Chapitre 13 : Promenade
5 juillet 1864
La belle saison transformait la capitale. Les pluies de printemps avaient presque nettoyé les trottoirs puants, et la Seine devenait plus claire qu’à l’accoutumée. Les fragrances délicates des fleurs et des arbres parvenaient même parfois à dissimuler les odeurs des usines de l’est.
Partout dans les rues de Paris les passants redécouvraient la joie de déambuler sans but. Les crises politiques intérieures ou les tensions à la frontière américaine ou le long de l’Oural se trouvaient bien loin de leurs préoccupations. On s’amusait des dernières histoires touchant les personnalités en vue, on commentait à l’envi la nouvelle toilette d’une actrice connue, ou on se répétait sous le manteau les plus salaces rumeurs sur tel mari cocu ou telle femme trompée. Il flottait un vent de gaieté et de plaisirs dans la cité. L’insouciance restait de mise, comme une volonté collective de savourer cet instant présent si fugace.
Les populations laborieuses des faubourgs ou de la périphérie demeuraient toutefois étrangères à cette propension à la légèreté. Elles devaient se contenter d’une brève journée de repos où elles ne seraient pas trop harassées de fatigue pour pouvoir se rendre dans les artères de la capitale et en humer cette atmosphère particulière. Certains y trouvaient du plaisir, tandis que d’autres n’y voyaient qu’un argument de plus à ajouter à leur rancune à l’encontre des aisés et des puissants.
Nos enseignements se poursuivaient à un rythme soutenu, et je passais le plus clair de mon temps à étudier et à arpenter les couloirs de la bibliothèque de l’école. Tout juste parvenais-je à me ménager de rares instants de répit partagés entre mes amis Charles et Louis, et le professeur Descart. Avec Louis, le plaisir d’une complicité renouée. Avec Charles, l’impression de retrouver mes habitudes prises à Nancy. Mille facéties, mille escapades, au risque de nous faire attraper. J’éprouvais parfois un pincement au souvenir de Martin. Accaparé par son école militaire, il ne donnait plus signe de vie, ses dernières nouvelles remontaient à trois mois déjà.
Avec le professeur, c’était une autre histoire ! Nous poursuivions nos échanges quasi quotidiennement. Je sentais qu’il tentait d’affûter mon esprit, le rendre moins perméable aux idées que l’on nous assénait sans discontinuer. Il me posait mille questions, me demandait mon opinion sur nombre de faits politiques ou militaires. Parfois, sa discussion nous amenait aux limites des zones interdites, où un mot malheureux pouvait vous conduire en geôle.
Hortense, lentement, se remettait de la nouvelle qui l’avait accablée. Je me réjouissais à chacune de mes visites de la voir reprendre goût à la vie. Elle redécouvrait le plaisir d’une promenade dans les jardins de Madame de T., appréciait un après-midi à jouer aux cartes ou à converser de choses et d’autres, ces riens qui habitaient une relation amicale. Elle souriait, à nouveau, et son rire cristallin revint bientôt enchanter mes oreilles. L’ombre du remords ou de ses peurs profondes la hantait encore souvent, mais elle parvenait à la chasser. Avec difficulté, certes, mais la plupart du temps avec succès.
Craintive, elle n’acceptait toujours pas de s’aventurer au-delà du porche de l’immeuble de la comtesse, malgré tous nos efforts réunis pour la décider. Elle redoutait de croiser dans la rue quelqu’un qui la reconnaîtrait, une vague connaissance de Nancy, son père, ou n’importe qui d’autre. Elle savait ces pensées irrationnelles mais s’y raccrochait, tout à la fois butée et apeurée. Je craignais moi aussi que cela se produise mais mon amie avait besoin de revivre, si je ne voulais la voir s’étioler comme la rose privée d’eau.
Je finis par réussir à la convaincre ! J’avais pu me libérer pour une journée entière et je souhaitais profiter de cette occasion rêvée pour faire découvrir à Hortense cette capitale que je commençais à connaître. Passées les premières hésitations, une fois sa décision prise, elle n’y tint plus et me harcela de questions sur la cité, les visites que j’avais prévues, où nous irions, ce que nous allions faire.
— Qui demandez-vous ? me jeta un Hans toujours aussi rigide.
Ta mère, eus-je envie de lui cracher.
— Mademoiselle Hortense, cher ami, grinçai-je, un large sourire de façade sur le visage.
J’aurais pu l’égorger sur place. Il pratiquait ce jeu-là depuis des mois, et j’avais perdu tout espoir qu’il s’en lasse.
— Je vais m’assurer qu’elle est bien là et qu’elle vous attend, grimaça le valet avant de me tourner le dos et me planter seul dans le hall.
— Pierre ! s’exclama, dix bonnes minutes plus tard, cette voix que je connaissais tant.
Satané cerbère, qui avait pris soin de traîner en chemin !
— Je n’en pouvais plus d’attendre, me lança de l’extrémité du couloir une Hortense enjouée.
Elle se précipita vers moi à grandes enjambées, tenant du bout des mains la robe légère de soie verte qu’elle portait. Elle avait choisi de l’accompagner d’un chapeau à large bord finement ouvragé, ainsi que d’une ombrelle brodée. Emportée par son élan, elle manqua de me percuter et se retint de justesse à mes bras.
— Pressons ! Il est déjà si tard ! souffla-t-elle.
— Bonjour, lui répondis-je, un franc sourire ironique sur les lèvres.
— Ha ! Oui, bonjour, bien sûr ! Ho ! Pierre, je suis si impatiente…
— Je vois ça…
— Et il est presque neuf heures !
— Oui, le soleil va bientôt se coucher.
Elle se campa face à moi, les poings sur les hanches. Ses bottines à talon lui donnaient une taille presque égale à la mienne, lui permettant de me fixer d’égal à égal de son regard perçant.
— Est-ce que tu ne te moquerais pas ? me lança-t-elle, faussement courroucée.
— Je n’oserais pas !
Nous partîmes tous deux d’un rire éclatant, retrouvant avec plaisir notre complicité passée.
Je m’enquis de la présence de Madame de T. dans ses appartements, n’ayant pu la voir elle non plus depuis plusieurs jours. Hortense m’informa qu’elle s’était rendue tôt le matin même au palais de Chaillot, la demeure de l’empereur située sur les rives de la Seine. Je savais notre protectrice en vue dans les salons et la bonne société de la capitale, mais ignorais encore qu’elle puisse accéder aussi près du pouvoir !
— Au palais, tu dis ?
— Bien sûr ! me lança Hortense. Elle a bien plus d’influence que tu peux l’imaginer ! C’est un défilé permanent dans son salon. Des ministres, des conseillers, des hommes politiques. Je ne peux pas les rencontrer, c’est évident : elle m’oblige à rester cloîtrée dans ma chambre, pour ma sécurité. Mais j’entends les domestiques parler entre eux de chacun de ces entretiens.
Je notai la moue de tristesse qui assombrit le visage de mon amie.
— C’est normal qu’elle souhaite cette discrétion. Elle craint pour toi, et a juré de…
— Me protéger, je le sais, mais je n’en peux plus à présent de rester recluse toute la journée entre ces murs.
Hortense et son impatience...
— Alors, ne traînons pas et filons ! lâchai-je d’une voix enjouée.
J’attrapai mon amie par la main et l’entraînai au-dehors sans plus attendre.
On aurait cru une jeune fille goûtant à la vie pour la première fois après des années enfermée dans un cloître. Tout l’émerveillait. Elle s’exclamait dès qu’elle découvrait un nouveau bâtiment, sursautait au passage des véhicules à vapeur circulant en nombre en ce beau jour. Sans craindre de trébucher et chuter, elle marchait, nez en l’air, à la recherche de mille détails. Elle poussait un cri de joie chaque fois qu’elle apercevait un dirigeable dans le ciel.
Je lui découvris, à ma grande surprise, un nouvel attrait pour la mode féminine, probable contribution de la part de Madame de T. Elle désignait tour à tour une femme à la toilette qu’elle jugeait magnifique, une autre au chapeau qualifié d’épatant, ou encore une dernière, dont elle enviait ombrelle, sac ou chevelure. Je n’avais pas le temps de répondre ou commenter que déjà elle passait à une nouvelle cible.
— Pierre, c’est incroyable ! Toute cette richesse, cette opulence, ce raffinement. Nancy est bien fade comparée à tout ça. Je comprends maintenant pourquoi on dit de Paris qu’elle est la plus grande et la plus belle ville du monde !
— De l’univers, au moins ! ajoutai-je, ironique.
— Tu te moques encore ? gloussa-t-elle tandis qu’elle m’assénait une claque délicate sur l’épaule.
— Mais non, voyons, c’est ce que nous disent tous les journaux, non ?
— Ha, ça suffit ! Pas de ça aujourd’hui, s’il te plaît. Parle politique autant que tu veux avec tes amis ou ton professeur, mais pas avec moi, pas maintenant !
De la rue de Rivoli, nous avions longé le palais des Tuileries pour rejoindre la Seine. Midi sonnait et le soleil irisait le fleuve de mille éclats. Des bateaux à vapeur sillonnaient son cours par dizaines. Ils transportaient des marchandises sur les docks ou vers les usines de la périphérie. Paris était si grande et si peuplée qu’elle avait toujours dépendu de ce fleuve, cordon nourricier de centaines de milliers d’habitants.
J’observai Hortense en silence, toute à l’admiration du spectacle qui s’offrait à elle. Elle me sembla plus belle que jamais, ses joues, rosies par l’émotion, et ses yeux, rendus pétillants par toutes ces découvertes. J’enviais cet engouement. Certes, j’aimais toujours autant cette ville. J’appréciais avec joie d’en explorer de nouveaux lieux, et j’aurais donné ma vie sans hésiter pour sa sauvegarde. Mais Hortense était comme une enfant. Elle ne voyait pas les mendiants s’agglutinant un peu partout. Elle ne notait pas les regards farouches lancés par certains ouvriers à toute cette opulence. Elle ne remarquait pas ce petit peuple ignoré qui courbait l’échine et avançait, tête baissée le long des trottoirs. Ceux-là devaient accomplir telle tâche pour leur maître. Ceux-ci quémandaient un peu de pain pour nourrir leur famille. D’autres se rendaient, épuisés, à leur travail de garçon boucher, repasseuse, couturière ou porteur d’eau. Autant de petits métiers qui, invisibles, permettaient aux classes aisées de profiter de la vie dans cette cité tentaculaire.
Cette prise de conscience s’avérait nouvelle pour moi, élevé dans les valeurs de l’empire, dans le respect de sa toute-puissance et de sa justesse. L’idée que le professeur Descart ait réussi à me les insuffler me perturbait. Comment parvenir à concilier une éducation tout entière dirigée par la rhétorique impériale avec ces réflexions nouvelles ? Je m’étais déjà posé cette question à plusieurs reprises, sans trouver une réponse acceptable.
— Tu rêves ? me glissa Hortense. Si tu veux, je peux te laisser seul avec tes pensées. J’irai me perdre sans toi dans les rues de Paris…
Elle m’adressa un large sourire que je lui rendis avec plaisir.
— Je suis là, affirmai-je avec conviction. Et j’ai faim ! Charles m’a fait tester une incroyable auberge toute proche. Un régal !
Le repas de la mi-journée passé, nous poursuivîmes notre escapade bienheureuse. J’essayais de lui montrer tout ce que je connaissais de la ville. À l’exception de l’établissement des parents de Charles. La colonne de Kingsnorth, victoire des troupes de Napoléon sur les Anglais, trônant sur la place Vendôme, l’obélisque de granit dédié au peuple français sur le pont-neuf, la fontaine du Châtelet, si étrange avec sa colonne de feuilles de palmes, ou la pyramide qui se dressait depuis peu au milieu du cimetière Lachaise. Rares furent les monuments qui échappèrent à notre visite.
Afin de mieux nous déplacer dans cette cité gigantesque à nos yeux, je choisis en premier lieu d’utiliser un fiacre. Le conducteur me jeta un regard noir quand je lui réglai le montant de sa course tel que je l’avais estimé et non tel qu’il l’exigeait. Le tramway que nous empruntâmes pour nous rendre eu Châtelet fut un des moments les plus incroyables de cette journée. Il s’agissait de la première expérience d’Hortense, et elle ne pu retenir un cri d’excitation quand l’engin démarra dans un crissement de métal. Elle se tint agrippée à moi à chaque secousse et manqua de chuter lorsque les puissants freins nous immobilisèrent en quelques mètres.
Je pus même, comble du luxe, nous offrir une escapade dans un véhicule à vapeur ! J’adoptai l’attitude de celui qui avait utilisé ce type de déplacement toute sa vie, alors qu’il s’agissait d’une grande première pour moi, ressentant à peu de choses près la même émotion que mon amie.
J’aurais voulu que cette journée puisse durer toujours, mais seize heures approchaient. Avant de partir, Hans nous avait informés que Madame de T. nous attendrait à cette heure précise dans un café en vue, situé sur les Champs-Élysées. Nous dûmes arrêter nos déambulations pour rejoindre, épuisés et les jambes lasses, ce haut lieu de la bonne société parisienne.
Le majordome de l’établissement, cerbère de la porte en livrée et plein de morgue nous adressa un regard hautain.
Jusqu’à ce que je lui annonce par qui nous étions attendus. Il nous guida alors, obséquieux à l’excès, vers une table à l’abri d’une alcôve où se trouvait déjà notre amie, en compagnie d’un homme qui paraissait de dix ans son aîné.
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