Chapitre 3: Le calvaire

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J’espérais un miracle. Un don soudain descendu des cieux m’aurait habité, au moins pour quelques heures, je n’en demandais pas plus. Ou bien une cécité générale qui empêcherait les convives d’assister à ma déchéance. Voire une comète qui, traversant l’espace, aurait attiré la foule ébahie vers les balcons et aurait permis de m’esquiver discrètement.

Hélas ! Rien de tout cela ne se produisit.

— Tu comptes prendre racine ? me lança Hortense, amusée.

Elle avait chassé toute tristesse de son visage, emportée par la joie de danser. Comment pouvait-on éprouver un tel plaisir ?

J’affichai un sourire crispé, afin de rendre l’illusion crédible.

— J’observe, avant de me jeter dans la masse, affirmai-je honteusement.

— Menteur ! s’exclama-t-elle. Nous savons tous les deux que tu détestes ça !

Elle me connaissait beaucoup trop bien…

— Allons, monsieur Sauvage, poursuivit-elle. Un peu de courage, il est temps d’affronter vos peurs.

D’un geste vif, elle m’entraîna en avant.

Je me retrouvai propulsé au milieu des couples, bousculai un jeune homme qui m’adressa en retour un regard noir avant de s’éloigner avec grâce en compagnie de sa partenaire. Je tentais de me remémorer les bases que j’aurai pu retenir de mes leçons. Par chance, on jouait une valse, classique et sans fioritures. Je m’en rappelai le rythme, pris mon amie par la taille, enserrai mon autre main dans la sienne.

J’inspirai profondément, puis m’élançai.

Nous commençâmes à tournoyer. Pas question de débuter lentement, tout devait être parfait dès le premier pas. Concentré, les traits tendus, je comptais les temps, priant pour ne pas écraser les pieds de ma cavalière.

Hortense, elle, paraissait aux anges. La tête droite, le regard pétillant, elle affichait un large sourire et évoluait avec grâce. Malgré mes craintes, je me sentais heureux pour elle, comblé de la voir si légère et enjouée. J’en aurais presque oublié mon supplice en me concentrant sur le plaisir que je ressentais de partager ce moment avec elle.

— Tu vois ? Tu ne t’en sors pas si mal, me souffla-t-elle.

— Oui... Attends que je trébuche sur ta robe et que nous nous affalions sur le buffet. On en reparlera, alors, rétorquai-je.

— Et pourquoi pas ? s’amusa-t-elle. Ça mettrait un peu plus de piment dans cette soirée, tu ne crois pas ?

— Je préférerais manger ces victuailles plutôt que de les voir répandues sur mon uniforme, en toute honnêteté, répondis-je, l’estomac criant famine.

Hortense gloussa avec délice, la gorge secouée de charmants soubresauts.

J’avais l’impression que nous tournions sur nous-mêmes depuis deux heures, quand je réalisai avec effroi que le premier morceau se finissait à peine. Je n’eus pas le temps de réfléchir à une fuite : des cris jaillirent dans l’assistance, et l’on passa à un galop endiablé. Les danseurs, allant et venant un instant plus tôt en sages et envolées évolutions, s’embrasèrent soudain. Les corps se rapprochèrent, s’enlacèrent parfois, et chacun se mit à effectuer les pas chassés si caractéristiques de cette danse à la mode.

Des sifflements fusaient par-dessus les bruits des applaudissements et les claquements des talons sur le parquet. Je me laissai emporter par l’engouement général, riant de bon cœur, entraînant Hortense dans notre folle cavalcade. Nous frôlions d’autres couples, nous nous entrechoquions parfois, dans une bonne humeur contagieuse.

Mes craintes s’envolèrent loin derrière moi, évaporées par la magie de l’excitation. Je voyais mon amie, dans mes bras, virevolter, sauter, rire à son tour. De ce rire joyeux et profond que j’avais toujours aimé.

— Ce que je m’amuse ! s’écria-t-elle alors que nous traversions la piste de danse dans toute sa longueur. Je me sens si... vivante ! C’est... c’est merveilleux !

Nous nous esclaffâmes tous deux, complices, à la reprise de cette expression si chère à Madame de T.

Je l’aperçus du coin de l’œil, emportée elle aussi par cette légèreté générale, aux bras de son mari, revenu tout spécialement pour l’occasion de ses contrées. J’éprouvai une joie sincère à les voir ainsi réunis. Ce couple si disparate, unique, m’était tant cher, me touchait tellement, que j’aurais tout osé pour les garder ensemble. La comtesse capta mon regard, m’adressa un sourire resplendissant de vie et de bonheur. Elle nous observait, emplie d’une forme de satisfaction. Et de malice à peine voilée.

Je m’interrogeais sur cette attitude quand la musique se tut. Les couples, exténués, mais heureux, arrêtèrent leur course.

Je peinai à reprendre mon souffle, étouffant dans mon grand uniforme, et j’aurais volontiers opté pour une bonne bouffée d’air frais sur le balcon, accompagnée d’une lampée de ce délicieux champagne que j’avais pu goûter. Et manger. Surtout manger.

Mais Hortense, les joues rouges et la respiration saccadée, ne semblait pas prête à abandonner la place. Je faillis grogner de dépit.

La musique s’éleva à nouveau.

Catastrophe ! Ce que je craignais le plus : les premières notes d’une polka !

J’adressai un regard désespéré à ma cavalière, implorant. Mais déjà les rangs se formaient.

Les couples s’alignèrent les uns derrière les autres, puis la danse commença. Je n’avais jamais compris ce pas de deux, et encore moins les savantes figures à l’origine des échanges de partenaires qui avaient permis à cet air de se répandre avec succès dans toute l’Europe, plus vite encore qu’une armée en marche.

Et là était mon malheur ! Non pas de pouvoir enlacer des bustes délicats, mais de ne plus être en mesure de compter sur Hortense pour rattraper mes pas hésitants.

Dès les premières mesures, je vis avec effroi s’éloigner mon amie et me retrouvai dans les bras de cette slave Aphrodite dont j’avais fait la connaissance un peu plus tôt. Je tressaillis.

— Je savais bien que nous nous reverrions rapidement, glissa-t-elle.

Elle m’adressa son plus joli sourire, qui se figea au premier de mes faux pas. J’essayai de faire bonne figure, lui rendis le plus assuré des regards. Pure façade, bien sûr. À ma deuxième erreur, elle se raidit. À la troisième, elle sembla s’offusquer, puis partit d’un petit rire moqueur.

— Monsieur, vous allez finir par nous faire chuter, me glissa-t-elle à l’oreille, d’un air taquin.

— Je suis vraiment désolé, répondis-je, contrit.

— Savez-vous qu’il y a dans Paris des écoles de danse réputées qui parviendraient à rattraper au moins une partie de vos erreurs ?

La flèche toucha en plein cœur, je me sentis rougir de honte.

— Mais peut-être préférez-vous conserver cet air gauche et cette maladresse, après tout ? poursuivit la brune, ironique. À moins que ce ne soit la nouvelle politique de votre école ? Vous transformer en si piètres danseurs qu’aucune partenaire ne voudra plus de vous ?

— Pas du tout, je… n’eus-je que le temps de lui répondre avant de la voir s’éloigner et me retrouver en la compagnie rassurante de ma cavalière.

Elle n’était que joie, gagnée par l’entrain de la musique. Je notai avec une pointe d’amertume qu’elle venait de quitter l’un de ces nobliaux qui, tout à l’heure, s’apprêtait à la courtiser. Il devait forcément bien mieux danser que moi, pensai-je, dépité.

Nous tournions sur nous-mêmes, et je m’astreignais à ne pas quitter des yeux les autres couples, mimant leurs évolutions. Hortense me sourit, amusée.

— Tout va bien ? me souffla-t-elle. Tu sembles... crispé.

— Au point d’en défaillir bientôt, je crois.

— Allons, tu n’es pas si catastrophique que ça, tu sais.

— Va donc dire ça à ma précédente partenaire. Je vais occuper ses moqueries pendant au moins une semaine !

— C’est qu’elle n’y connaît rien, voilà tout ! trancha mon amie.

Et la danse se poursuivait, sans aucune considération pour ma souffrance.

Les cavaliers posèrent un genou à terre. Je fis de même, et nos partenaires s’avancèrent toutes d’un rang.

Encore un échange !

Je redoutai de me trouver face à la princesse russe. Je n’osai pas lever la tête, sentis une traction sur ma main, m’obligeant à me relever.

Une femme rousse, impatiente, m’observait. Les autres couples s’étaient déjà remis en position, et je ne pus qu’in extremis m’insérer dans la ronde. Je décelais la réprobation dans les yeux de ma cavalière, achevant de me faire perdre mes pauvres moyens. Elle serrait la mâchoire, jetait des regards autour d’elle, dans l’espoir que personne ne remarque la catastrophe de nos mouvements. Elle soupirait, poussait de petits cris d’agacement à chacune de mes erreurs.

— Jeune homme, si c’est pour faire aussi piètre figure, vous feriez mieux de rester assis sur un fauteuil, me jeta-t-elle au visage.

Je rougis, marmonnant d’insipides excuses.

J’en étais à regretter la princesse et ses taquineries.

Encore quelques pas à souffrir, et je pus lâcher cette rouquine.

Je me trouvai enfin seul.

Durant une seconde.

Ce ne fut pas Hortense que la chorégraphie me rendit, mais Madame de T., qui s’était approchée de moi en virevoltant.

Elle m’attrapa la main avec fermeté et, à ma grande honte, mena notre duo.

— Pierre, il va falloir que vous suiviez des cours ! J’en mourrais de vous voir si gauche.

J’encaissai cette remarque, alors que nous avancions désormais avec aisance entre les couples.

— Même Hans a plus de grâce que vous, c’est vous dire. Et pourtant, il ne jure que par les danses rustiques de sa Prusse natale !

Hans ! La perfide ! Elle savait à la perfection comment me ferrer. Et je mordis benoîtement.

— Quoi ? grinçai-je. Moins bien que…

Je dus me taire, la distraction de ces quelques mots manquant de peu de me faire choir.

— Parfaitement, Pierre ! Moins bien que mon valet. Quelle honte, n’est-ce pas ?

Je voulus répondre. Lancer un trait d’esprit. Mais imaginer Hans en train de rire dans mon dos à me voir peiner sur le parquet m’empêcha de trouver toute répartie intelligente.

— Nous nous y attellerons dès demain, trancha-t-elle.

Nouveau changement. Hortense, enfin. Je me sentis si soulagé de la retrouver que j’en aurais pleuré. Peut-être était-ce là une pointe d’exagération, mais je ne devais pas en être si loin, finalement.

Je la serrai si fort qu’elle laissa apparaître sur son visage une moue de surprise.

— Quelle poigne, me lança-t-elle pour me provoquer. Voilà donc pourquoi toutes tes cavalières semblaient peiner avec toi. Quelle idée aussi, de leur briser de si menus poignets.

— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi, non ? grimaçai-je.

— Et pourquoi pas ? C’est si facile, je l’avoue.

— Même la comtesse s’est moquée de moi. Elle m’a comparé à Hans…

— Hans ? pouffa mon amie, amusée. Elle a sorti les grands moyens, alors.

— Tu parles. Et elle exige de me donner des cours de danse dès demain.

— Mon pauvre Pierre, rit-elle.

Encore deux tours sur nous-mêmes, un pas de côté, puis ce fut la délivrance. Sur les dernières notes, les couples se saluèrent d’une révérence tout aussi codifiée que le reste de la danse. J’étais sauvé. J’avais survécu à cette épreuve.

Victoire à la Pyrrhus, qui m’avait probablement effacé pour longtemps des carnets de bal d’à peu près toutes les prétendantes de la soirée.

Mais victoire, tout de même !

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