Chapitre 1: La soirée
31 aout 1864.
Je me faisais une joie de retrouver Hortense et Madame de T. Notre bienfaitrice avait organisé un bal, masqué, qu’elle célébrait chaque année à la fin de la saison estivale. Cette réception demeurait l’occasion de réunir tout ce qui existait en matière de pouvoir et d’influence au sein de la capitale.
On racontait mille histoires à ce sujet. Certains disaient qu’un général avait fait revenir à marche forcée son armée sur Paris pour avoir l’assurance d’assister à la fête. On colportait aussi la mésaventure de la femme d’un député ayant vendu une partie de ses bijoux à un homme lui promettant de lui obtenir le sésame pour cette soirée. La pauvre se retrouva allégée de plusieurs centaines de milliers de francs de pierreries et d’or, avec en sa possession une médiocre imitation du carton d’invitation. Cette histoire se répandit dans toute la cité, et l’on ne manquait pas depuis de complimenter la malheureuse sur ses ornements, cruelles moqueries d’une déconvenue guidée par l’envie.
Je tenais entre mes mains ce petit morceau de papier que l’on s’arrachait depuis plusieurs semaines, sans pouvoir le quitter des yeux. J’avais revêtu le grand uniforme de l’école, réservé pour les occasions importantes. Il sentait le propre, odeur que j’avais agrémentée par un abus d’eau de Cologne. Je ressentais, comme chaque fois que je le portais, une fierté profonde. Le bicorne en colonne, la tangente, le frac de drap noir et le pantalon liseré de rouge symbolisaient l’appartenance à l’institution. Je m’observai dans le miroir, admirant, péché véniel, mon allure. À défaut de danser comme un sabot, songeai-je, je pourrais au moins en imposer par ma silhouette.
Ce qui en effet m’inquiétait depuis que j’avais reçu l’invitation officielle au bal n’était pas de rencontrer des puissants et des galonnés ni de devoir supporter d’interminables discussions soporifiques. Non, ce qui me pétrifiait d’angoisse venait du fait que je possédais autant de grâce sur un parquet qu’un éléphant unijambiste en équilibre sur un fil. J’avais toujours trouvé les cours de mondanité d’un ennui mortel, sans aucune utilité, persuadé de passer le reste de ma vie à battre la campagne aux quatre coins du globe. Je bâillais, rêvassais, somnolais même, lors des présentations des danses de salon à la mode, des consignes de bonne manière ou des règles de bienséance à respecter.
Jamais je n’aurais pu imaginer un jour me retrouver à deux doigts de participer au plus grand événement de la saison parisienne, et même de l’année, si j’en croyais les remarques envieuses lancées par mes camarades.
— Ben mon cochon, avait sifflé Charles la première fois que je lui en avais parlé. Tu vas en voir, du gratin ! Il y en a qui attendent toute leur vie pour y assister, et toi, à peine arrivé, t’en fais partie !
— Ouais, ben, franchement, j’aimerais autant éviter, lui répondis-je, sincère.
— Bah ! Si ça ne tient qu’à ça, je peux t’en avoir un bon prix au marché noir. On serait assuré de faire la fête à l’œil jusqu’à la fin des études, ça, c’est sûr !
— Me tente pas, souris-je. Le problème, c’est que si je revends l’invitation, Madame de T. va m’étriper, et tu seras le seul à t’empiffrer et à te saouler à bon compte, alors non merci !
Louis assistait à cet échange, arborant un air ironique. Il demeurait silencieux, mais ce silence signifiait bien plus que les piques assénées par Charles, je le connaissais assez pour le savoir.
— J’aurais au moins proposé, conclut mon ami. Et si tu changes d’avis, tu sais où me trouver, Môssieur Sauvage.
J’avais haussé les épaules, mais je devais bien avouer que cette solution m’aurait bien mieux convenu que de me retrouver, les mains moites et le cœur battant, à attendre l’arrivée du fiacre qui devait venir me prendre.
Je passai tout le temps du trajet jusqu’au quartier protégé à imaginer mille solutions pour me défiler : une maladie soudaine, une obligation à l’école, une agression, un rapt, une invasion Tartare. Je chassais ces idées stupides les unes après les autres, tandis qu’elles venaient et repartaient de plus en plus vite dans mon esprit. Je triturais le masque d’Arlequin que j’avais choisi pour l’occasion. Je remerciais Madame de T. d’avoir instauré un bal masqué, qui me permettrait au moins de garder un semblant d’anonymat dans cette catastrophe annoncée.
Mon angoisse atteignait son paroxysme lorsque le véhicule s’arrêta. J’entendais au dehors des rires et des bruits de conversations animées. Je percevais les sons d’attelages en grand nombre. Des bribes de musique se déversaient depuis les fenêtres grandes ouvertes de l’étage.
La rue regorgeait d’hommes élégants et de femmes resplendissantes. Les voitures défilaient les unes après les autres, déchargeant leurs cargaisons de richesse et de faste, avant de laisser la place aux suivantes. Le quartier tout entier avait été pour l’occasion fermé à la circulation, et seuls ces privilégiés pouvaient arpenter ces quelques dizaines de mètres de pavés.
Je ne connaissais bien évidemment personne, je fendis donc la masse joyeuse et anonyme le nez collé à mes chaussures, et me présentai aux deux valets gardant l’entrée du Saint des Saints. Patte blanche montrée, un autre homme en livrée, portant un masque de velours noir, m’accompagna vers l’étage que je connaissais pourtant bien, mais que j’eus grand-peine à reconnaître. Les murs étaient tapissés de tentures rouges, des rubans de satin y dessinaient des arabesques compliquées et le sol se couvrait de milliers de pétales roses.
Au milieu de tout cet apparat, des dizaines de personnes au visage dissimulé allaient et venaient, coupes de champagne ou petits-fours à la main. Des groupes se formaient et se défaisaient au gré des discussions qui se créaient ou mouraient. Un orchestre digne d’un opéra jouait sur une estrade dans le salon principal, et je discernais à ses pieds, horreur, des couples occupés à danser. Une bouffée d’angoisse m’étreignit à nouveau. Je m’emparai d’un verre dans l’espoir de me donner un semblant de contenance.
J’en étais à me demander si je n’allais pas rebrousser chemin quand une femme s’approcha de moi. Je crus d’abord reconnaître la comtesse, mais la voix, dissimulée derrière le masque me parut avoir connu plus de palais aux bords de la Volga que de la Seine.
— Qu’est-ce donc que cet Arlequin en manque de sa Colombine ? m’apostropha-t-elle, parvenue à ma hauteur, dans un charmant accent russe.
Je retins un mouvement de recul, extirpé de mon désœuvré isolement et désarçonné par cette entrée en matière pour le moins cavalière. Je me rappelai alors que le bal masqué permettait à ses participants toutes les extravagances et les facéties, chacun pouvant pour un soir se comporter en roi ou en vaurien, en princesse ou en dévergondée. Je m’inclinai théâtralement, à l’image de mon alter ego de la commedia dell’arte, affichai une grimace comique sur mon visage anxieux, m’efforçant d’insuffler un peu de gaieté dans mes propos.
— Hélas, répondis-je, Arlequin, parfois, malgré ses pitreries et ses cabrioles, a le cœur en peine d’attendre sa promise.
— D’autant que je crois avoir aperçu deux ou trois Pedrolino qui voudraient bien la lui ravir, s’amusa mon interlocutrice.
— Ah ! Ce serait un disastro ! m’exclamai-je, me tenant la poitrine à deux mains.
— Povero Cuore. feinta de se lamenter l’inconnue. Mais peut-être, en compensation, Arlequin accepterait-il une nouvelle compagnie ? ajouta-t-elle, espiègle.
— Tout dépend qui serait cette compagnie, osai-je avancer.
— Mais rien que celle d’Aphrodite en personne, voyons !
La tentatrice Vénus écarta les bras, s’inclinant avec grâce avant de se relever, me fixant avec intensité. Je cherchais un moyen d’échapper à ce filet dans lequel je m’étais empêtré lorsqu’un murmure parvint jusqu’à nous. Un homme fendait la foule, indifférent aux regards posés sur lui. Il portait un masque vénitien nacré, richement ouvragé, à l’expression austère. Les contours des yeux accentués et la bouche dissimulée lui donnaient l’air d’un fantôme prêt à assouvir sa vengeance. Une veste de brocard crème rehaussée de fils d’or, des bas de soie et des souliers à boucle complétaient cette apparition, semblant tout droit sortie du siècle passé.
L’homme, parvenu à notre hauteur, m’observa, comme s’il daignait enfin s’abaisser au niveau du commun des mortels. Mon sang se glaça. J’avais déjà vu ces yeux. Sombres. Profonds. Mais il ne pouvait se trouver là. Il était d’ailleurs bien plus frêle, moins imposant. Je frémis, sentant à peine la main de mon Aphrodite se poser sur mon bras.
L’inconnu resta ainsi de trop longues secondes, me scrutant avec une avidité sans faille. Je crus enfin déceler un imperceptible signe de tête, ponctué d’un sourire carnassier, dissimulé en partie par son masque.
— Bonsoir à vous, jeune Sauvage, me lança-t-il, comme l’aurait fait un tueur d’un couteau effilé.
Il se détourna sans un mot de plus, s’éloignant dans la foule qui, déférente, s’écartait sur son passage.
— Qui… qui est-ce ? articulai-je avec peine, les mains moites et la poitrine oppressée.
— Qui est-ce ? s’étonna la jeune femme. Mais seriez-vous tombé de la Lune, monsieur l’Arlequin ? C’est Gouvion-Saint-Cyr ! L’un des hommes les plus puissants de Paris. Elle marqua une infime pause. Après l’empereur, bien sûr.
— Gouv… m’étranglai-je.
J’avais donc bien reconnu ce regard, le même que Louis. Je venais de rencontrer son père ! Cet homme haï, maudit par son propre fils. Aphrodite m’observait, sa main toujours posée sur mon bras.
— Il vous a salué. Le connaissez-vous ? s’enquit-elle.
— Oui, bredouillai-je. Enfin... non... pas vraiment. Je connais son fils.
— Le diable aurait-il donc un fils ? s’exclama-t-elle.
Plusieurs masques se tournèrent vers nous. Consciente de son imprudence, l’inconnue m’attira à l’écart puis, approchant ses lèvres de mon oreille, murmura de son accent slave où perçait la crainte :
— Gardez-vous de lui, jeune Arlecchino. Cet homme est pire qu’un démon. Il peut ruiner d’un claquement de doigts, détruire d’un regard, tuer d’un souffle. Il est l’exécuteur de toutes les basses œuvres de... de…
Elle s’étrangla, incapable de prononcer les derniers mots.
— Du ministre B…, osai-je.
Elle posa un index ganté de soie sur ma bouche.
— Taisez-vous, malheureux, gémit-elle.
La voix de la comtesse surnagea soudain parmi le brouhaha.
— Pierre ! Enfin ! J’ai cru un instant que vous ne viendriez jamais !
La déesse des steppes inclina légèrement la tête à l’attention de Madame de T., m’adressa un clin d’œil de derrière son masque et m’envoya une dernière flèche de sa Slave tonalité, reprenant en un instant ses pleins esprits :
— Messire Arlequin, je vous laisse aux bons soins de cette chère comtesse, je ne peux rivaliser avec elle. Mais je gage que nous nous reverrons bientôt.
Elle fit demi-tour dans une envolée de jasmin, s’éloignant de sa démarche gracieuse à la recherche d’une autre proie, me laissant, les bras pendants, captivé dans les volutes de son parfum. Commedia dell’arte, encore et toujours.
— Je vois que vous avez fait la connaissance de la princesse, m’adressa, un brin réprobatrice, Madame de T.
— La princesse ? m’étonnai-je.
Elle haussa les épaules, agitant la main d’un geste agacé.
— C’est sans importance, trancha-t-elle. Mais méfiez-vous d’elle, Pierre, elle use de ses charmes comme certains serpents de leur venin. Si elle vous mord, vous y perdrez plus que vous ne croyez.
— Mais, qui est-elle ? Et...
— Sans importance, je viens de vous le dire ! me coupa la comtesse.
Je battis en retraite, mais la question du père de Louis me brûlait les lèvres.
— Je crois avoir rencontré le père de mon ami…
— Gouvion-Saint-Cyr ? grinça Madame de T. Je l’ai vu s’approcher de vous, mais me trouvais trop loin pour intervenir. Méfiez-vous de lui, Pierre, il est dangereux. C’est un homme à éviter.
Par deux fois déjà, en moins de cinq minutes, on m’avait mis en garde contre cet homme. Louis n’avait donc pas menti quand il nous avait décrit son père et le pouvoir qu’il possédait.
— C’est ce que m’a dit la princ…
— Mais assez de discussion, trancha-t-elle soudain d’un ton sec. Nous sommes ici pour nous amuser, alors, amusons-nous, mon ami ! Ne vous voyant pas venir, j’ai failli envoyer Hans vous faire chercher, savez-vous ?
Derrière elle se tenait le Germain qui, comme toujours, ne la quittait pas d’une semelle. Il portait un uniforme taillé à l’allemande, paré de médailles et de cordons. Il devait en retirer quelque fierté, et je notai mentalement que ces breloques pourraient, un jour, faire partie de ma vengeance. Ses traits dissimulés derrière une réplique du masque de Scapin, il arborait un air encore plus terrible qu’à l’accoutumée.
Mais plus que l’apparence presque comique de ce monument commémoratif sur pattes, c’est Madame de T. qui attira toute mon attention. Elle qui savait manier avec art les atouts féminins et les charmes dont elle était pourvue avait, ce soir-là, dépassé tout ce que j’avais déjà pu observer. Sa toilette s’imposait, bien au-dessus de celle de toutes les autres femmes présentes, et la grâce qui irradiait d’elle transformait la plus belle et la plus jeune des courtisanes en une silhouette d’une pâleur sans relief. Son loup de fine dentelle rehaussait ce tableau à merveille, couvrant presque entièrement son visage, lui donnant un air mystérieux et captivant.
Je gagnai encore une poignée de secondes, achevant de retrouver mon aplomb après la rencontre avec Aphrodite et le père de Louis, puis m’inclinai à nouveau, empreint cette fois-ci d’un sérieux affirmé.
— Madame, glissai-je dans un sourire, comment ne pas répondre à une si incroyable invitation ? Et si j’avais osé ne pas venir, ajoutai-je avec ironie, je suis assuré qu’Hans se serait ferait fait un plaisir de m’écarteler ou de me faire bouillir.
— Au moins, grinça le valet à mi-voix.
— Ha ! Pierre, vous n’en ratez pas une !
Elle se mit à rire avec entrain, l’œil pétillant.
— Mais ne restez pas là, reprit-elle, une moue de dépit sur les lèvres. Une certaine demoiselle vous attend avec impatience, et je ne doute pas que vous préfériez passer votre temps avec elle plutôt qu’avec moi.
Quelle incroyable manipulatrice, m’amusai-je. Minauder était un art qu’elle maîtrisait à la perfection, se montrant experte pour attirer les compliments auxquels elle appétait.
Je me fendis d’un salut respectueux, prenant sa main dans la mienne avec autant de délicatesse et de prévenance possible.
— Vous savez bien que je ne pourrais choisir avec laquelle de vous deux je souhaiterais passer le plus de temps. Mais il y a tant d’hommes qui attendent votre venue ce soir, je ne voudrais pas que vous leur fassiez défaut.
Elle se dégagea doucement, me donna une feinte tape sur mon avant-bras, avant d’ajouter :
— Vous êtes incorrigible, Pierre ! Filez dans le salon bleu, elle y patiente depuis au moins une heure !
Avant même que je pusse répondre, la comtesse s’éloignait, plongeant toute entière au milieu d’un petit groupe de jeunes hommes occupés à se défier dans une discussion enflammée. Son rôle d’hôtesse exigeait qu’elle entretienne les conversations et s’arrange pour que nul ne s’ennuie. Elle se devait aussi d’éviter que des affrontements politiques ne se transformassent en esclandre. Elle fendit en deux cet attroupement comme l’aurait fait le tranchant d’un sabre, morigénant les plus virulents et déviant le sujet de leur divergence vers des bases plus consensuelles. C’était un art, là encore, délicat et qui nécessitait une finesse extrême, dont la comtesse faisait preuve avec brio.
Je me repérai rapidement au milieu de cette foule et me dirigeai avec impatience vers ce salon bleu ou devait m’attendre Hortense.
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