Chapitre 13: Confrontation

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— Duroc ?! gronda la comtesse. Sa voix résonna dans toute la pièce, l’emplissant de sa puissance, se fracassant contre les murs. Que devrions-nous demander à Duroc ? Je ne lui fais pas confiance, il appartient aux militaristes, vous le savez pourtant bien ! Ils n’aspirent qu’à renverser les libéraux et s’ils parviennent au pouvoir, nous pourrons dire adieu à toutes les réformes engagées au cours de ces dernières années pour le bien du peuple. Et surtout, nous serions entraînés dans une guerre ouverte contre tous ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis : Tartares et Américains à l’extérieur, et tous leurs opposants politiques à l’intérieur.

Elle se leva d’un bond, emportée par son courroux.

— Il ne le faut pas ! Jamais ! Ou ce serait la perte de l’empire… Notre perte…

— Notre perte ? rétorquai-je.

— Bien sûr, notre perte ! Ne vous enseigne-t-on rien dans cette école ? Mais suis-je bête ! On vous inculque ces idées toutes faites sur la grandeur de la nation, l’importance d’étendre son territoire et toutes ces inepties. Avec un directeur tel que le vôtre, autre chose serait étonnant !

Elle parlait à présent d’un ton sec, emprunt d’un dédain profond, s’exprimant par gestes vifs, allant et venant de la cheminée à son fauteuil. Pourquoi cette colère soudaine ? Peut-être la tension des derniers jours avait-elle rompu ses digues de protection, vaincues par la force d’une marée d’angoisse et de frustration ? L’absence de réponse à sa missive impériale l’avait-elle ébranlée à ce point ?

Je restai immobile, bien trop effrayé à l’idée de dévier cette ire sur ma personne.

— Évidemment qu’il faut s’étendre, poursuivit-elle. C’est limpide ! Conquérir de nouvelles terres, les piller, et en conquérir d’autres encore. Parce que l’empire se meurt, épuisé et gangréné de l’intérieur. Il est trop grand, le gouverner n’est possible qu’au prix d’une présence policière et militaire sans cesse plus importante, mais qui l’affaiblit chaque jour davantage.

Ces mots résonnèrent en moi. Le professeur Descart m’avait déjà tenu ce même discours, à la virgule près. Je les savais tous deux proches, elle me l’avait annoncé, mais j’avais désormais la certitude qu’ils partageaient les mêmes aspirations politiques. Mes enseignements profondément ancrés dans mon esprit se rebellaient face à cette charge. Les mots sortirent de ma bouche, sans que je parvinsse à les retenir. J’étais perdu, je le savais, je ne ferai qu’accentuer encore le courroux de la comtesse. Et cette fois-ci, la foudre frappera directement sur moi.

— Mais nous avons besoin de cette expansion. Nous apportons souvent la civilisation, la culture, l’ordre, osai-je rétorquer.

— Quel cerveau bien formaté ! s’irrita-t-elle un peu plus. L’ordre, vous n’avez que ça à la bouche. Mais l’ordre mène tout droit à la dictature ! De celle dont rêvent Duroc et ses camarades. Elle opprime le peuple, dévore ses forces vives dans des guerres sans fin, asservit des pays entiers au nom d’une gloire disparue. À ce rythme, dans dix ans, peut-être moins, l’empire tout entier s’effondrera !

Je m’agitai dans mon fauteuil. Cette virulente diatribe m’ébranla, venant d’une femme qui avait fait preuve à mon égard d’une bienveillance et d’une patience continues. Une irritation grandissante m’envahit. Je n’avais pas choisi cette discussion, je n’en avais même eu aucune envie. C’est elle qui s’était emportée. Suite à quoi, d’ailleurs ? La simple évocation du directeur Duroc, celui qui depuis des semaines me protégeait contre des ennemis puissants ! Je poussai un profond soupir, détendis mon corps contracté. Je fixai un point sur le mur face à moi, me calmai lentement, avant de répondre, d’un ton aussi posé que possible.

— Dans ce cas, pourquoi continuer ainsi ? articulai-je péniblement. Pourquoi poursuivre sur cette voie si vous dites que nous allons à notre perte ?

— C’est justement pour cela que nous tentons d’influer l’empereur, rétorqua-t-elle. Faire cesser cette folie guerrière, pacifier nos relations avec les autres pays, et réformer notre nation.

— Avec des hommes tels quel le ministre Baroche ? crachai-je dans un élan de haine non contenue.

La comtesse garda le silence pendant plusieurs secondes. Elle m’observa, les traits tirés, le visage attristé.

— Baroche a du pouvoir, répliqua-t-elle finalement. Il est devenu le chef de notre parti lorsqu’il nous a rejoints, il y a cinq ans. Il venait d’un groupuscule conservateur et nous a apporté son influence, ses réseaux. Mais il n’est que la devanture dont nous avions besoin pour réaliser le travail que nous fournissons jour après jour pour mener nos projets à bien. Il est parfois nécessaire de se rapprocher de personnes… différentes de ce que nous sommes. Je ne l’avais jamais connu ainsi, je ne pouvais pas me douter. Je ne le savais pas... tel que je l’ai découvert, je vous le promets, Pierre.

Comment pouvait-on justifier de s’allier avec le loup quand on se prétendait brebis ? Je ne saisissais décidément rien aux arcanes de la politique et aux luttes de pouvoir. Je n’avais été qu’un pion dans tous ces événements, premier à prendre des coups, mais dernier à comprendre et à décider de mes choix.

— Mais votre mari est l’un de ses plus gros fournisseurs ! lançai-je, revenant sur le sujet des conquêtes impériales. La guerre lui a permis de faire des affaires, a gonflé votre fortune.

Je savais cette flèche gratuite, sans réel fondement, sans pouvoir m’empêcher de la tirer. Elle darda son regard sur moi. J’y observai un ciel gris et tourmenté, assombri par des nuages menaçants et prompts à décharger à nouveau sa colère.

— Mon mari… souffla-t-elle. Mon mari fut le premier de nous deux à comprendre. L’armée lui commande sans cesse plus de fournitures, mais ne le paie plus depuis des mois. Ses bureaux sont pleins de bons au trésor, de reconnaissances de dettes impériales qui ne valent même pas leur poids en papier. Et c’est pareil partout ! Il n’y a plus d’argent, plus d’or. Voilà pourquoi l’empire s’étend toujours plus. Chaque conquête remplit des caisses se vidant l’instant d’après. C’est pour cela que cette fuite en avant ne fera que le mener à la destruction.

Je gardai le silence, pétrifié par le tiraillement de mon combat intérieur. J’eus le sentiment que tous ces derniers mois se concentraient en cet instant présent, se cristallisant après de fines évolutions, d’invisibles transformations, jusqu’à cette ultime seconde. Je pouvais presque sentir mes pensées, mon esprit, mon âme se déchirer, attirés par deux pôles que tout opposait, mon corps sur le point de céder à son tour.

La comtesse se tut. Elle observa le feu, triste et épuisée. Ce feu dans lequel je venais de brûler les derniers souvenirs que j’aurais pu garder d’Hortense. Je détaillai sur le parquet marqueté les minuscules cendres qui s’y étaient déposées. Restait-il dessus, quelque part, une lettre, une courbe, un point, tracé des mains de mon amie ?

— Vous devez comprendre, Pierre, que je dis tout ceci pour votre bien. Ce... ce Duroc... voir ce démon vous tourner ainsi autour. Il va vous utiliser pour parvenir à ses fins, cela m’a déjà été répété. Ce... je ne peux le tolérer. Vous devez rester loin de lui, et…


C’en était trop ! Mes mains se crispèrent sur les accoudoirs de mon fauteuil et je lâchai, tranchant :

— Le directeur Duroc était à mon chevet, Madame. Il m’a retrouvé, m’a sorti des griffes du ministre Baroche et de toute sa clique !

Mon visage rougit. Je pointai un index accusateur vers mon interlocutrice, mes paroles se déversant en un flot incontrôlable, un torrent de colère, charriant des tombereaux d’immondices.

— Cette clique de libéraux... dont vous êtes, Madame ! Comment pourrais-je me sentir à l’abri près de vous alors même qu’à l’intérieur de votre parti se trouve un homme, le plus puissant après l’empereur, qui a juré ma perte !

— Pierre... tenta la comtesse, abasourdie.

— Je ne serai en sécurité nulle part tant qu’il sera au pouvoir. Vous n’avez pas réussi à me protéger de lui, vous n’y parviendrez pas davantage maintenant.

Madame de T. blêmit. Elle tremblait, le coin de sa bouche secoué par un tic nerveux.

J’aurais dû me taire, en rester là. Cesser ces paroles sans fondement uniquement guidées par ma propre peur. Je me savais ridicule, injuste, cruel. Mais je ne pouvais stopper cette machinerie infernale qui venait de se mettre en marche. Je me sentais au bord du gouffre. J’avais le sentiment de tout avoir perdu, j’avais subi, souffert, écouté, obéi. J’avais pris ma décision. J’allais décider de mes propres choix, au risque de me tromper et, si cela était, le payer chèrement.

Tel un automate actionné par une puissance extérieure, je me levai, hésitant, de mon fauteuil. Je me dirigeai vers Madame de T., désormais plus livide que jamais.

— Vous ne pouvez plus rien pour moi, murmurai-je. Plus je resterai près de vous… plus je risquerai ma vie. Vous m’avez apporté toute l’aide qu’il vous était possible, vous avez recueilli Hortense, vous lui avez permis de s’échapper, et pour cela, je ne vous remercierai jamais assez.

Je me reculai d’un pas en direction de la sortie. Ce simple geste me coûta tout l’effort du monde. J’eus l’impression de vouloir malgré moi résister, mes pieds englués au sol.

— Pierre, je vous en supplie, implora la comtesse. Vous ne pouvez dire cela, je peux encore…

— Vous ne pouvez plus, tranchai-je. Il n’existe qu’un seul homme dans tout cet empire capable de m’apporter l’aide nécessaire. Je... j’en suis navré, Madame.

Je sentais le chagrin prendre le dessus sur ma résolution. J’aurais pu attendre une poignée de minutes, peut-être aurais-je alors cédé ? Je me crispai, contenant mes émotions puis, après un dernier regard vers Madame de T., je tournai les talons, me dirigeant à grands pas vers la porte.

— Pierre, l’entendis-je murmurer, mon cœur se serrant de peine.

Je m’arrêtai, ébranlé par le ton de cette voix. L’image d’Hortense surgit dans mes pensées. Hortense perdue à des milliers de kilomètres de moi. Hortense en fuite. Hortense... dénoncée alors qu’elle se croyait en sécurité. La colère coula à nouveau dans mes veines. Je me retournai, pâle, tremblant, vengeur. Je crachai les mots comme autant de coups portés à celle qui fut ma protectrice.

— Et qui ? Qui aurait pu dire à votre cher ministre où se cachait Hortense ? Qui connaissait notre secret ? D’où la traîtrise a-t-elle bien pu venir ? Un de vos serviteurs, peut-être ? Une femme de chambre ? Votre majordome ? Ou pourquoi pas Hans, votre mari, ou même…

— Taisez-vous, Pierre ! gronda-telle. Je vous interdis !

—...vous, conclus-je, inconscient.

Elle s’immobilisa, sa poitrine se soulevant par à-coups. Nous restâmes ainsi, face à face, dans ce duel destructeur. La comtesse s’empara soudain d’une tasse de thé, la projeta dans ma direction avec toute la force de son courroux et de sa blessure. Je m’écartai, laissant le projectile poursuivre sa course, se fracasser contre le mur, derrière moi.

— Sortez d’ici ! hurla-t-elle, hors d’elle. Sortez d’ici et allez vous faire pendre, avec Duroc et toute sa clique !

Je fis demi-tour, drapé dans ma fierté. J’accélérai, quittai le salon sans un mot de plus ni un regard en arrière. Mes paupières me démangeaient, je reniflais des larmes contenues. J’enfilai les salles presque au pas de course, bousculant au passage le majordome de la comtesse. Je ne voyais plus que des ombres floues derrière la brume de colère et de tristesse qui avait envahi mon champ de vision.


Parvenu sur le trottoir, je restai planté, stupide. La nuit était tombée, le ciel bas et menaçant. Je levai les yeux, des nuages sombres roulaient les uns sur les autres au-dessus de Paris. Les lumières des fenêtres de l’appartement de Madame de T. se découpaient dans l’obscurité.

Je repris mon souffle, la colère redescendant lentement.

Qu’avais-je fait ? Qu’avais-je dit ? Comment pouvais-je me montrer aussi odieux envers la femme qui m’avait tout offert ? Si je faisais demi-tour, si je m’excusais, me confondais en pardon, comprendrait-elle les raisons de mon choix ?

Un klaxon résonna tandis que les premières gouttes de pluie s’écrasaient au sol. Le véhicule militaire, escorte personnelle allouée par Duroc, m’appelait. Rentrant les épaules, courbant l’échine, je pénétrai dans l’engin, sous le regard interrogateur des deux soldats à la vue de ma mine défaite et de mes yeux rougis.

— À l’école, leur lançai-je, aussi autoritairement que je le pus.

J’allais m’emparer de mon destin.

Pauvre fou que j’étais.

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