Chapitre 17: La demande

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Nous avancions le long d’un couloir désert. Nos pas résonnaient sur le marbre blanc, nos silhouettes se reflétant dans les vitres des portes-fenêtres.

— J’ai vu que tu as rencontré la princesse, me lança soudain Duroc.

— Disons cela, répondis-je, prudent.

— Méfie-toi. Elle est connue pour tisser ses toiles dans tout Paris, tu pourrais facilement te laisser prendre.

— Ses toiles ? Comment ça ? rétorquai-je, vexé par le ton un brin condescendant de mon interlocuteur.

Le directeur garda obstinément le silence, se contentant de hausser les épaules. J’optai pour une approche par le flanc, afin d’en apprendre plus.

— J’ai également rencontré son époux…

— Le prince Dolgoroukov ? Il la suit comme son ombre.

— Elle m’a dit qu’il était ambassadeur du Tsar ?

— De toutes les Russies, elle a ajouté, c’est cela ?

— Oui, acquiesçai-je. Mais... la Russie n’est pourtant…

— Plus un empire depuis cinquante ans, me coupa Duroc, c’est exact. Le Tsar n’est qu’un dirigeant fantoche qui gouverne un protectorat de l’empire. Mais nous le savons tous, les Russes sont d’indécrottables nostalgiques. Ils s’inventent des titres ronflants, des charges imaginaires et rêvent d’un passé qui n’est plus, noyé dans les glaces d’une rivière en crue.

— Mais ce titre, crus-je nécessaire de demander, ambassadeur ?

— Une pacotille de plus ! Le prince n’est que le représentant de ce pitoyable monarque auprès de l’Héritier, voilà tout ! Et si ça ne tenait qu’à moi, il serait en train de geler dans sa province arriérée.

J’assimilai ces informations, les rangeant avec soin dans les cases encore bien vides de mes connaissances politiques.

— Intriguent-ils, monsieur ?

— Mais ils intriguent tous ! s’emporta-t-il. Anglais, Russes, Américains, Italiens, Autrichiens ! Tous ! Ils n’attendent que de voir notre puissance faiblir pour se jeter sur nous. Et cette Dolgoroukov est experte en la matière. On sait qu’elle est parvenue à établir dans la capitale un réseau d’indicateurs de première main qui la renseignent en permanence sur les faits importants.

— En ce cas, pourquoi la convier à des réceptions comme celles qui ont lieu ce soir ? m’étonnai-je.

Duroc stoppa net son avancée, me prenant le bras dans sa forte poigne. Je me tournai vers lui, surpris par cette réaction et captai le regard amusé qui éclairait son visage.

— Mais parce qu’il est toujours préférable d’avoir les rats à portée de vue, Pierre. La princesse dans nos murs, nous pouvons la surveiller plus aisément. Nous avons aussi l’occasion de repérer certains de ses contacts dont nous ignorerions encore l’existence. Et plus que cela, c’est l’endroit idéal pour laisser filtrer les informations que nous voulons bien.

— Laisser filtrer les informations ?

— Bien sûr, se réjouit le militaire. Il y a ce que l’on peut dire, ce que l’on ne désire pas dire, et ce que l’on souhaite que nos ennemis apprennent. Et quoi de plus efficace qu’une discussion informelle entre deux coupes de champagne ? Une oreille qui traîne peut capter bien des renseignements... exacts, ou volontairement erronés.

— N’est-ce pas un jeu de dupe ? rétorquai-je, à moitié convaincu. La princesse est loin d’être une idiote, je pense, elle doit bien se douter de cela ?

— Et c’est là toute la finesse de l’espionnage, mon garçon ! s’exclama Duroc. Tout n’est que mensonge, manipulation, contre-vérités. Chacun avance tour à tour masqué ou à visage découvert, et l’art ultime est de ne jamais permettre à nos adversaires de savoir quand nous mentons et quand nous disons la vérité.

Il se tut, me fixant longuement. Je parvenais avec peine à me faire à l’idée de ce panier de crabes dans lequel ils trempaient tous. Et dans lequel je venais d’être jeté, à mon corps défendant.

— Mais nous pourrons deviser de tout cela plus tard, Pierre. L’Héritier nous attend, il n’aime pas patienter, et je déteste être en retard, trancha-t-il.


Nous arrivâmes dans une grande pièce située dans l’aile ouest de la demeure. Plusieurs militaires étaient installés dans de confortables canapés de velours. Il n’y avait d’ailleurs dans ces lieux que des officiers de haut rang : maréchaux, généraux, amiraux, un bataillon d’aides de camp chargés d’aller de l’un à l’autre. J’eus l’impression que tout l’état-major de l’empire se trouvait réuni entre ces murs. Je reconnus même certains d’entre eux : le maréchal Canrobert, gouverneur militaire de la capitale, le général Espinasse commandant la première armée, le maréchal Bazaine, responsable de la circonscription Est, l’amiral Hamelin, dirigeant la troisième flotte de l’Atlantique, et tant d’autres encore que je ne parvenais pas à identifier avec certitude. L’empire aurait pu se préparer sans peine à une guerre avec cette assemblée réunie.

Au milieu de ces médailles, épaulettes et uniformes chamarrés, trônait le prince Napoléon, debout face à une large table, entouré de ses plus proches. Celle-ci était recouverte par un empilement de cartes de l’empire, du Mexique et des États-Unis d’Amérique du Nord. La planète tout entière était condensée sur ces quelques centimètres carrés de bois et de papier.

Un officier nous annonça. L’Héritier leva la tête, le front plissé, l’esprit tout encore à son activité. Il ordonna de ranger les cartes avec diligence, pour les éloigner de mon regard, ou simplement faire place nette. Duroc échangea quelques mots avec l’illustre personnage, me laissant deux pas en arrière, libre d’observer les lieux, puis le prince nous invita à le suivre à l’écart des convives. S’arrêtant devant une table en acajou, il nous servit à tous les trois un verre de cognac, comme n’importe quel bourgeois en compagnie de proches.

— Buvons, jeune homme, lança-t-il. Buvons à l’empire, ainsi qu’à sa grandeur éternelle. Et à l’empereur, bien sûr.

Je levai mon verre, reprenant d’une voix rendue hésitante par l’émotion :

— À l’empereur.

Je trempai mes lèvres dans le liquide ambré et déglutis une gorgée. La force de ce cognac me raviva, envahissant mes papilles. Habitué à ingurgiter toutes sortes de breuvages depuis mon adolescence, de mauvais mélanges faits de patate, betterave ou autres fruits plus ou moins suspects, je dégustais pour la deuxième fois seulement de ma vie une boisson digne de ce nom. Moi qui demandais jusqu’à présent avant tout à l’alcool de ne pas me trouer la panse ni de me vriller le crâne le lendemain.

— N’y prenez pas trop goût, jeune homme, reprit notre hôte. Il ne reste plus qu’une bouteille de ce cognac dans tout l’empire. Celle-ci a d’ailleurs connu la campagne d’Égypte de mon illustre oncle, pour tout vous dire.

Une étincelle illumina l’œil de mon interlocuteur à l’évocation de ce glorieux passé. Une forme d’envie traversa ce regard, avant que le prince n’affiche à nouveau un large sourire, en apparence satisfait à la vue de ma réaction de surprise : je m’étais en effet retenu de déglutir une nouvelle gorgée, comme pétrifié par l’origine de ce nectar.

L’Héritier nous pria de nous installer dans des fauteuils placés en arc de cercle. Je savourais ce moment privilégié, que l’attention de l’illustre personnage renforçait, tandis qu’à l’autre extrémité de la salle les militaires poursuivaient leurs conciliabules et avaient repris l’étude des cartes d’état-major.

Je gardai le silence, bien trop impressionné pour parler, observant les deux hommes à mes côtés. Je tentai de ne pas bouger, l’immobilité me garantissant, je m’en persuadai, une contenance acceptable. Ma main refusait de toute façon de porter à nouveau le verre de cognac à mes lèvres : j’en étais presque à m’imaginer le garder soigneusement, telle une relique des temps passés que j’aurais pu admirer pendant des années.


Le prince ne me quittait pas des yeux, plongeant son regard azur dans le mien, augmentant plus encore mon inconfort.

— Monsieur Sauvage, je ne sais si vous comprenez bien à quel point vous avez pu contribuer à l’avancée de notre cause.

Sa voix douce m’enveloppa de ses charmeuses intonations. Je frémis sans parvenir à me contrôler, me raidissant dans mon fauteuil. Le directeur m’avait déjà exposé ces faits, à peine une heure plus tôt. Je m’attendais, bien sûr, à ce que notre hôte abordât ce sujet avec moi, Duroc me l’avait annoncé, je m’y étais préparé. Mais, étourdi et déstabilisé, je pris alors seulement la pleine conscience de la raison de notre entretien.

— Je regrette, soyez-en assuré, les peines et les souffrances qui ont été les vôtres, poursuivit le prince. Si j’avais pu vous les épargner, je l’aurais fait. Il marqua une pause. Même le colonel Duroc a eu besoin de plusieurs semaines pour vous retrouver.

L’intéressé rougit, se renfrognant dans son siège.

— Mais comment savoir ce que Baroche allait vous faire subir ? compléta l’Héritier d’un ton grave. Comment prévoir une telle ignominie ?

Il reposa brusquement son verre sur l’accoudoir, projetant quelques gouttes du breuvage alentour. Son regard s’illumina à nouveau, cette fois d’une colère montant à mesure que sa voix devenait plus dure.

— Il a osé vous emprisonner, au nom d’une vengeance infondée ! Sans jugement ni enquête, comme un monarque du siècle passé l’aurait fait à l’aide d’une lettre de cachet. Il vous a infligé mille tortures pour vous amener à avouer un meurtre que vous n’aviez pas commis ! C’est un crime ! Baroche est un lâche ! Lui, ainsi que toute sa clique ne sont que des lâches ! Mais ses méfaits ne resteront pas impunis, je vous le promets.

Le verre se brisa, cédant sous un ultime coup de rage. Le liquide se répandit sur le tapis, probablement hors de prix.

— Il lui en coûtera d’avoir agi ainsi. Déjà, une partie de ses actes se répète sous le manteau, mais nous n’en resterons pas là, n’est-ce pas, Duroc ?

— Oui, Votre Excellence, confirma le directeur.

— La presse sera informée, poursuivit l’Héritier. La cour, l’empereur, en seront avisés. Et lorsque mon cousin aura pris connaissance de tout cela, il ne pourra que constater l’étendue de la pourriture qui a envahi son entourage, et punira cette perfide engeance !

Je blêmis. Pour la deuxième fois dans la même soirée, on m’annonçait que, non content de m’être fait malgré moi un ennemi puissant, je me trouverais, au moins pour partie, à l’origine de sa chute, et peut-être de tout son gouvernement. Effrayé, une sueur glacée sinua dans mon dos, tandis que mon sang refluait de mes extrémités, mon cœur s’accélérant dangereusement. Le prince nota ce brusque changement. Il se pencha vers moi, à nouveau calme et rassurant.

— Mais n’ayez crainte, reprit-il. Ces révélations ne pourront que vous protéger. Baroche et les siens affaiblis, ils ne pourront plus rien contre vous. Chassé du pouvoir, il aura bien d’autres préoccupations. Vous y veillerez, colonel ? ajouta le prince, d’un ton empli de menace.

— Oui, Votre Excellence, confirma à nouveau Duroc. Nous avons plusieurs… dossiers à son sujet, particulièrement compromettants, que nous pourrons dévoiler en temps voulu.

Une fois de plus, l’Héritier avait repris les propos du directeur. Je ne ressentais plus le doute que j’avais éprouvé dans le fiacre. Le prince dégageait une telle assurance, une telle aura de persuasion et de certitude, que je me laissais avec plaisir bercer par ses propos, convaincu de leur justesse et de leur réalité.

— Voilà donc qui est parfait, reprit notre hôte, après un instant de silence. Nous avons toute confiance en vous, Monsieur Sauvage. J’ai voulu cet entretien, car il était important pour moi de vous rencontrer, mais surtout de vous faire comprendre que nous allions vous protéger, ainsi que nous le faisons depuis votre… retour.

— Ce dont je vous remercie, Votre Excellence, réussis-je à articuler.

L’homme sourit, de ce sourire qui semblait irradier de toute son âme.

— Notre collaboration commune nous sera à tous bénéfique, soyez-en certain. Je dois à présent vous quitter, je vois d’ici ces messieurs s’agiter à m’attendre. Colonel, je vous laisse entretenir notre ami de ce dont nous avons parlé tout à l’heure, n’est-ce pas ? Monsieur Sauvage, ce fut un plaisir que j’espère partagé, et je souhaite pouvoir vous rencontrer à nouveau très prochainement.

Avant même que je ne puisse répondre, le prince se leva, nous adressa un signe de tête parfaitement maîtrisé, puis rejoignit de sa démarche lente le groupe d’officiers faisant les cent pas devant la grande table centrale.


Duroc me donna une légère tape sur l’épaule, tel un hypnotiseur après une séance, avant de m’entraîner à sa suite vers la sortie du salon. À nouveau dans le long couloir que nous avions emprunté à l’aller, il se tourna vers moi, le visage grave, les sourcils froncés.

— J’espère que tu as compris l’importance de ce qui a été dit, Pierre. Et la nécessité absolue de ne parler de tout cela à personne ?

J’opinai du chef, muet.

— Tu fais désormais partie de notre famille, souligna-t-il.

Duroc, peu habitué à user de mots inutiles et perdre son temps dans des discours sans fondement, avait pris soin d’employer ce terme de famille, connaissant mon histoire personnelle probablement bien mieux que quiconque.

— Par ailleurs, reprit-il, le prince souhaite que notre école devienne le fer de lance du nouvel élan qui sera bientôt insufflé à l’empire tout entier. Il m’a chargé pour cela de sélectionner un groupe d’élèves sûrs et fidèles qui partageraient nos idées et sur lesquels il pourrait compter en cas de besoin. Ils serviront de colonne vertébrale à la nouvelle organisation de notre école, et veilleront à ce que nos principes soient respectés comme il se doit.

Duroc marqua une pause, me permettant d’intégrer ces éléments. Il me fixa du regard, se rapprochant un peu plus de moi, posa sa main sur mon bras, avant de reprendre, d’une voix sûre :

— Je souhaite que tu en fasses partie. Et que tu en sois leur chef. Acceptes-tu ?

Les mots claquèrent dans le silence qui nous entourait. J’aurais voulu m’accorder le temps de la réflexion, étudier à tête reposée toutes ces informations se succédant en cascade dans mon esprit. Les soupeser, les décortiquer.

Les yeux du directeur ne me quittaient pas. Je sentais la pression de sa main sur ma chair. Ce contact physique décupla la fierté que je ressentais, malgré l’appréhension qui me tenaillait. Je faisais partie de leur famille, m’avait-il affirmé. Notre famille. J’avais rencontré l’Héritier, il m’avait prêté toute son attention, et on me demandait à présent de prouver mon désir d’appartenance à ce parti.

— Oui, lâchai-je dans un souffle.

Un profond sentiment de bien-être et de satisfaction m’envahit. Je savais au plus profond de mon être que je venais de prendre une décision d’importance. La bonne décision.

Duroc sourit, m’adressa un signe de tête en guise de remerciement.

Sans un mot de plus, nous reprîmes notre chemin.




FIN DE LA TROISIEME PARTIE

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