Chapitre 8: Arrestation

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Madame de T. s’empourpra d’une brusque colère, faisant même reculer plusieurs représentants des forces de l’ordre.

— Quelle est cette histoire ! gronda-t-elle. Vous faites irruption chez moi comme si nous étions dans le dernier des bouges de la Cour des Miracles ! Vous crottez mes tapis et parquets de vos souliers répugnants ! Et vous m’annoncez tout à trac venir arrêter mon protégé, ainsi qu’une demoiselle Maupré que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam !

Les plus expérimentés des policiers poursuivirent leur mouvement de retrait face à l’indignation de la comtesse. Mais l’inspecteur, capitaine d’un navire affrontant la tempête à peine sorti du port, garda le cap malgré les bourrasques.

— Beaupré, votre grandeur. Hortense Beaupré.

— Qu’importe ! Je ne connais ni de Maupré ni de Beaupré. Et d’ailleurs, je ne vous connais même pas, monsieur.

Le ton aurait brisé le plus résistant, et le dédain gravé dans ce dernier mot en aurait détruit plus d’un. L’homme devint blême de rage et, l’espérais-je, d’une pointe de peur. Il parut sur le point de chanceler, mais réussit à se contrôler avec peine. Son sinueux sourire fendit son visage, comme la lame d’un couteau. Il planta son regard d’acier dans celui de la comtesse. Les deux combattants s’affrontaient en silence sous nos yeux captivés.

Le policier, sans surprise, céda le premier.

— Je suis l’inspecteur divisionnaire principal Louvel, affecté à la Sûreté nationale, sous l’autorité directe du ministre de la Police Baroche.

Il transpirait la suffisance de celui qui, sous l’autorité d’un puissant, se croyait dépositaire d’une partie de son pouvoir. Deux fois dans la même journée j’avais entendu prononcer le nom de ce Baroche. Toujours genou à terre, dans ma position de prétendant éploré, je me redressai pour mieux appréhender la scène qui se déroulait devant moi, préférant rester silencieux : je n’aurais fait que gêner la comtesse à vouloir intervenir dans cette joute. Je craignais surtout de prononcer des paroles maladroites qui nous desserviraient ou, pire, nous trahiraient.

Madame de T. marqua un temps d’arrêt. Elle se crispa en entendant l’identité du ministre. Sa bouche se pinça, ses sourcils se froncèrent. Les agents, autour de nous, reprirent contenance et courage à la simple évocation de leur chef suprême.


Profitant de ces brèves secondes de répit, mon esprit se tourna vers Hortense et Hans. Je les rêvais en fuite, dissimulés dans un fiacre anonyme, évitant les contrôles de police qui devaient quadriller le quartier. À moins qu’ils n’aient emprunté un souterrain en direction de la Seine où un bateau les attendrait. Frêles espoirs ! Parcouru d’un frisson soudain, je les imaginai alors capturés, ramenés menottes aux poings à l’appartement.

— Votre nom ne me dit rien, reprit, dédaigneuse, Madame de T. Je connais cependant fort bien le ministre, et je suis persuadée que…

— Je suis ici sur son ordre express, trancha l’inspecteur, victorieux.

Il sortit de son pardessus une lettre similaire à celle qu’il avait présentée à Duroc, la déplia et la tendit à la comtesse.

— J’ai toute autorité pour capturer les deux personnes désignées. Et fouiller les lieux à ma guise, ajouta-t-il, savourant sa réussite. Je peux également procéder à l’arrestation de quiconque tenterait d’entraver ma mission.

Madame de T. froissa le courrier qu’elle jeta au loin puis, se redressant de toute sa hauteur, s’avança en direction du policier, l’index tendu devant elle, comme pour sermonner l’importun.

— C’est une honte ! Un scandale ! J’étais hier encore avec le ministre. S’il avait en tête cette ignominie, il m’en aurait parlé, entre gens civilisés que nous sommes ! Ce ne peut être qu’un faux, voilà tout ! Vous agissez de votre propre chef, sans respect de votre hiérarchie.

Elle se montra plus menaçante, s’approchant dangereusement de l’inspecteur.

— Vous en répondrez, monsieur ! Et je vous promets que vous serez cassé ! Brisé ! Dussé-je en référer à l’empereur lui-même !

Je n’avais jamais vu ma protectrice dans un tel état de colère. Les murs en auraient tremblé tant elle s’emportait, vitupérait, tempêtait. Je ne savais même plus si son ire s’avérait feinte ou bien réelle.

Le lieutenant affronta ce déferlement sans broncher. Campé sur ses positions, il se tenait, torse bombé, défiant son interlocutrice. Il leva une main, s’adressant à ses hommes d’une voix neutre.

— Bien. Si c’est ainsi… Messieurs, arrêtez cette femme !

Les policiers hésitèrent, je crus même un instant qu’ils allaient désobéir. Mais une jeune recrue, probablement encline à se faire bien voir, s’avança. Ses camarades le rejoignirent aussitôt, trop heureux de ne pas risquer une correction de la comtesse pour avoir agi en premier, mais désireux, à leur tour, de montrer leur zèle à leur supérieur. D’autant qu’une pareille prise restait rare : ils devaient à tout prix participer afin de pouvoir en parler plus tard aux absents. La vantardise n’avait pas de prix, même pour les plus couards.


Les événements m’échappaient totalement. Je m’apprêtais à me précipiter sur l’inspecteur, l’empêcher de mener sa basse besogne, me dénoncer s’il le fallait. J’observai Madame de T. Elle jeta un coup d’œil en direction d’un valet se tenant dans l’encadrement d’une porte, dans le dos des policiers, puis reporta son regard sur moi. J’y lus du soulagement et elle m’adressa un imperceptible clignement de paupière.

J’analysais ces informations quand elle s’effondra soudain dans son fauteuil, donnant l’impression que son corps abandonnait la partie. Je me précipitai à ses pieds, inquiet.

— Je vais en mourir, souffla-t-elle, comme exténuée par la tension. Je n’aurais jamais pensé que l’on puisse me traiter ainsi.

Elle agita une main molle au-dessus de son épaule, avant de poursuivre sur le même ton :

— Accomplissez donc votre vile œuvre, monstre que vous êtes. Vous aurez ma mort sur la conscience, voilà tout !

— Vous vous montrez enfin raisonnable, fanfaronna sans prudence le policier, dupe de cette mise en scène.

— Vous le paierez, bien sûr, murmura-t-elle. Au centuple. Ainsi que chacun de vos hommes. Priez d’ailleurs qu’aucun de ces bourreaux ne brise ou n’abîme quoi que ce soit, sans quoi je vous promets que vous finirez vos jours dans les colonies.

L’inspecteur voulut répliquer, mais, avec sagesse, choisit de ne pas pousser plus avant son avantage.

— Où est Hortense Beaupré ? s’enquit-il toutefois.

— Ha ! Mais vous m’exaspérez avec cette Maupré ! gémit la comtesse. Je ne connais personne de ce nom, combien de fois devrais-je vous le répéter ? Je vis seule ici, avec juste mon petit personnel. Mon mari est loin, mon valet et ma nièce sont en voyage. L’écervelée voulait voir les montagnes, a-t-elle jacassé avant son départ.

Elle soupira, affectant la consternation d’une mère envers une fille compliquée, tandis que je me mordais les joues pour ne pas sourire. La situation, malgré la tension et l’expédient où nous nous trouvions, revêtait une forme de comique presque irrésistible pour l’observateur que j’étais.

Mais je compris le message dissimulé par les propos de ma protectrice. Hans et Hortense avaient pu fuir. Le valet avait dû lui signifier que le duo se trouvait en sécurité. Elle n’avait joué cette pièce de théâtre que pour gagner un peu de temps : une fois Hortense éloignée, la comtesse pouvait alors faire mine de céder, au plus grand plaisir de l’inspecteur. Aveuglé par cette victoire, il n’avait pas encore compris qu’il n’avait été que le dindon d’une farce pour lui tout spécialement préparée. Plus tard, il allait prendre conscience de l’ampleur de sa bévue et combien cette femme qu’il pensait vaincue l’avait manipulé.


— Mais faites, faites, poursuivit la comtesse d’une voix lasse et brisée. Ma nièce a de toute façon emporté la plupart de ses affaires avec elle, vous ne trouverez pas grand-chose lui appartenant.

Je frémis. Je n’avais pas songé à ces mille indices et autant de preuves que les policiers auraient pu découvrir dans la chambre d’Hortense : effets personnels, correspondance entre elle et moi. Tout cela nous aurait trahis en un instant. Aux pieds de la comtesse, lui tenant la main entre les miennes comme pour la réconforter, nous échangeâmes un rapide et discret regard complice. Sa prévenance, une fois encore, allait nous sauver.

Autour de nous, les agents péroraient. Les imbéciles !

— Arrêtez ce Sauvage ! gronda Louvel. Et fouillez l’appartement de fond en comble, nous avons perdu assez de temps !

Je voulus protester. Madame de T. hocha la tête à mon attention, me décourageant par ce signe de toute velléité de rébellion. On me passa sans ménagement des bracelets d’acier. J’étais prisonnier !

— Edgard, lança au valet messager une comtesse à nouveau vive et alerte. Veillez à ce que chacun de ces hommes soit accompagné, je vous prie. Que toutes les dégradations de leur fait soient répertoriées avec soin. Et que pas un ne s’avise de toucher à la moindre bouteille de notre cave ou ne tente de dérober quoi que ce soit. Vous savez comme moi combien la police est gangrénée, il serait regrettable que ces messieurs finissent sur l’échafaud pour quelques babioles ou une bonne rasade de vin.

Même en apparence vaincue, la bête pouvait encore mordre ! Je repérai deux policiers grinçant des dents. En voilà qui pensaient certainement augmenter leur solde sur le dos de ma protectrice.

— Et notez également leurs matricules, je vais dans l’instant écrire une lettre à l’empereur et je tiens à ce que ces messieurs aient leur part de célébrité.

Elle se leva, fière et combattante, comme si elle n’avait pas manqué de sombrer un instant plus tôt. Un mouvement de recul se fit autour d’elle, par crainte d’une nouvelle attaque. Elle se dirigea vers moi, me prit dans ses bras sans que nul ne conteste et m’adressa un regard empli de tendresse et de résolution. J’y lus aussi une ombre de crainte, un effroi qu’elle ne voulait pas me dévoiler, et qu’elle fit disparaître en un instant.

— Pierre, mon ami. Vous ne resterez pas longtemps dans les griffes de ces misérables, je vous le promets. Vous savez comme moi que vous êtes innocent, et vous retrouverez très vite ma chère nièce.

Elle reporta son attention vers l’inspecteur, Valkyrie prête à se jeter dans un nouveau combat.

— Quant à vous, triste petit homme, vous ne perdez rien pour attendre ! On ne me bafoue ni menace impunément !

Elle m’observa une dernière fois, marqua un instant d’hésitation. Comme si elle luttait contre l’envie de me retenir, de résister encore, les empêcher de m’emmener. D’une intelligence fine, elle se ravisa à contrecœur, m’adressa un ultime sourire et quitta la pièce dans une envolée de soieries.

— Edgard, je me retire dans mon boudoir. Ne me dérangez pas tant que ces importuns seront ici !


Je me retrouvai seul, entouré de deux policiers. J’essayai de montrer une vaine assurance, perdue déjà depuis longtemps. Je refoulai mes pensées, bien trop promptes à imaginer le pire à venir.

L’inspecteur ne daigna même pas se tourner vers moi, le regard fixé sur la porte que Madame de T. venait de franchir. Il paraissait troublé. Peut-être commençait-il à comprendre ?

— Emmenez-le à la maison, lâcha-t-il d’une voix tranchante.

Menotté, escorté par mes gardiens, je quittai les appartements de la comtesse, vers cette maisondont j’ignorais tout. Submergé par la peur et l’appréhension, je me raccrochai à la ferme certitude qu’Hortense se trouvait en sécurité.

Voilà tout ce qui, à cette heure, m’importait.

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