toujours, après avoir salué mes parents d’une rapide courbette. Mon père ne lève pas les yeux de son journal économique. Je remarque avec étonnement que je m’en fiche. En revanche, je trépigne d’impatience : j’aimerais qu’il termine rapidement son repas pour que je puisse quitter la table et arriver à l’heure au travail. Pour gagner du temps, j’engloutis mon riz ainsi que mes tsukemono, sortes de légumes marinés, mon œuf coulant façon onsen comme s’il avait été cuit sur la pierre d’une source chaude, et mon maquereau. Je tente de me dépêcher en faisant le moins de bruit possible, pourtant mon paternel jette un regard hautain à ma mère par-dessus son monocle :
— Très Chère, pourriez-vous dire à votre fille de manger moins bruyamment ? Force est de constater que votre travail pour en faire une demoiselle comme il faut n’est pas terminé.
— Il est certain que non. Si cela avait été le cas, elle aurait déjà trouvé un époux et quitté le nid.
— Il serait préférable que vous y consacriez à nouveau vos journées.
— En effet mon cher époux, vous avez parfaitement raison. Hélas, ne vous rappelez-vous pas qu’elle nous a fait du chantage pour pouvoir intégrer l’Académie de Police et entrer dans les ordres ? Nous qui refusons toujours les interviews, elle a pris contact avec un journaliste…Non mais quel culot ! De ce fait, elle ne nous honore jamais de sa présence.
— Ah oui, il est vrai ! Bon, eh bien je suppose qu’elle restera sous notre toit jusqu’à notre mort. Il est triste de constater que tout ce que l’on sacrifie pour élever nos enfants ne suffit pas toujours.
— Certes.
— Père, Mère, je vous remercie pour tout ce que vous avez fait pour moi. Loin de moi l’idée de me montrer ingrate mais j’ai remarqué que Sumire ne se portait pas bien. Il faudrait qu’elle soit auscultée. Auriez-vous l’extrême gentillesse de demander au Répartout de passer dans ma chambre s’il vous plaît ? Elle ne la quitte presque jamais et je crains qu’elle ne se perde dans cette vaste demeure.
— Vous possédez encore Sumire ? Je la croyais à la déchetterie, depuis le temps, marmonne mon père.
— C’est d’accord. Mais j’espère qu’il ne faudra pas acheter de nouvelles pièces détachées pour la réparer. Elle est obsolète. Il serait peut-être temps de s’en débarrasser, concède ma mère.
— Je vous interdis de toucher à Sumire !
Je ne regrette pas ces mots mais j’en mesure les conséquences qu’une fois prononcés.
— Veuillez vous adresser à nous sur un autre ton, jeune fille ! Si vous ne vous excusez-pas, nous ne demanderons pas au Répartout d’y jeter un œil.
— Je suis navrée, Père, Mère, m’excusé-je sans grande sincérité pour le bien de mon amie.
Je consulte la vieille pendule avec anxiété. Elle demeure fiable mais, pour une fois, j’aimerais que ce ne soit pas le cas. Mes parents se remettent à manger tranquillement. Les petites bouchées que ma mère mâche longuement sont insupportables. Je déteste sa manière de s’invisibiliser.
Finalement, j’arrive à partir juste à temps et à me faufiler dans les transports bondés. Je constate avec dépit qu’il me sera impossible d’ouvrir mon carnet. Je me cramponne comme je peux à la barre la plus proche, le nez agressé par un torrent olfactif. Je ne saurais dire si toutes ces odeurs se révéleraient moins désagréables prises indépendamment les unes des autres, mais je suis au moins sûre que ce mélange n’a rien d’humainement supportable.
Une fois libérée de cette prison métallique, je savoure le fait de marcher dans une atmosphère plus respirable. Avant de pénétrer dans le hall du poste, je prends une grande goulée d’air frais. Dès que j’ai posé un pied à l’intérieur, Mocha me fait de l’œil mais je lui résiste. Je remarque un attroupement derrière la vitre des portes menant à l’open-space. J’en ignore la cause mais, au plus tard j’entrerai, au plus je m’expose au mieux à des moqueries et des remontrances, au pire à des sermons. J’inspire et expire exagérément pour me donner du courage et me reconnecter à moi-même avant de pousser les épais battants. Ceux-ci sont encadrés de bois bleu. Toutes les têtes se tournent vers moi et je dois me contenir afin que mes joues ne virent pas au cramoisi.
— Ah, agent Mori ! Vous voici enfin, me lance Asakusa.
— Bonjour Chef, bonjour tout le monde.
— Connaissez-vous l’agent titulaire Sasaki ?
Je meurs d'envie de lui rétorquer : « Comment le pourrais-je alors que vous m’avez envoyée faire la circulation à l’autre bout de Shinedo ou laissée jouer les gras de papier dans mon coin sans m’avoir ni présentée à l’équipe ni permis de participer aux débriefes matinaux ? ». Mais, fort heureusement, j’ai conservé un brin de lucidité malgré mon épuisement. Je placarde une émotion neutre sur mon visage, accompagnée d’un demi-sourire professionnel.
— Non, Chef. Je l’ignore, malheureusement.
— C’est moi ! claironne une voix grave mais douce.
— L’agent Sasaki a servi son pays à l’étranger. C’est un grand honneur de l’avoir parmi nous.
— Je suis revenu dans la police il y a quelques années, m’informe le principal intéressé. J’aime énormément ce métier mais, malheureusement, mon coéquipier a été abattu. J’ai pris un congé à la suite de ce tragique événement.
— Oh non, je suis désolée. Je vous présente toutes mes condoléances.
— Je vous remercie, agent Mori.
— Quoi qu’il en soit, l’agent Sasaki pourrait choisir n’importe qui pour remplacer son coéquipier au vu de ses états de service. Mais, pour une raison qui m’échappe encore, il voudrait que ce soit vous !
— Qu…Quoi ?
— Je suis aussi étonné que vous, croyez-moi. Je pensais vous laisser patrouiller « librement » dans les rues de Shinedo, avec un policier expérimenté bien sûr, quand vous m’auriez inspiré davantage confiance. Mais il ne veut que vous !
— Je comprends votre étonnement, Chef. Je ne suis clairement pas à la hauteur. Je vais néanmoins tâcher de m’en montrer digne ! m’exclamé-je en fournissant de gros efforts pour ne pas bafouiller.
Lorsque je me redresse, je m'aperçois que mon nouvel équipier sourit. Une vague d’apaisement m’emplit la cage thoracique.
— Dorénavant, agent Mori, vous participerez aux rapports du matin. Évitez donc d’arriver à l’heure. Ne pas être à l’avance, c’est déjà être en retard. Lors des débriefes, ne vous asseyez pas à côté de votre instructeur. Il y a une rangée spécifiquement réservée aux bleus. Par ailleurs, j’en suis consterné mais il faudra vous remettre votre arme de service. Agent Sasaki, l’agent Mori est désormais sous votre responsabilité. J’espère pour vous que vous ne serez pas amené à le regretter.
— Je vous remercie d’avoir accédé à ma requête, Chef. Je ferai tout pour la former au mieux au terrain.
— Avec cela de dit, pouvez-vous conduire l’agent Mori à l’armurerie ?
— Affirmatif Chef. Nous y allons de ce pas, répond un Sasaki droit comme un i.
Je souffle de soulagement une fois qu’Asakusa s’éloigne. Ce matin, je n’aurais donc pas droit aux sermons habituels sur ma façon de faire la circulation, de me comporter ou de remplir des papiers barbants. Tandis que je suis Sasaki, je reste concentrée afin de lui emboîter le pas sans jamais me retrouver à côté de lui ni le dépasser. Lorsque l’on s’arrête devant l’ascenseur pour attendre ce dernier, il ne manque pas de me le faire remarquer.
— Pourquoi restez-vous derrière moi ?
— Parce qu’on m’a appris à ne pas marcher à la même hauteur qu’un supérieur. À l’Académie, nos instructeurs appelaient cela « un code d’honneur » qu’ils semblaient réserver aux quelques filles de la promo. Ils voulaient qu’on reste à notre place, comme ils le disaient.
— Sauf votre respect, ce n’est pas votre place. Marchez à mes côtés, si vous le voulez bien. Cela me gêne tout particulièrement de vous savoir dans mon ombre. Ce n’est pas ainsi que je forme les jeunes recrues.
— Parce que vous en avez déjà fait l’expérience ?
— Exactement, même si c’était à l’armée.
— Il y a des femmes dans l’armée ?
— Les femmes qui évoluent dans les forces de l’ordre sont plus nombreuses que vous ne le croyez.
Je hoche humblement la tête. Une petite voix nous indique que nous avons atteint le premier sous-sol, celui au-dessus des archives et du dépôt des pièces à conviction.
— Suivez-moi, me somme-t-il.
Nous stoppons notre marche devant un guichet quelque peu lugubre, sans la moindre fenêtre. Sasaki tousse. L’homme derrière le comptoir, qui mâchait nonchalamment un chewing-gum, les pieds posés sur une table, se redresse en sursautant.
— Nous sommes les agents Sasaki et Mori. Nous venons récupérer son arme de service.
— Ah oui, je vois ! Ne bougez pas.
L’homme revient ensuite avec un revolver d’un calibre plutôt classique pour les policiers de l’Empire shin-nihonnien. Néanmoins, j’admire sa crosse noire toute simple. Je le trouve magnifique, mais il provoque en moi une certaine peur. Si je manquais de vigilance, il pourrait se retourner contre moi voire pire : un innocent. J’aime les armes à feux, mais je ne suis pas persuadée que cette passion s’avère très saine.
— Qu’est-ce qu’il y a ? On ne t’a pas formée à ce moment à l’école de police ?
— Pas trop, non. Enfin je veux dire que si, on m’a bien sûr enseigné le maniement de ce genre d'armes. J’étais même déçue de ne pas recevoir la mienne quand je suis arrivée ici. Et, en même temps, pour me montrer parfaitement sincère avec vous, je dois bien avouer que cela me soulageait quelque part. Ce n’est pas quelque chose d'anodin. J’aurais aimé qu’on me prépare davantage à ce que le port d’un objet si dangereux fait ressentir et implique comme responsabilités, expliqué-je en regardant le bout de mes chaussures, prête à recevoir une remontrance.
— Pourquoi faites-vous cette tête de chien battu, avez-vous cru que j’allais vous réprimander ? demande-t-il dans un soupir.
J’acquiesce. Alors, il soupire de plus belle.
— Relevez les yeux, s'il vous plaît. Je vous considère comme mon égale, alors agissez comme telle. Vous savez pourquoi j’ai demandé que vous remplaciez mon coéquipier ?
— Non, j’avoue ne pas avoir saisi vos motifs, Monsieur.
— Premièrement, je souhaitais former une jeune recrue. J’aime ça, enseigner. Ensuite, j’avoue que j’avais une préférence pour les femmes.
— Pour les femmes ?
— Oh non, pardon, j’ai très mal formulé mes propos… Si j’avais davantage apprécié le dossier d’un homme que le vôtre, bien sûr que je l’aurais pris. Mais je sais aussi que la société ne fait pas de cadeaux aux femmes, même après la Réforme. Et j’ai apprécié ce que j’ai lu de votre parcours. Vous savez, le fait que vous vous soyez interposée pour sauver cette famille de Réfugiés a longtemps été un sujet de discussions parmi les agents et les enquêteurs, même dans les postes voisins.
— Ah bon ?
— Oui. J’ai trouvé ça très admirable. La loi existe pour être respectée et les nouvelles recrues doivent également avoir l’humilité d’accepter les remarques de leurs aînés, il ne faut pas outrepasser l’ordre d’un supérieur mais…Vous avez pris cette décision en dépit du fait qu’il s’agissait de votre premier jour sur le terrain, afin de protéger et de servir. Ces lieutenants n’avaient pas le droit d’abuser de leur autorité. Malgré vos airs de petite fille qui n’a pas confiance en elle, je dois admettre que vous avez du cran. Et beaucoup de potentiel. Vous risquez de le gâcher si vous continuez à regarder vos chaussures en ne vous sentant pas légitime d’occuper cette place.
— Merci, Monsieur.
— Venez, je vais vous montrer quelque chose.
Je vérifie la bonne position du cran de sécurité de mon arme, la fourre dans l’étui de ma ceinture, qui était vide jusqu’alors, et obéis.
— Qu’est-ce que j’ai dit, agent Mori ? Arrêtez de marcher derrière moi, ça m’agace.
— Ou…oui !
Le ton qu’il emploie paraît dur, mais ses mots me touchent au plus haut point malgré le fait que la simple mention de cette famille de Réfugiés me flanque la nausée. Elle me ramène à ce que j’essaye désespérément d’effacer de ma mémoire.
Nous reprenons l’ascenseur. L’open-space est au premier étage. Je suis étonnée lorsque nous le dépassons. Les portes s’ouvrent et nous traversons un long couloir feutré à l’ambiance presque tamisée.
— Préparez-vous à dégainer votre insigne, me souffle Sasaki.
J’acquiesce. Cette matière bordeaux plutôt agréable dans laquelle s’enfonce nos lourdes semelles me perturbe. Elle me change du carrelage de l’open-space qui réfléchit la lumière de façon agressive. Rapidement, nous nous retrouvons freinés par une lourde entrée découpée dans du verre épais complètement opaque. Deux policiers sont vissés de part et d’autre de celle-ci. Je devine que c’est le moment de sortir mon badge. Sasaki brandit le sien.
— Agent Sasaki et Mori. Nous venons voir le Capitaine.
— Vous aviez rendez-vous ? questionne l'un d'eux, l'air suspsicieux.
— Non, mais le Capitaine ne refuse jamais l’une de mes visites. Ayez l’audace de vous interposer sans au moins prendre la peine de vérifier nos identités et vous devrez faire face à son courroux.
— Son courroux ? je murmure en direction de Sasaki tandis que les gardes chuchotent entre eux.
— Oui, j’en ai peut-être fait un peu trop sur ce coup, admet-il dans un souffle amusé.
— Capitaine ? Je suis profondément navré de vous déranger, ici le Lieutenant Nakamura. Nous nous retrouvons face à l’agent Sasaki. Ce dernier nous affirme qu’il vous connaît bien. Est-ce la vérité ? Si c’est le cas, souhaitez-vous le recevoir ? Il est accompagné.
Il me semble que l’éternité se vide entièrement dans le sablier du temps. Nous obtenons enfin l’autorisation de passer et ma cage thoracique se contracte tant j’angoisse à l’idée de rencontrer l’homme qui dirige l’ensemble du poste. Un bureau entouré de verrières se matérialise devant nous. Le contraste lumineux m’aveugle un instant. Nous faisons face à un secrétaire en acajou ainsi qu’au dossier d’un fauteuil en cuir blanc. Ce dernier se retourne sur lui-même et nous dévoile ainsi un buste et un visage féminins. Je n’en reviens pas.
— Agent Sasaki ! Comme ça me fait plaisir de vous voir !
Une dame élégante se lève, juchée sur une paire d’escarpins noirs vernis aux talons vertigineux, et revêtue d’un tailleur-pantalon masculin ajusté. Elle s’approche de nous en souriant. Je n’avais jamais vu une femme shin-nihonienne dévoiler ses dents de la sorte. Les siennes sont grandes et blanches. La longueur de ses jambes ajoute une couche supplémentaire à mon admiration grandissante.
— Capitaine, laissez-moi vous présenter l’une de nos premières recrues féminines depuis la Grande Réforme : l’agent Mori Minami.
— C’est un p…plaisir de f…faire vo…votre connaissance, bredouillé-je en m’inclinant.
— Et moi de même. Je vous remercie, agent Sasaki. Quel plaisir de voir que les règles absurdes du début de notre ère n’ont pas découragé toutes les aspirantes. Nous faisons un si beau métier.
— Sauf votre respect, je n’aurais jamais cru qu’un poste de police en plein cœur de Shinedo pouvait être dirigé par une femme.
— Il est tout à fait naturel que vous éprouviez des difficultés à vous le figurer, en effet, me répond-elle sur un ton chaleureux.
— Je voulais justement montrer à l’agent Mori que les femmes fortes existent et qu’elles ont leur place dans ce monde, même si on leur dit et fait penser le contraire.
— Capitaine, puis-je vous demander quelque chose ?
— Bien sûr, allez-y. Mais j’ai une réunion dans dix minutes.
— Je suis navrée si je parais impolie mais pourquoi continuez vous à vous cacher ainsi maintenant ?
— C’est une question très intéressante. Mais, avant de continuer notre charmante conversation, asseyez-vous donc. Voulez-vous boire quelque chose ? Du café peut-être, propose-t-elle en regagnant son siège.
— Avec plaisir, tant qu’il est bien noir ! précise Sasaki d’un ton décidé en prenant place.
— Bien, et vous agent Mori ?
Je secoue timidement la tête.
— Vous n’aimez pas le café ? Vous préférez le thé ? En parlant de thé, j’ai d’ailleurs un excellent mugicha. La récolte de blé fut bonne cette année.
— Non, je suis désolée si je vous ai paru impolie. On m’a toujours appris à refuser les propositions, en guise de politesse.
— Attendez, vous ne seriez pas la fille de Mori Saneyuki par hasard ?
Je déglutis nerveusement. Entendre le nom de mon paternel a toujours le don de me mettre mal à l’aise mais j'opine tout de même du chef.
— Je devine donc comment vous avez été éduquée, enfin je ne peux faire que le spéculer. En tous cas, si je vous propose quelque chose, vous saurez désormais que c’est de bon cœur.
— Je vous remercie. J’adore le café avec un peu de lait…
Elle appuie sur un petit bouton bleu épinglé au col de sa veste.
— Ueno-san ? Pouvez-vous m’apporter une carafe de café et trois tasses s’il vous plaît ? Et merci d’y ajouter une petite capsule de lait.
— Oui, bien sûr Madame.
— Je vous remercie, dit-elle en raccrochant avant de poursuivre. Où en étions-nous ? Ah oui. Pour revenir à votre question, agent Mori, sachez que j’ai commencé à occuper ce poste bien avant que les bases de l’ère Shin-Meiji ne soient fondées, à la fin de l’ère Sensou. La guerre prenait peu à peu fin. Le Japon, comme on l’appelait encore à l’époque, était un peu perdu. Les mauvais choix pris ensuite par le gouvernement ont également affecté la police. Néanmoins, j’ai eu la chance d’être appuyée par des collègues et supérieurs masculins. Ils ont affirmé, dans des rapports écrits et oraux, que je constituais un atout non négligeable pour la police et que mon parcours était exemplaire. Alors la Grande Commission m’a gardée, à la condition que je ne me montre pas trop, afin de faire croire à un maximum de gens possible que le Capitaine Miyajima était en fait un homme sans pour autant mentir. Bien sûr, la clause que j’ai signée n’a plus de valeur depuis la Grande Réforme. Mais je n’ai pas encore fait d’annonce publique au sein du poste que je dirige ni même de communiqués de presse.
— Et pourquoi ?
— Eh bien…Je devrais sans doute le faire. Mais j’ai un peu peur. C’est drôle. Je me suis battue contre des criminels pendant dix ans avant d’accéder à cette promotion. Je me suis frottée au danger plus d’une fois. Et pourtant, je ne suis pas la plus courageuse…En fait, je crois que la société n’est pas encore tout à fait prête.
— Sauf votre respect, Capitaine, je crois qu’elle ne le sera jamais. Enfin, je voulais dire…Je suis désolée si je me suis montrée impertinente mais…
Miyajima s’enfonce dans le cuir rebondi de son siège, croise les doigts sur l’acajou lustré, et considère Sasaki avec un sourire en coin.
— Votre nouvelle recrue a du courage sous ses airs de petite fille sage…J’apprécie la chose. Enfin, les chiens ne font pas des chats. Elle a de qui tenir.
— Pardonnez-moi Capitaine, je suis flattée mais j’avoue ne pas avoir compris certains de vos propos.
— Moi non plus, Capitaine, reconnaît Sasaki.
— Je trouve que vous ressemblez beaucoup à votre grand-mère. Elle a du caractère.
Je cligne plusieurs fois des paupières. Elle doit se tromper. La sénilité a gagné ma seule grand-mère encore vivante. Or, Miyajima vient de s’exprimer au présent. J’ouvre la bouche pour lui demander davantage d’informations, mais nous sommes interrompus par des bruits de phalange contre la porte. Ueno, après y avoir été invité par la Capitaine, débarque bien vite avec ledit récipient en métal et les tasses en équilibre sur un plateau. Il nous sert, s’éloigne avant de s’incliner et de s’en aller. Je suis hypnotisée par les volutes qui s’échappent du liquide noir et fumant jusqu'à ce que j'en oublie ma question.
— Buvez votre café, je vous en prie. Il doit être tout juste à la bonne température.
Sasaki et moi obtempérons avant de nous regarder. En effet, ce breuvage est un délice. Je ne peux m’empêcher de rouler des yeux.
— Eh bien, agent Mori. Il est rare de voir une femme tant apprécier le café.
— J’adore cela ! Malheureusement, je n’ose pas me servir de la machine de l’open-space.
— Pourquoi ? Vous en avez parfaitement le droit !
— Laissez-moi deviner, c’est le Lieutenant Chef Asakusa qui vous mène la vie dure ? Je le connais de l’école de police. C’est mon senpai. Je le respecte mais je sais aussi qu’il ne tient pas les femmes en haute estime, devine Sasaki.
— Vous faites bien de m’en parler. Je tâcherai d’y remédier avec douceur mais fermeté, nous rassure Miyajima.
— Nous vous en serions très reconnaissants, la remercie Sasaki en s’inclinant. Je l’imite.
Miyajima regarde sa montre à aiguilles vintage.
— Je suis navrée, ma réunion va bientôt commencer. Mais je suis ravie de vous avoir revu, agent Sasaki, et heureuse de vous avoir rencontrée agent Mori. Ne vous laissez pas intimider.
— Message reçu. Je vous remercie pour votre temps, le café et les conseils, Capitaine.
Nous quittons son bureau. Dans le couloir, je témoigne toute ma gratitude à mon collègue qui me sourit. Un poids s’est ôté de ma poitrine.
— Vous n’êtes pas obligée de faire les choses de la même manière que le Capitaine Miyajima, mais j’espère que vous avez désormais conscience que les femmes peuvent également prétendre à des carrières professionnelles. Alors, prête à patrouiller dans les rues ?
— Oui Monsieur. Affirmatif.
Nous descendons jusqu’au parking. Je me glisse sur le siège passager pour que Sasaki conduise. Même s’il est sympathique, je dois respecter la procédure. C’est mon instructeur.
Nous passons le reste de la journée à faire le tour du quartier de Shinjuku. Je réalise que je ne le connais que très peu, même si je suis censée y travailler et sans compter le fait que j’habite dans un quartier voisin depuis ma naissance. J’ai l’impression de tout découvrir avec un œil d’enfant. La matinée est plutôt calme, même si nous sommes appelés pour quelques bagarres avant le déjeuner. Nous commandons un fast-food à emporter. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de nourriture. Nous discutons tout en sirotant un soda et en gardant un œil sur la rue. Nous n’avons pas terminé nos frites et notre hamburger que nous devons déjà repartir.
Lorsque la journée est terminée, je suis lessivée. Mais je sais que c’est de la bonne fatigue. Je n’ai qu’une envie lorsque nous rentrons au poste après avoir fait un peu de zèle : dormir.
— Nous allons boire une bière avec des collègues ce soir, dans un bar où des flics de Shinedo ont leurs petites habitudes. Vous voulez venir ? Vous ne serez pas la seule femme, je vous rassure.
— Ce serait avec plaisir Monsieur. Votre invitation me touche mais, si je rentre me changer, je crains que mes parents ne comprennent que mon service est fini…Initialement, je dois respecter un couvre-feu.
— Oh mais ce ne sera pas nécessaire ! Certains seront en civils mais ce n’est pas une obligation. Enfin, à vous de voir !
— Non non, c’est super. Je vous suis alors !
Nous déposons nos équipements et partons en direction du bar que Sasaki m’a si bien vendu. Son logo rose, un néon en forme de fleur de cerisier, colle parfaitement à son nom : le Sakurabana. Nous entrons dans ce lieu étroit et beaucoup mieux éclairé que le Rokumeikan. Contrairement à ce dernier, aucune femme en tablier et talons hauts ne court pour servir les clients. Ces derniers passent directement commande au comptoir, comme me l’explique mon nouveau mentor. Certaines personnes sont en robes victoriennes ou kimonos, voire en jean et T-shirt ou encore en uniforme. Mais aucun bas-résille ni minishort en vue. Je me sens presque soulagée. Je réalise que je n’ai pas repensé à mon ancien groupe d’amis jusqu’à maintenant.
— Alors, elle prend une bière la nouvelle que tu nous as ramenée ? s’écrie une fille en tenue d’agent qui discute avec Sasaki. Elle me jette un regard en coin tout en faisant en sorte que je l’entende.
— Elle a l’air si timide, la pauvre chérie. Je pense qu’elle est plus du genre à boire du thé…me lance indirectement une autre sur un ton provocant.
— Oui, j’aime le thé et je suis timide. Mais je ne me résume pas qu’à ça, rétorqué-je en m’emparant d’une énorme choppe que je mets sur mon ardoise en attendant de récupérer quelques deniers de mon salaire si mon paternel est bien luné. Je bois le contenu du grand verre d’un trait. Je le repose ensuite fermement sur le bar et prends un malin plaisir à savourer chaque mot qui sort de ma bouche tout en toisant ces filles.
— C’est bien beau de juger quelqu’un au premier coup d’œil. Mais si vous vous trompez sur le compte d’une personne, si vous n’apprenez pas à réfléchir avant de jacasser, alors vous ne gravirez jamais les échelons dans la police. Comprendre les gens, victimes comme bourreaux, est la base la plus élémentaire de notre métier. Si on vous confiait la moindre affaire à résoudre…Au secours…, lancé-je après avoir scruté correctement leurs habits et compris, au nombre d’étoiles cousues sur leurs chemises, qu’elles n’étaient pas plus gradées que moi.
— Elle me plaît bien, elle…, dit la première en s’adressant toujours à Sasaki.
— C’est gentil mais, que ce soit pour me complimenter ou pour m’insulter, merci de me parler directement et non d’utiliser mon instructeur comme intermédiaire.
— C’est noté, me sourit-elle.
Nous passons le reste de la soirée à bavarder du boulot et d’autres, ainsi qu’à jouer au beer-pong. Je ne connaissais pas ce jeu mais il m’amuse beaucoup. Je réalise que je suis à ma place ailleurs qu’au Rokumeikan, ou plutôt que je peux me la faire partout.
Je sors du Sakurabana avec une nouvelle amie : ma première cuite. Je parviens quand même à rentrer chez moi sans me faire repérer. Je me déshabille, configure mon réveil intelligent d’une voix molle, et m’endors sans difficulté pour la première fois depuis un nombre trop importants de jours.
Je me réveille néanmoins en pleine nuit pour vérifier ma messagerie. Sasaki me demande si je suis bien rentrée. Je souris et lui réponds en espérant ne pas le réveiller.
— Su-chan, je peux avoir un verre d’eau s’il te plaît ?
Silence. J’allume manuellement les lumières et remarque avec effroi l’absence de mon amie. Il me paraît inconcevable de contacter mes parents, encore moins à cette heure-ci, et j'ignore où se trouve le Répartout. J’appelle Yamamoto. Ce dernier me rejoint. Il ne dort donc jamais ?
— Que se passe-t-il, Ojou-sama ? s’enquiert-il froidement.
— Sumire a disparu. Où est-elle ? demandé-je d’une voix tremblante.
— Elle doit être dans le laboratoire du Répartout.
— Je veux la voir.
— Je suis navré, mais seuls vos parents ont le droit d’aller au labo et ils sont partis pour un voyage d’affaires ce soir.
— S’il vous plaît, elle doit avoir peur toute seule dans une pièce inconnue. Laissez-moi la voir.
— Ne vous inquiétez pas, Ojou-sama, Sumire n’est qu’un robot. Elle n’est pas programmée pour ressentir quoi que ce soit.
— S’il vous plaît, c’est ma meilleure amie, l’imploré-je.
— Navré, s’excuse-t-il avec une pointe de mépris avant de se fendre d'une courbette et de tourner les talons.
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