Chapitre 8: Hortense
24 décembre 1863
En cette veille de Noël, ni mon cœur ni mon âme n’étaient à la fête.
Je n’avais pas vu ma petite sœur Camille depuis huit mois. Elle me manquait terriblement. De deux ans plus jeune que moi, elle était interne dans un lycée à Toul. Elle ne pouvait pas me rejoindre et je n’avais que peu d’occasions de la visiter. Ma dernière escapade avait failli nous coûter cher à tous deux : j’avais réussi à m’échapper et voyagé, dissimulé entre deux caisses de matériel, dans un train de marchandises. Nous avions à peine pu nous voir. Mon uniforme m’avait trahi et je dus m’enfuir pour échapper à la police, sans pouvoir dire au revoir à ma chère sœur.
Huit mois. Une éternité.
Je ne recevais plus aucune nouvelle de Jonas, mon frère, de trois ans mon aîné, depuis qu’il avait embrassé la carrière militaire. Il avait choisi la marine, lui qui, plus jeune, peinait à sortir de sa chambre. Il parcourait à présent toutes les mers du globe, pour la plus grande gloire de l’Empire. Du moins l’espérais-je.
Louis, depuis cette effroyable journée de décembre, n’avait pas reparu au lycée. Son père avait dû jouer de son influence et obtenu l’autorisation de le faire rester dans sa demeure dans l’attente des résultats du concours.
Martin, enfin, ne m’adressait presque plus la parole, et c’est tout juste si j’avais pu échanger trois phrases avec lui au cours de ces derniers jours.
Mes amis me manquaient. Ma famille me manquait. La solitude me pesait et, plus que tout, la honte de cette journée de décembre ne me quittait pas.
Les semaines précédentes s’étaient déroulées avec une lenteur insupportable. Je partageais mon temps entre les manœuvres, les entraînements militaires et l’étude des dernières avancées techniques et scientifiques. Je ne sortais de la bibliothèque que pour rejoindre mon dortoir. Incapable de trouver le sommeil, j’occupais une bonne partie de mes nuits à lire et relire les récits des campagnes d’Afrique où mon père, sous-officier de la garde, avait péri.
Le message que monsieur Jacquot, jardinier du lycée, venait de me remettre me tira de cette routine monotone. Le vieil homme, taciturne et discret, s’était approché de moi peu après notre frugal repas du soir, amélioré d’une exceptionnelle tranche de pudding. En cette veille de fête religieuse, manger un gâteau sans traces visibles de moisissure tenait du miracle.
Il était muet de naissance, et j'eus grand peine à communiquer avec lui les premiers temps. Mais, à mesure que notre amitié se nouait, il m'apprit un code secret qui allait nous permettre de nous comprendre et d'échanger en toute discrétion.
Je ne compris que bien des années plus tard, au cours de ses funérailles, pourquoi l’œil d’habitude triste et épuisé du vieil homme s’illuminait lorsque nous échangions. Il avait déjà usé de ce même code. Bien longtemps auparavant, avec un compagnon d’armes : mon père. Cette révélation m’ébranla, et je restai, seul au milieu des tombes, à me remémorer ces instants passés auprès de mon bienheureux protecteur.
Aujourd’hui encore, l’émotion m’étreint lorsque je me souviens de cette silhouette sèche et noueuse, de cette épaisse barbe rousse tirant sur le gris, de ce visage couturé de mille cicatrices, à la chevelure longue et emmêlée. Il m’avait évité tant de déconvenues en cette lointaine époque, et permis d’échapper plus d’une fois au fouet. Il détestait la Barrique et sa clique de serviteurs et m’apportait autant qu’il le pouvait de la nourriture récupérée en cachette aux cuisines, améliorations du quotidien que je m’empressais de partager avec mes camarades. Maigre réconfort pour nos estomacs qui criaient famine, mais qui nous permettait de tenir dans le froid de l’hiver.
Privilège parmi les privilèges, il m’autorisait parfois, à la nuit tombée, à pénétrer dans le jardin du directeur, espace clos de cinquante mètres de côtés bordé d’un cloître. Idéal pour se dissimuler à l’ombre des colonnes, la végétation luxuriante et entretenue avec attention par monsieur Jacquot apportait un sentiment de sérénité à ce lieu discret.
Je savais mon immense chance. La plupart de mes camarades ignoraient même jusqu’à l’existence de cet endroit. Je savais le grand péril que courait le vieil homme à me laisser entrer dans ce jardin. Rares étaient les privilégiés que la Barrique acceptait, et j’étais persuadé qu’un indésirable se ferait corriger avec sévérité, voire raccourcir.
Nous nous croisâmes en silence dans le couloir presque désert, échangeant tout juste un bref regard complice. J’avais à présent dans la poche droite de ma veste l’objet à l’origine de ce complot. Plié avec précautions, il n’était pas plus gros qu’un timbre poste. Je connaissais l’auteur de ce courrier. Monsieur Jacquot avait à plusieurs reprises servi de messager à nos secrets échanges.
Hortense était la fille de la Barrique. Comment un être tel que lui avait pu engendrer une si douce personne ?
Nous avions le même âge. Orpheline de sa mère, ce qui avant même de nous rencontrer devait déjà nous rapprocher, elle était élevée par un père autoritaire et protecteur. Recluse dans ses appartements, elle ne recevait la visite que de professeurs du lycée triés sur le volet. Eux seuls avaient le droit de la voir pour lui distiller un enseignement minimal qui lui permettrait de trouver un bon parti.
Unique représentante de la gent féminine, à l’exception de la vieille cuisinière qui tenait plus du dragon que de l’être humain, nous connaissions tous son existence et fantasmions allègrement sur ses charmes. Nous ne pouvions pas l’approcher, et même pas l’apercevoir. Nous l’ignorions tous, mais elle n’était autorisée à quitter sa prison dorée qu’un après-midi tous les quinze jours, escortée au plus près par le seul autre membre de sa famille qu’elle possédait en dehors de son père, une vieille grand-tante acariâtre, veuve depuis plus de quarante ans. Cette bique, qui sentait la mort et la naphtaline, l’accompagnait alors pour quelques heures dans les rues de la ville.
Ce fut à l’une de ces occasions que je rencontrai Hortense.
Deux ans auparavant, un après-midi de juillet, j’avais une fois de plus fui l’école. Je savourais le plaisir simple de déambuler, le nez en l’air, dans les rues de ma cité, allant là où le vent et l’envie me portaient.
Je venais de tourner à l’angle du marché couvert, humant les saveurs qui s’en échappaient. Pressant le pas, je souhaitais rejoindre la pépinière avant de rentrer au lycée. C’est alors que je percutai les deux femmes. Je fis choir la grand-tante dans un étal de fruits et légumes, tandis que d’une main leste, et bienheureuse, je rattrapai in extremis la demoiselle. Passée la surprise commune, nos deux regards se croisèrent et plongèrent l’un dans l’autre.
— Pardonnez-moi. C’est ma faute. Comment ai-je pu ne pas vous voir ? m’excusai-je.
Son rire illumina son visage. Son teint diaphane se rehaussait d’une admirable chevelure blonde, et ses yeux bleus semblaient s’agrandir sous l’effet de l’amusement.
— Vous êtes tout pardonné. Et bien que votre main soit en position que la morale pourrait réprouver, elle a au moins eu le mérite de m’avoir évité une chute comme celle de ma pauvre grand-tante.
D’un signe, elle indiqua la direction de sa parentèle étalée de tout son long au milieu des fraises, abricots et tomates, sa robe à jamais tachée. Elle hurlait et gesticulait en essayant de se sortir de cette mélasse, dégradant encore plus sa toilette.
— Peut-être pourriez-vous retirer cette main de mon dos et charitablement la tendre à une pauvre femme bien en peine ? poursuivit l’inconnue.
L’œillade qu’elle me jeta manqua de peu de me pétrifier sur place. Je me tournai, obéissant et silencieux, pour porter assistance à la vociférante étalée.
J’évitai nombre de coups assénés en tous sens, mais finis par redresser l’immonde tortue.
Elle reprit contenance, en même temps qu’une position verticale, ses jupons, pour notre plus grand soulagement, enfin redescendus sous sa robe. Elle pointa vers moi un long doigt au bout duquel pendouillait encore une feuille de salade oscillant au rythme de ses mouvements courroucés.
— Vous ! C’est à cause de vous, espèce de malotru ! J’aurais pu me rompre les os !
Un attroupement se forma devant ce spectacle édifiant. Les badauds riaient et s’esclaffaient à mesure que de petits morceaux de fruits et de légumes chutaient de la vêture et de la chevelure de la vieille femme, ponctuant ses vociférations d’envolées poisseuses et dégoulinantes.
— Vous paierez pour cela ! Vous serez battu ! Vous serez écartelé ! Vous serez pendu ! Je suis quelqu’un d’important ! Mon nev... Mais je reconnais cet uniforme ! Vous êtes du lycée dont il est le directeur. Ah ! Vous allez voir comme il va vous en coûter ! Il vous punira ! Il vous écharpera ! Il vous... il vous... émasculera !
La foule éclata de rire à cette tirade. Pour ma part, je compris que je devais disparaître. J’adressai à l’étal vivant de fruits et légumes un large sourire, portai la main au chapeau que je n’avais pas.
— Gente et noble dame, ce fut pour moi une joie de vous rencontrer. J’aurais volontiers poursuivi notre discussion plus avant, mais je tiens bien trop à mes membres, à ma tête, à ma peau, et même à mes masculins attributs. Par ailleurs, une étrange odeur de soupe rance assaillant mes narines, je me dois de vous quitter. Mais prenez garde, je crois deviner un méchant poireau qui a pris place sur votre joue. Aurait-il profité de votre chute pour se ficher ainsi sur votre délicate peau ?
La claque ponctua ma saillie à grands cris et gestes amusés en direction du visage de la furie.
Je me retournai vers la jeune femme, m’inclinai plus bas que terre et, me relevant, en profitai pour lui baiser la main, la douceur de sa peau satinée assaillant mes sens. Je n’avais pas encore à cette époque vécu l’épreuve de la rencontre avec la mère de Louis, et pensais naïvement être capable de me montrer à l’aise en toutes circonstances avec des représentantes du sexe opposé.
— Ce fut un plaisir immense. J’espère de tout cœur vous revoir et avoir à nouveau l’occasion de vous… bousculer, conclus-je.
Je notai le rouge monter aux joues de la demoiselle et m’empressai, avant de trop en faire ou de voir la police attirée par l’attroupement, de filer par une ruelle. Je laissai derrière moi les rires de l’assemblée et les hurlements de la mégère pour regagner aussi vite que possible les murs du lycée.
Je passai les jours suivants à prier pour que l’affreuse ne me retrouve pas.
Elle le tenta, bien sûr, mais la Barrique, à ma grande surprise, n’y montra guère d’entrain, et la chasse s’arrêta bien vite.
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