Chapitre 15: Capture
Des lumières aux fenêtres perçaient les zones d’ombre d’un éclairage public défaillant. Ainsi que Suzon nous l’avait dit, nous nous trouvions dans la grand-rue. Un silence total nous entourait, bien loin de l’agitation du Maure. Nous longeâmes les murs, accélérant le pas dans l’espoir de mettre le plus de distance possible entre nous et nos poursuivants. Nous espérions ne pas attirer l’attention des habitants. Le couvre-feu n’était plus en vigueur, mais tout groupe avançant dans l’obscurité d’une rue déserte éveillait les soupçons. Je jetais des regards inquiets aux volets clos, à l’affût de toute lumière filtrant par leurs interstices.
Nous arrivâmes à la hauteur du pavage commémorant la mort de Charles le Téméraire, à la bataille de Nancy. Souvenirs d’une défaite cruelle des bourguignons sous les murs de la ville, elle marquait l’emplacement où la dépouille du duc avait été exposée. Par respect, ou par superstitieuse crainte, j’évitais toujours soigneusement de fouler ces pavés. Je descendis donc sur la chaussée, m’attirant une remarque amusée du Gros :
— Franchement, Pierre, tu crois vraiment que l’esprit du Téméraire t’en voudrait de marcher là-dessus ? Il est même pas enterré ici, de toute façon. Et quitte à lui marquer autant d’attention, il pourrait pas nous envoyer une dizaine de ses fantômes bourguignons pour nous aider un peu ?
Je souris malgré moi, esquissant un geste de prière ironique, les deux mains jointes devant ma poitrine.
— Je te promets de lui en parler, si je vois son cadavre apparaître.
Du bruit, derrière nous.
Je me retournai, le cœur battant. Aucun soldat du duc mangé par les loups, mais des policiers surgissant de la salle de jeu. Ils avaient donc remporté le combat, dans la taverne, et lancé la poursuite. Ils avaient dû trouver Suzon et ainsi suivre notre piste. Inquiet, je priai pour qu’ils ne l’aient pas molestée.
Je fis signe à mes compagnons de courir. Notre fuite fut vite interrompue par l’arrivée d’une forte troupe débouchant de la rue du Maure. Nous étions pris dans la nasse ! Le nombre de nos adversaires, leur brutalité bien connue et notre faiblesse suite à notre récent combat ne nous laissaient aucune chance.
— On va devoir s’arrêter, lançai-je à mes camarades.
— Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? me demanda un Ficelle chancelant.
— À toi, j’sais pas, ricana Martin, mais à moi, je suis sûr qu’ils ne vont pas m’offrir des petits gâteaux. Dommage, j’ai faim, ajouta-t-il, bravache.
La Paluche restait silencieux. Il avait reçu un violent coup sur le crâne tout à l’heure et semblait parfois absent. J’espérais qu’il ne soit pas gravement blessé et craignais qu’il ne perde connaissance.
Nous nous alignâmes face à un mur.
Nous savions bien la position à adopter en pareille situation : pieds écartés, bras le long du corps, le regard baissé au sol. Ne pas opposer de résistance, et l’on pouvait espérer s’en sortir avec juste quelques côtes fêlées. Tout le monde savait qu’il valait mieux ne pas protester lorsque l’on avait affaire à ces brutes. Se rebeller revenait à se faire battre à mort.
Les coups ne tardèrent pas à arriver. Je serrai les dents. J’essayais de ne pas flancher.
Ficelle tenta bien de se révolter : il esquiva un crochet, esquissa une riposte. Il fut sanctionné d’un coup de bottes ferrées dans l’entrejambe.
— Tout doux, mon petit, lança le responsable de la punition à ce pauvre Ficelle, plié en deux de douleur. T’es jeune, ça peut encore te servir, cet engin.
— Ouais, ricana un autre cogne. C’est fragile ces choses-là, et Casse-noix, c’est son truc, de les réduire en bouillie.
La troupe éclata d’un rire gras tandis qu’on nous passait des menottes sans plus de ménagement.
Notre statut de collégiens tout juste diplômés n’aurait aucun poids dans notre situation, nous le savions. À moins d’avoir des soutiens puissants, nous pourrions attendre longtemps avant de nous retrouver libérés de leurs griffes.
Nous fûmes traînés à travers toute la vieille ville. Notre cortège attirait les regards des badauds, tantôt curieux, mais plus souvent approbateurs. Hurler avec les loups, toujours. Bon nombre de prostituées du quartier profitaient de l’occasion pour nous couvrir d’injures, pour le plaisir. Certaines allaient même jusqu’à se coller au plus près de nous, afin de nous provoquer et nous aguicher. L’une d’entre elles, une matrone d’au moins deux fois mon âge et à la flamboyante chevelure rousse, affichait à l’air libre la presque totalité de son opulente poitrine. Ce fier vaisseau réussit à s’approcher du Gros et à l’attraper à l’entrejambe d’une poigne forte et experte.
— Prends bien soin de ton braquemart, mon mignon. Membré comme tu es, j’en connais un paquet qui voudra y goûter, là où tu vas.
L’immonde lâcha sa prise puis se tourna vers moi. Un sourire édenté illumina son visage bouffi.
— Et toi, mon chou, surveille ton derrière. Y va en exciter plus d’un, je te l’dis.
Tandis que je blêmissais, elle s’éloigna dans un grand éclat de rire, repris par l’assistance tout entière.
— Qu’est-ce qu’elle veut dire ? me glissa Martin.
— Elle veut dire que ton dard fera de toi le champion de la prison, réussis-je à lui répondre, malgré l’angoisse qui me tenaillait.
— Champion ? Mais pourquoi est-ce que tu... Ho !
Martin avait saisi. Il rougit, bien sûr, ce qui m’arracha un sourire crispé, vite brisé par un violent coup de bâton qui me vrilla le flanc gauche.
— Silence, le joli cœur ! Le prochain qui l’ouvre, je lui extrais la langue avec mes doigts !
L’avertissement était tout aussi imagé que limpide, et nous reprîmes en silence notre chemin jusqu’au but de notre voyage.
La porte de la Craffe se dressait devant nous. Imposante et massive, elle barrait toute la rue. Vestige des fortifications médiévales de la cité des ducs de Lorraine, elle avait été aménagée en prison de sinistre réputation. La pire de toutes celles que comptait la ville, à vrai dire.
Elle se composait d’une grande tour carrée flanquée de deux autres, rondes. Les habitants du quartier évitaient de passer à l’ombre de ses murs. Tant à cause des lamentations des malheureux qui y pourrissaient que de leur odeur qui parfois recouvrait toute la vieille ville. On se répétait que les seuls prisonniers vivants autorisés à quitter ces lieux passaient par la porte nord pour rejoindre les régiments pénitentiaires, chair à canon des premières lignes, au front. Les autres croupissaient dans la puanteur et les excréments, dans l’attente d’un hypothétique jugement. À moins de mourir de faim, de soif, de maladie ou de succomber à un mauvais coup et trouver comme ultime demeure la fosse commune, en bord de Meurthe.
Seuls de rares privilégiés pouvaient échapper aux grandes salles et se partager les peu nombreuses cellules que comptait la prison. Entassés à quatre ou plus dans quelques mètres carrés, ils jouissaient de la satisfaction d’une relative sécurité, et de la possibilité de bénéficier de mets au moins comestibles. Les autres, la majorité, se retrouvaient parqués pire encore que des bêtes et se nourrissaient parfois à même le sol de ce que les gardiens leur jetaient à travers les barreaux.
Il régnait entre ces murs une violence telle que les matons ne la contrôlaient plus et laissaient les prisonniers instaurer un semblant d’ordre et de justice. La sentence consistait au mieux en une bastonnade qui pouvait vous estropier d’un bras ou d’une jambe, ou bien la mort pure et simple. Les viols y étaient nombreux. Les plus faibles et les plus délicats devenaient vite les esclaves sexuels des plus vicieux et des plus puissants.
Le passage des lugubres portes me glaça. J’entendais les cris et les hurlements au-dessus de moi. Je sentais la puanteur qui s’insinuait dans mes narines et la moiteur de cet air méphitique.
— C’est quoi que vous ramenez, les gars ? lança le geôlier, un homme à la trogne comme une fraise.
Il se tenait de toute la largeur de sa graisse sur une chaise branlante, abrité derrière d’épais barreaux dans un minuscule réduit. Son uniforme se parait de tout ce qu’il avait mangé la semaine passée, et ses doigts gras et boudinés se terminaient par une couche de crasse mémorable sous les ongles.
— Quatre petits puceaux, juste pour tes protégés, répondit le chef des policiers.
— Quatre d’un coup ? Vont être heureux, là-haut. Ils ont déjà cassé le dernier arrivage. Alors du tout frais, ça sera un peu Noël après l’heure.
L’homme se pencha tellement qu’il me donna l’impression de vouloir passer au travers des barreaux nous séparant. Il nous détailla un à un, de la tête aux pieds.
— Mouais. Vont pas résister longtemps, reprit-il. Le gaillard pourrait tenir deux ou trois jours, mais les autres, d’ici demain matin ils seront troués de partout !
— Bah ! enchaîna le policier. Ça sera dans la moyenne, quoi !
Les deux rirent avec force, ce qui fit frémir la montagne graisseuse.
C’était un cauchemar.
Je ne pouvais me résoudre à accepter notre situation. Ces deux-là devaient se payer notre tête, nous donner une bonne leçon. D’ici quelques minutes, ils allaient forcément nous asséner deux taloches sur le crâne et nous faire déguerpir à coups de pied.
On nous débarrassa de nos maigres effets. Bourse ou rares objets de valeur, tout fut récupéré. Et volé. À moitié en guenilles, le visage tuméfié et le corps meurtri, on nous poussa dans un escalier en colimaçon qui menait à l’étage, le lieu d’incarcération des prisonniers. À mesure que je gravissais les marches glissantes, je me donnais l’impression de m’élever vers un enfer que je n’aurais jamais voulu découvrir.
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