Chapitre 3: Le Concours

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Tout était dit. Enfin !

Le discours s'était achevé, comme il avait commencé. Soporifique, désespérant.

Le directeur, rendu écarlate et apoplectique par l’effort fourni, peinait à reprendre son souffle et menaçait de chanceler. Finir, tel l’acteur de théâtre, mort sur la scène de sa propre suffisance, aurait été un si beau destin.

Une bourrasque glaciale traversa la cour et fit claquer la demi-douzaine de drapeaux plantés à l’arrière de l’estrade, dévoilant les vieilles couleurs de la défunte république. L’aigle impérial, placé en leur centre, écrasait ces symboles de la lointaine révolution.

Le tableau était parfait. Il n’arriverait jamais à s’en remettre, la Barrique !

Sur un signe du préfet de quart, les rangs s’ébranlèrent dans un ordre militaire impeccable. Par section et par année, les mille deux cent cinquante élèves du lycée quittèrent la cour d’honneur. Nos pas martelaient les pavés et nous nous dirigions vers la salle du Concours. Lente cohorte qui se rendait vers un avenir aussi craint qu’espéré. Le son métallique de nos lourds souliers ferrés évoquait celui de balles qui s’abattraient en grêle ininterrompue sur le sol. Cela nous préparait peut-être à ce que nombre d’entre nous auraient un jour à affronter.

Je profitai du mouvement et de ce vacarme pour me pencher vers mon compagnon Louis.

— Foutu discours qu’il nous a servi, la Barrique ! J'ai presque cru qu’il allait nous lâcher en pleine cérémonie.

D’un discret coup de menton en direction des rangs où se tenait notre ami Martin, j’ajoutai :

— T’as vu, le Gros s’est dandiné comme un ver. Il va devoir penser à pisser, ou il ne pourra pas supporter les six heures à venir sans mouiller son fondement.

— La ferme ! Ce n’est pas le moment ! me gratifia monsieur rigide.

Le visage de Louis, défait de la morgue et du mépris habituels, laissait apparaître une pointe d’angoisse. Mais il reprit bien vite ce ton plein de cette haute suffisance des gens bien nés.

— Je n’ai pas envie qu’un préfet nous entende, et de me retrouver puni par ta faute. Ou pire, qu’on me retire des points au concours.

— Détends-toi, Louis, il n'y a aucun morpion près de nous.

— Tais-toi !

— Un jour, mon pauvre Louis, il va falloir que tu penses à te détendre un peu. Je sais pas, essayer de sourire, ou même, osons le, tenter une blague ou…

— Sauvage, silence ! asséna Guerarht, ma brute de préfet, que je n’avais pas entendu arriver. Aucune parole n’est tolérée dans les rangs !

Il portait déjà la main à sa ceinture, où pendait son bâton, un rictus fendant son visage. Mon cœur s’accéléra, mes mains devinrent moites. J’aurais voulu répliquer, asséner une pique bien placée ou une remarque ironique. Solution idéale pour me retrouver dans les cellules de l’école, pendant que mes camarades passeraient l’examen.

— T’as rien à rajouter, Sauvage ? s’amusa le préfet. Je t’ai connu plus loquace.

Il marchait à notre hauteur, calquant son pas sur le nôtre. Je retenais mon souffle, étudiant chacun de mes gestes pour ne pas déclencher de sanction. Il n’attendait que ça. Servir de cible deux fois dans la même journée, j’étais verni ! Et la matinée venait à peine de débuter. Peut-être aurais-je dû imiter beaucoup d’autres, rester discret et ne pas faire de vague, durant ces années de lycée ? Peut-être aurait-il été préférable de ne pas tant asticoter les préfets ? Visiblement, la note serait pour aujourd’hui, et elle risquait d’être plutôt salée.

Il me restait moins de dix mètres à parcourir avant de me retrouver face au bâtiment du concours. Le préfet fit mine de trébucher, profitant de son écart pour me donner un rude coup d’épaule. Je m’empêchai de grimacer et, surtout, de riposter, ne quittant pas des yeux la nuque du camarade devant moi.

— Dis donc, Sauvage, s’emporta mon tourmenteur. C’est pas toi qui as essayé de me faire un croche-pied, des fois ?

Il allait prendre sa revanche de ce matin, dans le réfectoire. Il détestait ne pas finir les tâches entreprises.

— Morpions ! cria quelqu’un derrière moi, caché au milieu des rangs.

Guerarht s’immobilisa, rouge de colère. Les préfets détestaient plus que tout le petit sobriquet dont nous les affublions.

— Qui a dit ça ? s’emporta-t-il. Qui a dit ça ? Que je le fasse cracher !

Mais il était trop tard pour lui. Mon bienheureux sauveur m’avait fait gagner les précieuses secondes nécessaires. La colonne s’engouffrait dans le bâtiment, dont l’accès était interdit aux préfets.

Dans un soupir de soulagement, redevenu silencieux par la force des choses, je pénétrai avec mes camarades dans le redouté édifice. Il marquait l’extrémité est du lycée, et aucun d’entre nous n’avait pu y accéder jusqu'à présent. Les lourdes portes de chêne ne s'ouvraient que pour le rite initiatique de l'examen. À mon grand désespoir, malgré toutes mes infructueuses tentatives au cours de ces cinq années, faisant feu de tout bois et usant de toutes les ruses possibles, je ne pus jamais m’en approcher à moins de vingt pas. Je gardais encore dans mes chairs les cicatrices de mes plus calamiteuses tentatives. Le fouet punissait tous ceux qui osaient braver l’interdit.

De hautes fenêtres se découpaient sur les murs de pierre nue du bâtiment. Elles laissaient filtrer des rayons de lumière pâle perçant l’obscurité. Le plafond culminait à plus de trois étages, et l’enchevêtrement de poutres et de madriers semblait se fondre dans la noirceur la plus profonde. Une vague odeur de renfermé envahissait nos narines, les lieux n’étant ouverts qu’une fois l’an. Le sol paraissait propre, signe que l’armée de serviteurs s’activait toujours dans l’ombre. Ils usaient leur pauvre corps à la tâche, sans que nul ne daigne leur adresser le moindre regard.

Et la lumière fut. Des éclairs fugaces s'imprimèrent sur ma rétine et je ne pus retenir un murmure d’admiration, à l’instar de tous mes camarades. Les lampes électriques avaient chassé toute noirceur. Chaque détail de la salle était éclairé comme en plein jour pour rehausser toute sa splendeur et sa démesure.

De grands lustres tombaient en cascade du plafond, leurs ampoules incandescentes jetant leurs éclats tout autour de nous. C’était là une prouesse technologique que bien peu parmi nous avaient pu observer. La plupart des foyers utilisaient encore d’antiques lampes à huile qui produisaient plus de suie que de lumière, quand ce n’étaient pas de simples bougies crachotant leur pitoyable flamme, ou un âtre poussif qui peinait à chasser les ombres alentour. Seuls les édifices publics bénéficiaient d’un éclairage à gaz, et seuls quelques uns avaient reçu l’insigne honneur de se voir parés de l’électricité, toute récente invention et fleuron des avancées scientifiques de l’Empire.

Des rumeurs circulaient à ce sujet au sein du lycée : certains affirmaient que les appartements privés de la Barrique en étaient équipés, l’Immonde ayant réussi à corrompre un fonctionnaire véreux chargé de l’installation de l’éclairage.

D’aucuns avaient juré leurs grands dieux et tous les saints connus qu’ils avaient vu de leurs yeux émerveillés la salle du concours illuminée plus encore qu’en plein jour. Ils en avaient récolté une sévère correction de la part des préfets et une bonne bastonnade par leurs camarades, leur faisant passer dans un goût de sang l’envie du mensonge. Malchanceux, ils avaient eu raison quand tous avaient tort.

Cela m’avait, je l’avoue, incité plus encore à tenter de m’introduire dans ces lieux afin de vérifier cette légende par moi-même.

Laissant les portes frappées des armoiries impériales derrière nous, nous progressions en silence au milieu des rangées de tables et de chaises qui attendaient notre venue pour retrouver, l’espace d’une journée, leur raison d’être. Je jetais de temps à autre des regards furtifs, osant à peine poser mes yeux impies sur tant de splendeur. Les murs étaient parés d’une multitude de drapeaux et blasons, chacun rappelait l’une ou l’autre des victoires de l’empire. Des statues de marbre représentaient certains des illustres combattants de la Grande Armée. Ils nous regardaient avec froideur et semblaient nous juger par-delà les années.

Un ancien temple à l’architecture singulière se dressait à l’extrémité de la salle. Cube parfait de l’extérieur, il prenait de l’intérieur une forme cylindrique, des colonnes de marbre alignées tout autour. Un dôme de pierre surmontait l’ensemble et parachevait cet aspect néoclassique voulu par son concepteur et très en vogue depuis le début du siècle.

Au centre de cette pièce, placé derrière l’estrade où se tenaient les surveillants, le portrait de l’empereur, imposant, nous surplombait de sa toute-puissance. Napoléon II, fils du Grand Napoléon, s’affichait dans tous les édifices publics, sur toutes les places de villes et de villages, et dans les moindres demeures, même les plus modestes. Son visage omniprésent était devenu familier à tout citoyen de l’empire ou de ses colonies. De haute stature, il portait fièrement l’uniforme de la Garde et incarnait à lui seul la grandeur de la Nation. Ayant hérité du regard de son père, nul ne pouvait l’affronter sans ressentir un frisson d’appréhension et d’obéissance. Cette jeunesse quasi éternelle incarnait l’empire, que rien ne pourrait jamais ébranler.

La colonne stoppa au milieu des rangées de tables.

Le silence reprit possession des lieux, et seules nos respirations angoissées parvenaient à le rompre. Après ce qui nous sembla une éternité, sur un signe du responsable du Concours, chacun s’assit à sa place.

À mon pupitre, ma plume était taillée avec soin. Un frisson glacé me traversa. Un surveillant déposa devant moi les énoncés sur lesquels j’allais devoir suer au cours des heures à venir. Je ne pouvais m’empêcher de songer à mon avenir si j’échouais. Il n'était pas plaisant d'avoir dix-huit ans et de s’imaginer pourrir au fond d’une tranchée. J’avais l’impression de sentir l’odeur de la terre humide, rendue poisseuse par le sang des blessés. J’entendais les hurlements des victimes, malchanceux frères d’armes, tandis que le froid de la mort m’envahissait.

Je serrai les poings et repris mes esprits. Je n’avais pas tant travaillé durant cinq années, ingurgité tout ce précieux enseignement, pour périr sous les tirs d’un Américain qui empesterait l’alcool ou d’un Tartare, violent et sanguinaire barbare.

Cette pensée aurait menacé de me paralyser complètement si, sans raison aucune, l’image du Gros ne s’était imposée à mes yeux.

Installé loin devant moi, je l’imaginai qui se tortillait et s'agitait sur sa chaise afin de tenter de contrôler autant que possible cette vessie sur le point d’exploser.

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