Chapitre 1: Réveil
21 Novembre 1863. Nancy. 4e circonscription impériale.
Le clairon sonnait. Un vent glacial serpentait au milieu des paillasses, mordant les chevilles et les épaules trop exposées. Je grelottais sous ma fine couverture de laine. J’aurais voulu me recroqueviller, retrouver une chaleur disparue, arracher un peu de sommeil. Le poêle à charbon, à l’autre extrémité du dortoir, s’essoufflait à chauffer les quelques mètres carrés autour de lui, condamnant le reste de la pièce à demeurer dans le froid tout l’hiver. Le givre recouvrait les rares lucarnes percées dans le toit et les murs suintaient d’une humidité pleine de salpêtre.
J’entendis grommeler, sur ma droite.
— C’est pas une idée de nous lever si tôt !
Formule rituelle rythmant chacun de nos réveils avec la précision d’une horloge suisse.
Je soulevai la tête de mon oreiller. Martin, assis sur sa couche, se frottait des yeux pleins de sommeil. Son visage gardait les traces d’une nuit trop courte et ses cheveux, d’un roux flamboyant, s’échappaient du calot juché sur son crâne. Il conservait encore cet air gauche et maladroit des jeunes gens grandis trop vite, à l’origine de son surnom de Gros. Appellation simpliste, certes, mais fort bien adaptée.
Fierté de ses parents, artisans du pays barrois, son statut d’aîné d’une fratrie nombreuse lui avait permis d’intégrer le lycée. Ses frères et sœurs n’auraient pas cette chance.
— Tu n’as qu’à rester au lit, si tu veux, m’amusai-je. Je dirai à la Barrique que tu es malade. Un jour comme aujourd’hui, je suis sûr qu’il comprendra.
L’oreiller fusa, me manquant de peu.
— Raté ! souris-je.
— Tu vas voir si je vais te rater longtemps !
Le Gros s’était levé, prêt à fondre sur moi. Je m’emmêlai les jambes dans ma couverture, reculant contre le mur gelé. Un dérisoire cri aigu de surprise m’échappa, provoquant l’hilarité de mon camarade.
— Je savais pas que le dortoir était mixte, maintenant, se moqua-t-il.
— Tu vas voir, je vais t’en montrer, moi, de la mixité !
— Est-ce qu’il serait possible de se réveiller au moins une fois dans le calme ? gronda une nouvelle voix, sur ma gauche.
Louis, troisième de notre petit groupe, nous adressa un regard empli de fatigue et de reproche. Je le connaissais depuis les tout premiers jours de notre scolarité. Captivé par le glorieux passé militaire de mon défunt père, mon assistance lors de la première de ses mémorables rixes acheva de sceller notre amitié.
Issu d’une famille aisée dont il ne parlait pas, son caractère taciturne et une tendance innée à la fatuité l’auraient désigné souffre-douleur de notre promotion si ses qualités de bretteur n’en avaient refroidi plus d’un. Aussi, seuls les plus téméraires ou les plus suicidaires osaient encore l’affronter.
Doté d’une grande intelligence, il avait survolé les années avec une aisance éveillant bien des jalousies attisées par l’approche du concours et la rivalité insufflée par ses enjeux capitaux.
— Est-ce qu’il serait possible que tu te réveilles au moins une fois sans grogner ? ironisai-je.
— Le jour où je serai seul dans ma chambre, répondit Louis.
— En attendant, tu vas devoir supporter encore un peu tes compagnons, ô, grand seigneur, trancha Martin.
— Et leurs odeurs, renchéris-je, d’un geste large vers le reste du dortoir.
Autour de nous, nos camarades émergeaient de leur courte nuit. Tous grelottaient, clignaient des yeux. Certains lâchaient des flatulences qui venaient rejoindre les effluves de vingt adolescents entassés dans un espace clos, tandis que d’autres se grattaient toutes les parties possibles de leurs corps. Le préposé au feu tenta sans succès de ranimer le poêle, sous les huées de ses condisciples. Nous allions devoir nous extirper de notre couche pour affronter le froid du dortoir.
— En attendant, il ne faut pas traîner, ajoutai-je. Dans quelques minutes, ça va se bousculer près des bassines. Je préfère un brin de toilette à l’eau glacée plutôt que dans une bouillie rendue tiédasse par la crasse des autres.
— Le dernier arrivé se trempera le visage là où j’aurai fait macérer mon fondement ! cria le Gros, déjà en pleine course vers la minuscule pièce qui nous servait de salle d’eau.
Il bouscula les premiers levés qui semblèrent voler autour de lui. Ainsi lancé à pleine vitesse, rien n’aurait pu l’arrêter. Sauf peut-être un mur épais, qui s’en serait souvenu longtemps. Je me précipitai derrière mon ami, profitant du chemin tracé dans son sillage, tandis que Louis peinait à sortir de sous sa couverture.
— Dépêche-toi ! lui lançai-je. N’oublie pas que Martin a des furoncles comme mon pouce !
Apparence d’une légèreté et d’une jovialité qui dissimulait pourtant une grande angoisse : ce jour ne ressemblerait à aucun autre pour nous qui devions passer le concours décidant de notre avenir.
Si je réussissais, je poursuivrais ma formation pour le service de l’empire. Si j’échouais, ce serait la chute, et la honte s’abattrait sur moi. On me transférerait dans une usine de la circonscription. J’y finirais mes jours couvert de graisse et de crasse dans le bruit et la peine d’une vie de labeur. Avec de la chance, peut-être pourrais-je décrocher un billet vers les fermes d’État. J’y crèverais tout aussi vite, avec la satisfaction de mourir les pieds dans le purin et la tête à l’air libre. Et si je manquais de veine, ce serait la rapide formation militaire pour rejoindre les rangs de l’armée, où j’irais donner ma vie pour l’empereur. Affublé d’un uniforme miteux, rapiécé de toutes parts, taché du sang de ses précédents propriétaires et tant de fois déjà porté qu’il n’en tiendrait plus que par miracle, je pourrais alors offrir ma poitrine aux balles menaçant la grandeur de notre patrie bien-aimée.
Le réfectoire s’emplissait du bruit des mille deux cent cinquante élèves du lycée préfectoral. Surveillant du coin de l’œil nos voisins, nous nous empressions de manger notre maigre pitance, avachis sur les longues tables tachées par les années. Il n’était pas rare que les plus faibles se fassent violenter, pour une bouchée de pain ramolli, ou un fond de bol de soupe. Les préfets sillonnaient les rangées, n’hésitant pas à jouer de la badine, au gré de leur envie. Nous courbions l’échine lorsque nous sentions leur présence derrière nous, rentrant la tête dans les épaules, avec l’espoir que le coup s’abattrait plus loin. Ils s’en prenaient parfois à l’un d’entre nous, n’hésitant pas à lui tomber dessus à trois ou quatre, sous le regard silencieux et craintif de ses camarades. Juste pour l’exemple. Ou pour leur simple plaisir.
— Eh ! Sauvage ! me lança le plus haï d’entre tous, une sorte de brute née quelque part dans une vallée perdue des Vosges. Tu voudrais les questions du concours ? Je peux te les donner pour quelques francs.
Je me retins de répondre, gardant les yeux plongés vers ma pitance. Il me poussa brutalement, rameutant par ce simple geste ses compagnons en vadrouille.
— Tu pourrais me regarder, quand je te cause, Sauvage !
Je pris une courte aspiration. Ce matin, ce serait donc mon tour. Je redressai légèrement la tête, sans me retourner vers mon tourmenteur.
— Merci, Guerarht, mais je n’en aurai pas besoin.
— Non, mais c’est qu’en plus, tu jouerais les fiers, Sauvage ?
— À mon avis, intervint un autre des préfets, court et trapu, c’est que t’as pas trouvé la bonne monnaie d’échange. Moi, je pense que Sauvage, il accepterait n’importe quoi contre une petite gâterie qu’il nous ferait. Hein, ma petite gagneuse ?
Ils étaient maintenant cinq ou six à s’esclaffer, dans mon dos. Martin et Louis, à mes côtés, bouillonnaient. Je priais pour qu’ils n’interviennent pas : nous savions tous que la moindre rébellion se payait à coups de triques et de jours de cachot.
Une nouvelle poussée manqua de me faire chanceler.
— Mais c’est vrai que ça pourrait être une bonne petite paillasse, reprit le premier des préfets. Moi qu’ai toujours voulu devenir un julot, je vais peut-être me lancer.
Les rires redoublèrent. Je reçus une taloche sur le haut du crâne. Ils semblaient mûrs à point. Je gardai mes mains sur les genoux, posant mon regard droit devant moi, contrôlant au mieux ma respiration. Je sentais l’angoisse monter, menaçant de me submerger. Une flopée de nouvelles injures fusa, toutes portées sur le thème de prédilection de nos bourreaux. Pourquoi avait-il fallu que ça tombe sur moi, le jour même du concours, de surcroît ?
Ils se rapprochèrent un peu, formant un demi-cercle m’isolant du reste de mes compagnons. Martin tenta de résister et reçut un coup de poing dans le flanc. La situation n’allait pas tarder à dégénérer. Je tremblais de rage et de peur, une sueur aigre montait de mes aisselles. Je fixais mon attention sur un détail dans le bois de la table. Ne pas s’emporter. Ne pas tenter de se rebeller. Attendre que l’orage s’éloigne. J’avais déjà pris des coups, plus que de raison. Ceux-là ne seraient que les derniers d’une longue liste. Je focalisais mon esprit sur le concours. Ces cinq années passées dans ce taudis ne se finiraient pas en cellule !
— Qu’est-ce que vous fichez-là ? éructa une voix depuis l’entrée principale. Vous devez maintenir l’ordre ou créer du bren ? Foutus bons à rien !
Les bourreaux s’égaillèrent sans un mot de plus à l’arrivée du préfet en chef. Ancien de la coloniale, maniant le fouet aussi bien que le sabre, lui seul parvenait à les garder sous contrôle. Il n’en demeurait pas moins violent, ses lanières de cuir ayant imprimé leurs traces sur nombre d’échines, mais conservait le mérite d’une juste brutalité.
Je poussai un soupir de soulagement. Plusieurs camarades me jetèrent des regards navrés, teintés de honte impuissante. Martin et Louis, silencieux comme nous tous, se rapprochèrent de moi, vain rempart contre un hypothétique nouvel assaut.
— Un jour, je vais me les manger, chuchota le Gros.
Je lui adressai un discret sourire en coin, mi-rassurant, mi-résigné. Je le savais sincère. Mais nous n’ignorions pas qu’aucune rébellion ne pouvait s’envisager.
Je retrouvais lentement mon calme, l’estomac noué, ma bouillie au bord des lèvres.
Devant moi, la devise de l’école, grandir pour la patrie, se sacrifier pour la nation, trônait sur le fronton de l’ancienne cheminée, condamnée depuis des années. Ces lettres de sang m’écrasaient de leur puissance, soulignant le but premier du lycée.
Est-ce qu’assouvir la cruauté de nos préfets s’assimilait à se sacrifier pour la nation ?
Le second appel résonna. Nous n’avions plus que quelques minutes pour finir notre repas et descendre dans la cour d’honneur. Je me redressai, poussai devant moi mon écuelle à moitié pleine, attirant des regards d’envie de mes plus proches voisins. D’un signe de tête, je leur autorisai la curée.
Je me levai, la plupart de nos camarades déjà au-dehors. L’incident avait cédé la place à ce qui nous attendait, là-bas.
— Oublie pas d’aller pisser, le Gros, lançai-je avant de me précipiter hors du réfectoire.
— Oh ! non... répondit-il, achevant tout juste son bol.
Trop tard. Plus de temps.
La cavalcade fit trembler les escaliers de bois du lycée. Les derniers arrivés étaient toujours punis avec sévérité, c’était donc à qui pourrait dépasser celui le précédant, à coups de coude ou de poing, si besoin.
La température de ce matin glacial d’un mois de novembre entré dans l’hiver nous saisit. Je tremblais plus encore de froid que de peur, engoncé dans mon uniforme à présent trop court, élimé par les années.
Nous nous alignâmes.
Les tambours résonnèrent.
L’heure était venue.
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