Chapitre 6: Le quartier protégé
Nous nous dirigeâmes vers la plus proche poterne. Ayant appris de notre mésaventure, je ne lâchais pas notre précieux sésame, bien plus puissant que je n’aurais pu le penser : il avait produit le même effet sur les gardes du mur que de l’eau bénite sur des démons enragés du cinquième cercle.
Le Gros retrouvait lentement son habituelle placidité et se transformait, de bête de guerre, en compagnon doux et affable. Préférable car, au vu de notre récente rencontre, nous n’aurions pu pénétrer dans le Cénacle avec un Martin ivre de combats et de vengeance. Cette rapide mutation me surprenait d’ailleurs toujours et je me demandais parfois si plusieurs êtres ne se partageaient pas ce corps rebondi. Sa largeur et son épaisseur auraient permis d’accueillir au moins quatre ou cinq alter ego, sans crainte de les voir trop serrés.
Arrivé devant la porte du paradis, je présentai le document. J’affichais ce sourire suffisant de qui sait détenir un objet de pouvoir entre ses mains. Le garde, ressemblant à nos deux tout nouveaux camarades rencontrés un peu plus tôt, nous jeta ce même regard suspicieux, prêt à nous expulser à coups de trique tels des malpropres.
Les courtes lignes parcourues, son regard se mêla de crainte et de respect.
— Comment vous avez eu c’papier là, vous deux ?
— Ce sont pas vos affaires, lui répondis-je, plein d’un savoureux dédain dont je me plus à user.
— Et qu’est-ce qui me dit que c’est pas un faux, hein ? Comment deux vauriens comme vous peuvent se trouver en possession de... ça ?
— À votre guise. Appelez votre supérieur, ou même l’empereur, si vous voulez. Mais la personne qui a signé ce document n’appréciera pas qu’on remette en doute ses actes.
Je lui adressai un large sourire avant de porter l’estocade :
— Mais faites, faites, nous ne sommes après tout que peu en retard, ça vous coûtera pas trop cher.
— Et réfléchis vite, vilain, ou tu subiras le même sort que tes deux copains là, dehors.
Martin...
L’homme fut à deux doigts de m’asséner un coup de bâton sur la calebasse, ce que j’aurais pleinement mérité. Ses mains se crispèrent, ses traits se durcirent. Peut-être avais-je poussé mon avantage un peu trop avant ? Mais c’était après tout la première fois qu’on m’accordait autant de respect, je ne comptais pas gâcher mon plaisir.
Et le gardien recula.
Il me rendit le laissez-passer, grogna entre ses dents :
— Filez. Mais j’oublierai pas.
Un ami de plus, en somme.
Nous passâmes le porche entre les deux rangées d'une haie d'honneur. Peut-être les années écoulées depuis cet épisode, et une certaine propension à enjoliver les faits, me font dresser pareil tableau. Mais le moins que je puisse en dire est que cette inattendue déférence m’avait, à cette époque, considérablement impressionné.
— Je ne sais pas ce que j’ai entre les mains, mais si ce simple morceau de papier transforme ces matons en doux agneaux, je paierais cher pour posséder le même, une fois à Paris.
— Ça, vu la trogne qu’ils affichent, ils doivent être à deux doigts de se pisser dessus de trouille. Je décocherais un pruneau à l’un d’eux, il m’en baiserait encore les pieds.
— Ou le fondement, je te parie !
Je m’apprêtais à asticoter à nouveau mon ami, mais restai bouche bée devant le spectacle qui s’offrait à nous. Alors que nous devisions, nous avions franchi la poterne et nous trouvions à présent du côté intérieur du mur.
Des hommes et des femmes, plus richement vêtus que je ne l’avais jamais vu, allaient et venaient entre des bâtiments d’une propreté éclatante. Chaque édifice paraissait plus remarquable que son voisin. Des échoppes à la devanture colorée et parfaitement achalandée s'alignaient de chaque côté de la rue. Magasins de bouche aux mets fins et délicats, marchands de vins de qualité, parfumeries distillant d’incroyables fragrances, tisserands, chapeliers, tailleurs luxueux, bottiers raffinés, et tant d’autres encore que mon œil ébloui ne parvenait pas à discerner. Au milieu de toute cette diversité allaient et venaient de riches fiacres, des calèches et nombre de véhicules à vapeur, parés d’or et de cuivre.
Le Gros me donna un coup de coude dans les côtes et désigna les lampadaires, pour l’heure encore éteints :
— T’as vu ? Ils ont l’électricité. Dans les rues ! Tu te rends compte, Pierre ? J’ose même pas imaginer avec quoi ils peuvent bien s’éclairer, dans leurs maisons.
— Aucune idée. Mais pas avec nos lampes à huile puantes.
— Mais comment c'est possible ?
— La richesse. Le pouvoir. Les deux peuvent faire bien des miracles.
— Mais c’est un foutu gaspillage !
— Ah mais, quand on est riche, on ne gaspille pas : on profite. C’est toute la différence, grinçai-je, ironique.
— N’empêche, ils avaient pas tort, ceux qui se vantaient d’avoir déjà vu le quartier, et qui nous disaient que c’était extraordinaire, hein ? s’enthousiasma le Gros.
— On peut même dire qu’ils étaient bien en dessous de la vérité, opinai-je, les yeux brillants devant toutes ces découvertes.
Habitué aux étroites et nauséabondes ruelles de la ville, je n’avais jamais connu que ses bâtiments serrés les uns contre les autres, à la misérable promiscuité. Sans cesse agressé par les bruits et les odeurs, risquant de se trouver trempé et crotté par les déjections et détritus jetés par les fenêtres des maisons, une promenade dans la cité se transformait vite en course contre la mort. Sans compter les rats qui pouvaient à certains endroits vous remonter jusqu’aux genoux tant ils étaient nombreux. Et les bandes de brigands, rats bien plus dangereux, cherchant à vous dépouiller ou, par pur plaisir, vous occire. Pour la simple délectation de répandre du sang.
Ici, bien au contraire, tout ne respirait que luxe, calme et propreté. J’apercevais des enfants qui jouaient dans les rues, sans la surveillance assidue d’adultes. Des jeunes femmes vêtues de satin et de diamants déambulaient sans crainte d’échoppe en échoppe. De l’autre côté du mur, les premiers se seraient bien vite retrouvés enlevés et réduits en esclavage, les secondes promptement allégées de leurs atours et envoyées pourrir dans un bordel d’Afrique ou d’Asie. L’inversion des destinées demeurait par ailleurs tout à fait possible.
— Restez pas là, les deux tourtereaux ! Foutez-moi l’camp ou j’vous écrase !
Je fis demi-tour sur moi-même, prêt à brandir à nouveau mon laissez-passer à la face d’un maton récalcitrant. Je me trouvai au lieu de cela nez à museau avec six chevaux qui piaffaient d’impatience, fières montures d’un carrosse majestueux. Le cocher fit claquer son fouet à un pas de nous, avant de hurler à nouveau :
— Dégagez, j’vous dis, ou j’transforme vos cervelles en bouillie !
— Du calme, le coupais-je, on ne vous avait pas vu et...
— Ferme-la, gredin !
Sans plus attendre, l’homme, revêtu d’une riche livrée qui dissimulait avec peine sa rusticité, fit bondir son attelage. Si Martin n’avait pas eu le réflexe de me pousser de côté, il nous serait passé sur le corps. Déséquilibré, je me retrouvai, ainsi que le Gros, face contre terre et vis défiler devant moi sabots de chevaux et roues de carrosse.
— À plus tard, les traîne-savates ! C't'un plaisir de vous envoyer cul par-dessus tête dans le bren !
Le rire gras du conducteur se perdit dans le rugissement de l’attelage. Je relevai la tête et n’eus que le temps d’apercevoir les armoiries frappées sur sa porte : un aigle bicéphale d’argent sur fond azur.
Un cahot de la route fit se mouvoir un des rideaux de velours qui protégeait les passagers des regards indiscrets. Je pus tout juste discerner une silhouette féminine qui observait notre duo. Elle gardait le visage impassible, nos misères terrestres ne pesant en rien sur si haute personne.
— Il y a des jean-foutre des deux côtés du mur, lançai-je à l’attention du Gros, tandis que nous nous relevions avec peine.
Nous époussetions nos uniformes à présent froissés et par endroits tachés par notre plongée.
— Lui aussi, si je le retrouve, je l’assomme, grogna-t-il.
— Attention, Martin. Ta liste va devenir si longue que tu auras besoin d’une brouette pour la transporter avec toi. On est là que depuis une heure à peine et tu en es déjà à quatre ennemis.
— Je m'en fous ! Je suis jeune, j’ai bonne mémoire, et tout mon temps pour la vengeance.
— Je n’en doute pas. Mais si nous pouvions essayer de faire profil bas au moins ici... il paraît que les geôles du quartier n’ont rien à envier au plus crasseux des culs-de-basse-fosse.
— Je t’ai connu plus téméraire !
— Téméraire, oui, mais pas inconscient…
J’avisai la terrasse d’un café non loin. Ces émotions m’avaient mis le gosier à sec et j’adressai à Martin un signe de la tête.
— Louis n’a pas l’air d’être arrivé, ça te dirait de tester leur bière ? Voir au moins si elle a le goût de la pisse qu’on nous sert de l’autre côté ?
— Je te suis, me répondit mon ami.
L’établissement ne ressemblait en rien aux rades que nous connaissions. Propre, bien tenu, sa clientèle devisait en toute discrétion et des serveurs habillés comme des majordomes passaient de l’un à l’autre. Des femmes buvaient en toute sérénité des thés fumants, sans que personne ne vienne les importuner ou leur demander le prix de la passe. Pas de pilier de bar à l’horizon ni de quasi-cadavre qui tituberait dans la rue.
Nous nous approchâmes et nous installâmes à une table laissée libre. Les autres consommateurs arrêtèrent un instant leurs conversations, nous fixant d’un air dédaigneux. Une poignée de secondes plus tard, un serveur hautain et guindé fondait vers nous.
— Messieurs, faites-vous partie du club ?
— Du ?
— Du club, Messieurs. Qui vous permet de vous asseoir sur cette terrasse et consommer.
— En ce cas, non, je ne crois pas faire partie de ce club dont vous parlez, rétorquai-je.
— Je vais donc vous demander de vous en aller, me lança le serveur sous le regard amusé de nos voisins.
— Partir ? Mais enfin, intervint Martin, la place est libre, on a soif et on a même de quoi payer. Quel est le problème ?
Un des hommes attablés se leva. De haute stature, il transpirait la suffisance et la puissance. Vêtu avec attention, il tenait à la main un cigare qui devait coûter à lui seul le salaire d’un manœuvre.
— Jacques, avez-vous un souci avec ces messieurs ?
— Ce n’est rien, Monsieur Buquet. Rien que deux importuns qui ne connaissent pas nos règles.
L’homme nous regarda tour à tour et nous détailla avec soin, comme le ferait un maquignon d’un cheval.
— Vous avez raison, Jacques, ils ne sont pas d’ici, ça saute aux yeux.
Il nous adressa un sourire dédaigneux sous les rires moqueurs d’une partie de l’assistance.
— Jeunes gens, vous avez pris place dans ce que nous appelons un club privé. Réservé à une élite qui souhaite se retrouver entre bonnes personnes. Donc, à moins de pouvoir payer l’adhésion qui s’élève, reprenez-moi Jacques si je me trompe, à deux mille francs par an, vous allez devoir déguerpir.
Tous les regards étaient fixés sur nous. Les hommes sourcillaient, tandis que les femmes s’amusaient entre elles de notre mésaventure. Je ressentais une profonde honte. Honte de me faire traiter comme un moins que rien, d’avoir le sentiment de ne pas être à ma place. Et une colère, violente, incontrôlable, qui me donnait envie de faire ravaler ce sourire et ses dents parfaites à notre opposant.
— Pierre ! Martin ! Mais où étiez-vous ? Cela fait une éternité que je vous attends !
Une voix connue. Le visage crispé, je me tournai vers le troisième de notre petit groupe, tout juste arrivé à notre hauteur.
— Mère a tout préparé pour votre arrivée, vous auriez pu faire l’effort de ne pas vous présenter en retard !
Louis ! Rigide. Sec. Sans détour.
Je me levai, sans prêter la moindre importance au duo qui venait de nous battre froid.
— Pardonne-nous, mais nous avons été retenus. Nous avons failli y rester, et tu comprendras que ça peut retarder. On voulait boire un verre en attendant, et ces messieurs ont eu la gentillesse de partager un peu de leur temps avec nous.
Je me pliai en deux en une exagérée révérence et leur jetai un regard ironique.
— J’aurais aimé faire partie de votre petit club comme vous me l’avez demandé, mais vous puez bien trop du bec, et je n’ai pas envie d’en vomir à chaque fois que je viendrai ici.
Je m’éloignai d’un pas vif, suivi par un Martin hilare. Louis, définitivement perdu, fermait la marche. Tandis que nous nous éloignions, j’entendis l’homme resté sur la terrasse adresser des propos furieux au serveur. Bah ! Un ennemi de plus. Et de cinq, donc.
— Ton laissez-passer nous a sauvé la vie, merci à toi, lançai-je à notre ami. Je ne sais pas s’il contient un message caché ou des signes cabalistiques, mais il a fait fuir deux gardiens plus vite que ne l’aurait fait un pet de lépreux.
Je tendis le morceau de papier à l’écriture calligraphiée avec soin vers Louis, comme pour lui demander de le déchiffrer.
— Oui... c’est... disons que c’est père qui l’a rédigé et l’a fait contresigner par le Capitaine. Il a… quelque pouvoir, et sans son intervention, vous n’auriez pas pu vous approcher du mur à moins de dix pas sans vous faire occire.
— C’est pourtant ce qui a bien failli nous arriver, rétorquai-je.
— De ton père, dis-tu ? me coupa Martin. Il sera là ? Nous pourrons le voir ? Le rencontrer ?
J’observai le visage de Louis pâlir un instant avant qu’il ne reprenne aussitôt contenance.
— Il est... en voyage... pour... affaires. Il ne pourra pas être présent et m’a chargé de vous saluer et de l’en excuser.
Martin marqua sans la dissimuler sa déception, tant il se faisait une joie de pouvoir rencontrer le mystérieux père de Louis. J’étudiai notre ami du coin de l’œil. Il ne semblait plus aussi assuré qu’à l’accoutumée. Je pouvais même lire sur son visage une peur viscérale, couplée à une rage sourde qu’il parvenait à grand-peine à maîtriser. Comme si la seule mention de son père créait en lui une colère profonde.
— Que fait-il donc pour que la simple vue de son nom sur une feuille de papier liquéfie la plus épaisse des brutes ?
Louis se rembrunit un peu plus encore, pâlissant.
— Ce n’est pas ton affaire, Pierre. Et je te demanderai, au nom de notre amitié, de ne pas revenir là-dessus.
— Mais...
Je sentis la main de Martin se poser sur mon épaule.
— Je crois que notre ami ne veut pas aborder ce sujet, respectons-le.
J’acceptai de mauvaises grâces et me promis d’élucider plus tard ce nouveau mystère de la vie de Louis.
Sans un mot de plus, il se dirigea vers une calèche d’aspect sobre arrêtée non loin de nous. Le valet affecté à sa garde possédait cette allure impassible des êtres habitués à obéir sans discuter à leurs puissants maîtres.
— Pressons, Mère nous attend.
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