Chapitre 3: Paris

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Madame de T. s’agitait dans son sommeil. Elle s’était assoupie aux environs de Reims, ce qui m’avait laissé un peu de répit pour me reposer à mon tour. Hans restait peu loquace et, de toute façon, je n’avais nulle envie d'entamer avec lui une dense et passionnante conversation.

Le train ralentit peu à peu alors que nous traversions les faubourgs de la capitale. Les bâtiments devenaient de plus en plus nombreux. Les maisons, étroites, se collaient les unes aux autres. Plusieurs édifices étaient effondrés. Certains semblaient en cours de reconstruction, mais la grande majorité n’étaient plus que des amas de débris de bois et de pierre, paraissant même parfois encore habités. On voyait, aux nombreux quartiers faits de planches posées à la va-vite les unes sur les autres, l’étonnante profusion de ces dépotoirs d’humains que l’époque avait abandonnés aux marges de la société. Les fumées noires des usines s’étiraient au-dessus de ce misérable tableau. J’avais l’impression de contempler un champ de bataille désolé, au lieu de l’entrée de la plus grande capitale du monde.

Dans les rues qui bordaient les voies, des cohortes d’ouvriers au pas lourd quittaient leurs manufactures. Des enfants se mêlaient à cette foule, obligés dès leur plus jeune âge à apporter leur aide à leurs parents. Je remerciai la fortune qui, malgré la peine de m’avoir fait orphelin, me permit de ne pas me retrouver au milieu de ces forçats. J'observai un instant la comtesse, frappé par le contraste opposant sa riche opulence et les colonnes de ces travailleurs.

Peu à peu, les quartiers pauvres firent place à la cité elle-même. Passées les murailles, Paris, capitale de l’empire, s’offrit à mes yeux ébahis. La ville avait gardé son aspect moyenâgeux. De rares artères coupaient un dédale de ruelles sinueuses. Les maisons biscornues, hautes de trois ou quatre étages, empêchaient la lumière de parvenir jusqu'au sol. Elles se trouvaient parfois si proches les unes des autres, qu'il semblait possible de se donner les mains de part et d'autre de la rue, depuis les niveaux supérieurs.

Je l'ignorais encore à cette époque, mais on parlait de plus en plus de grands travaux qui transformeraient Paris. Ces aménagements apporteraient confort et modernité à tous les habitants de la ville. On le jurait. Mais il se disait aussi, avec prudence et sous le manteau, que le but premier de ces travaux pharaoniques consistait à pouvoir avec facilité faire charger la cavalerie et donner la troupe en cas de révolte populaire. Les souvenirs de la Révolution et des émeutes de la faim de 1845 restaient encore dans les esprits des chefs d’état-major et du préfet. Rien ne pouvait s’avérer pire pour un militaire que de voir un régiment entier se faire écharper par une populace non éduquée dans l’art et la finesse de la guerre.

Les terrains s’achetaient alors à prix d’or, et une intense spéculation agitait les milieux financiers. Les bénéfices s’annonçaient juteux : la valeur des biens échangés serait multipliée par dix en seulement deux années. Les grands perdants de ces opérations étaient comme souvent les plus pauvres, chassés du centre-ville en direction des quartiers est et des faubourgs.

Une armée d’ingénieurs, d’architectes et de banquiers, menée par un dénommé baron Haussmann, s’affairait et faisait le siège des appartements de l’empereur. Il se disait que ces soldats de la modernité étaient soutenus par les plus grands parmi la noblesse, et même par une partie de la famille impériale. Mais Napoléon II se montrait encore réticent à ces travaux. Il restait attaché à la capitale telle qu’elle se présentait et n’avait autorisé que quelques chantiers et percements d’artères. L’appétence de son illustre père pour l’urbanisme donnait toutefois bon espoir aux bâtisseurs de le voir suivre cette même voie.

Dans un crissement strident, le train s’immobilisa. Ma voisine se réveilla, ouvrit de grands yeux surpris et m’adressa un sourire charmeur.

— Monsieur Sauvage, votre rencontre fut un réel plaisir. Vous avez été un compagnon de voyage captivant et votre conversation m’a permis de ne pas m’ennuyer à mourir aux côtés de Hans, ce en quoi je vous serai éternellement reconnaissante.

Elle se leva, remit sa robe en place et se tint immobile devant moi. Je me redressai à mon tour, commençant à comprendre les signaux de bienséance qu’elle m’envoyait.

— J’attends votre venue avec impatience, mon ami. Hans sera notre messager, et j’espère recevoir de vos nouvelles au plus vite.

Elle me salua d’un hochement de tête adorable et afficha à nouveau ce sourire qui semblait lui reprendre dix ans en un instant.

Une fois sa maîtresse sortie, le valet me déposa un billet où était inscrite son adresse.

— Madame paraît vous apprécier. N'y voyez pas là la dernière lubie d’une écervelée. Soyez conscient de l’honneur qu’elle vous fait, lança-t-il d’une voix rugueuse.

Son regard restait froid, son visage fermé et le ton sentencieux. On aurait pu penser à un père qui mettrait en garde le prétendant de sa fille la plus chère.

— Ne la décevez pas, poursuivit-il. Tout comme vous ne me décevrez pas, j’en suis sûr. Monsieur mon maître veille sur ses intérêts, et j’en suis le premier ordonnateur.

La menace n’était pas voilée et l’accent guttural du Germain ne faisait qu’en augmenter encore la portée. Je restai silencieux, de crainte de me rendre coupable d’un impair par une malheureuse parole, et me contentai d’un bref hochement de tête en guise d’assentiment.

— C’est donc parfait, conclut-il avant de quitter le compartiment, ses quatre bagages sous les bras.

Je me retrouvai seul sur le quai où j’attendis Martin. Nous récupérâmes nos malles pour les faire expédier dans nos écoles respectives. Sans savoir où nous allions, nous suivîmes le flot des voyageurs qui remontaient le long du train en direction de la gare.

J’effectuai un involontaire pas de côté lorsque j’arrivai à hauteur de la bête. Elle suait et fumait par tous ses orifices et la chaleur qui s’en dégageait était démentielle. Elle semblait prête encore à avaler des centaines de kilomètres de rails et seule la volonté des hommes avait réussi à stopper sa course folle. Un rien aurait suffi pour la faire rugir à nouveau et partir à l’assaut des artères de la capitale.

Nous laissâmes derrière nous l’animal, la tête levée vers le spectacle des incroyables verrières qui surplombaient le hall principal. À l'image de la nef d'une cathédrale, elles se composaient d’un entrelacs de poutrelles d’acier et de panneaux transparents. La dentelle, depuis notre position, semblait si fine qu’elle me paraissait risquer de s’effondrer au moindre coup de vent.

Martin et moi devisions, nous racontant avec joie notre voyage, quand nous atteignîmes le parvis de la gare de l’Est.

Une agitation telle que je n’en avais jamais vu animait les rues, qui partaient en étoile depuis l’édifice. Des véhicules à vapeur par dizaines allaient et venaient au milieu d’une masse mouvante de passants. Des tramways électriques — électriques ! – se croisaient et déversaient des flots incessants de passagers qui se ruaient vers leurs trains. Au-dessus de cette agitation, plusieurs dirigeables sillonnaient le ciel. Certains étaient fixés à leur mat, dans l’attente de voyageurs, tandis que d’autres filaient à pleine vitesse vers leurs lointaines destinations.

Toute cette agitation produisait un vacarme assourdissant. Les moteurs vrombissaient et pétaradaient, dans un concert de klaxons et d’invectives. Les conversations des piétons ajoutaient autour de nous un bourdonnement continu qui nous emplissait les oreilles. Des crieurs, par-dessus tout cela, haranguaient la foule, pour vendre leurs journaux, leurs pâtés en croûte ou leurs boissons.

L’odeur, enfin, était prégnante, à tel point qu’elle manqua de me faire reculer. Chaque ville possédait sa senteur propre, chaque pays ses effluves particuliers. L’habitué savait d’une seule inspiration, s’il se trouvait dans sa ville natale ou dans une cité étrangère. Celle de la capitale était composée de fumée de combustion, d’huile de moteur, de relents de détritus qui partout jonchaient le sol, problème si caractéristique de ces villes qui ont grandi trop vite. Mais par-dessus toutes ces odeurs déjà nauséabondes, surnageait, âcre et pestilentielle, celle des déjections. La Seine n’était qu’un égout à ciel ouvert qui depuis des siècles s’écoulait avec lenteur au milieu de la ville. Chacun l’utilisait comme sa fosse d’aisances personnelle, son dépotoir privé ou son moyen d’évacuation des eaux usées. Certains jours, la puanteur s’étendait tant que les plus fortunés fuyaient les murs de la capitale pour trouver refuge à la campagne. Les pauvres avaient alors la satisfaction de posséder la ville entière pour eux seuls. Puante, mais à eux.

Et dire que certains accusaient les riches de ne pas avoir le sens du partage.

Je fis mes adieux à Martin. Nous devions chacun rejoindre notre école, moi sur la montagne Sainte-Geneviève, lui sur le Champ-de-Mars, et nous ne savions pas quand nous pourrions nous revoir. Nos embrassades durèrent de longues minutes, aucun de nous deux ne souhaitant quitter l'autre. Je parvins à contrecoeur à héler un fiacre : la nuit venait de tomber, je ne voulais pas prendre le risque de me rendre à l’école à pied. Se faire détrousser dès ma première soirée ne faisait pas partie de mes plans.

Le conducteur de l’attelage m’adressa à peine un regard, qui me rappela celui que Louis réservait d’habitude avec dédain aux êtres à ses yeux inférieurs. Il grommela dans sa moustache et lança le fiacre dans la presse, sans prendre garde aux piétons qui s’écartaient avec vivacité ni aux autres véhicules qu’il injuriait copieusement.

Le siège où j’avais pris place était miteux et puait encore plus que tout le reste. Je me forçai à ne pas deviner l’origine de cette odeur.

Le voyage dura trente bonnes minutes, ponctué d’à-coups, de freinages brutaux, d’invectives échangées. Nous dûmes probablement frôler la mort de si près à deux ou trois reprises qu’elle devait garder sur ses bottes la trace de nos roues. Je sus plus tard que l’homme m’avait allègrement filouté. Il avait tant et tant tourné qu’il en avait rallongé mon trajet d’une grosse moitié sans que je puisse m’en apercevoir. Il avait flairé le nouveau venu et s’était adonné à cette pratique habituelle des gens de sa profession dès lors qu’un étranger avait le malheur de monter dans leur véhicule.

Parvenu à destination, je descendis sur le trottoir sans que mon escroc m’aide en aucune façon.

Je me trouvai enfin face à cette école impériale polytechnique qui avait hanté tous mes rêves et occupé toutes mes pensées depuis ces cinq dernières années.

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