Chapitre 17: La fuite
Je m’interrogeais sur l’identité de notre sauveur, tandis que nous avancions le long des couloirs de la prison. Notre incarcération n’avait duré que quelques heures, la Barrique n’avait pas pu être averti de notre mésaventure, cette aide ne pouvait donc provenir de lui. Nous n’avions pas, tous les quatre réunis, assez de pouvoir pour faire bouger le dernier secrétaire du plus petit des bureaux de la plus ridicule des administrations. Alors, pour ce qui était de nous permettre de sortir de prison… Un nom, bien sûr, s’imposa rapidement : Louis. Lui seul possédait assez d’influence, tout du moins son père, pour peser ainsi.
Quelles étaient les raisons du geste de mon ami ? Il nous avait évités pendant des jours et des jours, avait refusé de m’adresser la parole, pris soin de ne plus remettre les pieds au lycée. Les mots du commandant de la prison résonnaient encore dans mes oreilles : « Qui n’a pas manqué d’intervenir dès l’instant où vous avez été arrêtés ». Cela signifiait-il que Louis nous avait fait suivre ? Surveiller ? Ces pensées s’emmêlaient dans mon esprit, incapable d’y voir clair.
Sur le trottoir devant la prison, je m’attendais presque à voir notre ami, sourire aux lèvres, nous adressant un signe de la main.
Il n’en était évidemment rien. Au-dehors, le petit jour perçait l’obscurité de la nuit. Nous nous regardâmes tous quatre en silence, vétérans revenus d’une bataille sanglante. Nous ne pouvions prononcer un mot et ne savions quoi faire. Je me sentais si épuisé que j’aurais pu m’endormir à même le sol, si je n’avais craint de me faire réveiller par le Grêlé ou l’un de ses acolytes.
— Faut qu’on rentre au lycée, dit la Paluche.
— Ouais, pas question de traîner dans ce quartier, ajouta Ficelle. Pas envie de me faire attraper, ni par les matons, ni par les truands.
— Vu notre état, impossible de franchir les grilles, bande de corniauds ! trancha Martin. Les prévôts du collège ne nous rateront pas, et on sera bons pour le trou.
— J’aimerais autant éviter, répondis-je. Mais il y a des passages. Avec un peu de chance, nous pourrons nous introduire discrètement avant que tout le monde ne soit levé.
Le bruit d’un attelage attira notre attention. Un fiacre noir surgit au coin de la rue, se rapprochant à vive allure. Nous dûmes reculer pour qu’il ne nous roule pas dessus. Il s’immobilisa à notre hauteur, dans un affreux crissement. Le souffle court, j’observai cette apparition. Nulles armoiries ni signes distinctifs. Ses rideaux étaient tirés. Le cocher se tenait, impassible, bicorne sur la tête, le col de son épais manteau relevé.
La portière s’ouvrit à la volée, une voix sortit de l’intérieur.
— Montez ! Vite ! ordonna une voix étouffée.
Le ton était direct, sans appel. Malgré mes craintes, je pénétrai dans l’habitacle sans réfléchir, alarmé par l’angoisse perçue dans ces propos. Martin me suivit aussitôt. Ficelle et la Paluche étaient restés sur le trottoir. Je leur fis signe qu’ils nous rejoignent au plus vite.
— Bougez-vous ! leur ordonnai-je.
— Pas question de monter là-dedans, grogna Ficelle. On en a déjà assez bavé avec vos surprises, on rentre à pied. Fourrez-vous encore dans le pétrin si ça vous chante, nous on a donné !
Les deux compères, sans un signe à notre intention, s’en allèrent d’un pas vif vers le cœur de la vieille ville.
Notre hôte claqua la portière d’un geste sec, l’attelage repartit aussitôt.
La pénombre régnant dans le fiacre laissait paraitre deux banquettes de velours noir pour tout aménagement. Une silhouette se fondait dans l'ombre, et un délicat parfum féminin nous enveloppait. Notre inconnu appartenait donc au doux sexe. Habillée à la masculine, elle portait un chapeau qui ne permettait pas de voir sa chevelure, un masque lui couvrait le visage, la rendant méconnaissable.
J'adressai un difficile sourire à cette femme, avec l’espoir de ne pas me tromper sur l'identité que je lui supposais, et de m’assurer que je n’avais pas commis une fatidique erreur.
— Merci pour votre arrivée bienvenue, parvins-je à prononcer, malgré la fatigue et la crainte.
— Pauvres fous ! me lança l’inconnue, à la voix déformée par son artifice. Que faisiez-vous encore là ? Vous n’avez pas compris l’avertissement du commandant ? Ils doivent déjà être à vos trousses, ou en train de vous attendre quelque part !
Je restai coi de cette intervention. Intrigué, je risquai un œil par l’un des rideaux. Les rues, encore désertes, ne me semblaient pas plus inquiétantes que la veille.
— Pour nous ? balbutiai-je.
— Bien sûr qu’ils sont là pour vous, Monsieur Sauvage ! Le quartier est bouclé et les précieuses minutes que vous avez passées à jacasser auraient pu vous coûter la vie.
— Mais comment ?
— Vous avez réussi l’exploit de vous mettre à dos en une seule nuit la briganderie toute entière, et la moitié de la maréchaussée. Et pas la plus honnête ni la plus délicate !
Elle marqua une pause, reprit son souffle et poursuivit.
— Tout fonctionne à la perfection, dans ce quartier. Les crimes sont régulés par leurs auteurs. Les arrestations, par la police. On graisse la patte à tout le monde et chacun s’occupe de ses affaires. Tous s’entendent, l’argent, les pots-de-vin circulent et l’équilibre est conservé. Et vous voilà, innocents que vous êtes, à vous lancer dans une bataille rangée contre la bande de vauriens la plus puissante ? Et vous provoquez de surcroît une rixe entre eux et la police. C’est de l’inconscience à l’état pur !
— Mais nous ne savions rien de tout cela, murmurai-je, comme un enfant pris en flagrant délit.
— Bien sûr que vous ne saviez rien ! Mais le Grêlé est peut-être le prochain capitan des bandits de la ville. Sans l’intervention du propriétaire de la Tête, vous seriez déjà démembrés aux quatre coins de la cité. Et vous avez même réussi à vous mettre à dos la police en leur échappant grâce à votre petite escapade dans les tunnels !
— Mais c’est que… osa Martin.
— Et quelle idée de vouloir protéger cette jeune fille ! Vous ne connaissez rien à ce lieu ! Pourquoi vouloir alors vous comporter en héros ? l’interrompit notre interlocutrice.
Je voulais lui répondre, argumenter, mais elle me signifia d’un geste de la main qu’elle ne voulait pas poursuivre le débat. Elle prit une profonde inspiration, resta un instant silencieuse afin de se calmer.
— Vous ne pouvez pas rejoindre les murs de votre lycée. Ils vous y retrouveraient sans peine, et vous ne passeriez pas la semaine. Je crains pour vos deux amis qui n’ont pas voulu de ma protection, mais ils ont fait un choix. Vous allez devoir quitter la ville au plus vite. Vous prendrez l’express pour Paris, où vous pourrez vous éloigner de ces dangers. Je me charge de vos billets, et de transférer vos affaires.
— Quitter la ville ? Mais nous ne devions pas partir avant plusieurs jours. Régler des détails, des formalités.
— Je m’en charge, je viens de vous le dire ! Vous allez vous cacher dans une maison discrète en attendant. Le temps de retrouver un aspect un peu plus humain. Ensuite, vous vous séparerez. Seuls, vous serez moins repérables. J’espère juste qu’ils n’ont pas encore pensé à faire surveiller la gare.
L’attelage s’arrêta dans une ruelle étroite. L’inconnue regarda avec attention par les rideaux de sa fenêtre. On frappa, un coup sec, sur le toit du fiacre : un signal du cocher, pour indiquer que la voie était libre. La femme nous ordonna de sortir. Martin sauta le premier au-dehors, et je m’apprêtai à le rejoindre lorsqu’une main se posa sur mon avant-bras.
— Louis est bien trop fier pour vous le dire, mais il vous aime plus encore qu’un frère.
Je restai immobile à observer mon interlocutrice, tout à la fois surpris par les propos qui venaient d’être tenus et soulagé que mon ami puisse toujours me considérer comme tel. Elle retira son masque. C'était donc bien Adélaïde, la mère adoptive de Louis. Je ne pouvais dire ce qui me stupéfia le plus à cet instant précis. Savoir que Louis nous protégeait et nous faisait surveiller malgré sa distance, ou bien découvrir cette ferme assurance chez cette femme que j’avais par erreur considérée comme délicate et fragile. À cette époque, j'ignorais encore tant de la gent féminine, malgré ma relation avec Hortense. Mes camarades et moi étions conditionnés par nos échanges d'adolescents n'ayant rien connu d'autre, pour les plus avancés d'entre nous, que des rencontres de fortune dans un bordel de la ville.
— Pour ma part, je ne vous tiens pas rigueur de ce que Louis vous reproche. Il est des âges où les émotions prennent le pas sur la raison.
— Madame, je…
— Restons-en là, s’il vous plaît. Chaque minute perdue vous met en danger. Mais nous pourrons peut-être en reparler plus tard, à Paris ou ailleurs.
— Ce serait un réel honneur, articulai-je tout juste, tant je me sentais honteux et mal à l’aise de cette conversation.
Elle rit doucement, se cachant la bouche derrière une de ses mains.
— Ne soyez pas si troublé.
D’une poussée ferme, elle m’invita à quitter son intérieur.
— Adieu, Pierre. Prenez soin de vous, et gardez-vous de vos démons. Paris est une grande ville où les périls sont innombrables. Tout comme les tentations.
Debout sur le trottoir, je me retournai pour répondre à cette mise en garde. Mais la portière se referma et ne me laissa que le temps de voir une ombre d’angoisse troubler les traits de la jeune femme. L’instant d’après, l’attelage s’était éloigné, et je me trouvai seul avec mes pensées. Comment comprendre cette femme, tour à tour faussement innocente, maîtresse de ses émotions et séductrice ? Quel pouvoir pouvait-elle bien détenir pour ainsi organiser notre fuite?
Martin, impressionné et silencieux durant tout cet échange, m’attendait sur le trottoir. Je l’observai, ou du moins ce qu’il en restait. Il était lui aussi sous le choc des dernières heures et semblait sur le point de s’effondrer. Je posai avec douceur ma main sur son bras, lui arrachant malgré tout une grimace de douleur.
— Ça ira ? lui demandai-je gauchement.
Il esquissa un sourire, haussa les épaules.
— Tu sais, j’aurais pu en faire mon affaire, de tous ces moins que rien, glissa-t-il dans un souffle. Mais là, ils étaient trop nombreux.
— Rien qu’un peu...
— Un par un, je les écrasais, c’est certain.
— Certain, repris-je.
Son regard fatigué se posa sur moi. Le fantôme d’une lueur amusée l’illumina un bref instant.
— Par contre, à Paris, on pourra se contenter seulement d’un ou deux ennemis ?
— Tu crois qu’on y arrivera ? répondis-je d’un rire forcé.
— On essayera, au moins.
— Promis, murmurai-je.
La porte de la maison devant laquelle nous avions été déposés s’ouvrit, une main sortie de l’ombre nous intima l’ordre d’entrer. Martin, mécaniquement, obtempéra.
Je me tins un instant sur les pavés. Je voulais regarder une fois encore cette ville qui avait été la mienne pendant toutes ces années.
Cette ville que j’avais aimée, et dont je connaissais chaque rue et chaque ruelle.
Cette ville que j’allais devoir quitter si vite, pour fuir un danger auquel je n’avais pas été préparé.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE
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