Chapitre 5: L'arrestation
22 décembre 1864
La rumeur enflait dans les rues de la capitale, se répétait de bouche à oreille. Encore simple murmure flottant au gré du flux des passants, elle prenait son essor. Débouchant des faubourgs, elle avait envahi les artères, désormais pleine de sa toute-puissance. Elle s’insinuait dans les ruelles des quartiers chauds, se répandait dans les riches demeures du quartier protégé, à l’ouest, soufflait entre les murs des bâtiments impériaux.
Derrière elle suivait le cortège des commentaires et des doutes. D’aucuns affirmaient en savoir plus, inventaient mille fioritures justifiant leurs propos. Les faits se modifiaient, les protagonistes s’interchangeaient. Celui-là se vantait d’avoir un ami, un frère, un voisin, qui avait assisté à la scène... Tel autre, plastronnant, annonçait s’être lui-même trouvé au premier rang des spectateurs, et pourquoi pas, toute honte bue, parmi les acteurs principaux.
On s’opposerait ensuite, on en viendrait aux mains. Des rixes éclateraient entre partisans et détracteurs. Et par-delà toute cette agitation, ne resterait plus qu’un sentiment de peur, une crainte profonde, instinct de survie qui verrait les habitants se claquemurer derrière leurs portes, dans l’attente des inévitables événements à venir.
Ignorant encore tout de ces événements, Louis et moi revenions d’une mission de routine auprès du maréchal Canrobert, gouverneur militaire de Paris. Chargés par le colonel Duroc de lui apporter deux enveloppes scellées, je m’étais imaginé messager d’importance permettant à notre bord de prendre connaissance d’informations capitales. Mais peut-être n’avions-nous entre nos mains qu’une simple liste de fournitures, inventaire des stocks de sous-vêtements de l’école, de ses réserves de petits pois ou de saindoux ?
Notre mission achevée, nous attrapâmes un omnibus qui nous ramènerait vers le Quartier latin. Serré dans la cabine bringuebalante, et devant le silence de Louis, je décidai d’observer les voyageurs autour de nous. Ouvriers, artisans, femmes ceinturées par leurs marmots, étudiants chantants et riants. Nulle trace des catégories aisées : elles préféraient la douceur discrète des fiacres à la cohue des transports publics.
Mes pensées s’échappèrent à nouveau, bercées par les paroles de mes voisins et le cahotement du véhicule. Le matin même, le colonel m’avait informé de la progression de notre cause, rapportant combien en haut lieu on se trouvait satisfait de moi, combien lui-même se flattait de ce que nous avions accompli pour l’école. Notre phalange, affirmait-il, restait de loin la plus complète et la mieux organisée de tout Paris.
Orgueilleuse estime me permettant de lutter contre les doutes soulevés depuis mon éprouvante dispute avec mes amis. Doutes, également, au sujet de Hortense, ma douce amie dont je restais encore sans nouvelle, sans cesser de harceler le colonel à son sujet. Doutes, enfin, menaçant de me submerger, depuis la soirée de la veille chez la comtesse et la leçon que j’avais reçue.
Je reportai mon attention sur Louis, toujours plongé dans ses pensées. Il ne paraissait apaisé que lorsqu’il s’occupait de notre groupe : auxiliaire efficace, organisé et disponible, il anticipait alors nombre de mes besoins. Je m’avouais le laisser effectuer les tâches les plus ingrates, dont il s’acquittait sans broncher avec un zèle exemplaire. Je connaissais au moins l’une des raisons de cet état d’esprit : son père appartenait encore aux libéraux. Aider l’autre camp, c’était aussi combattre ce paternel honni.
Les conversations enflaient, autour de nous. Je tendis l’oreille, intrigué par ces discussions clandestines s’agitant à mesure que de nouveaux voyageurs montaient à bord. Je n’en comprenais pas leur sens, dans le brouhaha et le vacarme de notre tramway.
Notre station approchait, nous ne pouvions nous éterniser. Comme à mon habitude, je me frayai un chemin jusqu’à la plateforme arrière et sautai de celle-ci avant même que l’omnibus ne s’arrêtât. Aucun intérêt à cela, si ce n’était l’excitation du risque et la fierté bravache, et un brin puérile, de démontrer mon agilité. Louis, plus sage ou moins téméraire, attendit que le tramway s’immobilisât pour descendre et me rejoindre. Je l’accueillis, large sourire goguenard sur le visage, ne refusant pas une occasion de le chahuter un peu :
— T’as vu, la vieille avec sa canne ? lui lançai-je. Elle a réussi à sortir avant toi. Bientôt, il restera plus que les morts ou les culs-de-jatte, pour descendre après toi.
Je lui donnai un coup de coude amical dans les côtes, avant de reprendre :
— En même temps, pour les culs-de-jatte, j’ai un doute…
Louis haussa les épaules, daignant à peine me répondre.
— En attendant, je ne finirai pas la tête écrasée comme un melon trop mûr sous les roues d’un de ces engins ! grinça-t-il, desserrant les dents pour la première fois de la journée.
— Bah ! rétorquai-je. Quitte à y passer, autant que ça soit en beauté, non ? Je vois d’ici les titres dans les journaux : un jeune élève prometteur — c’est moi — retrouvé haché menu par un tramway ce matin. Avoue quand même que ça serait pas mal, tu crois pas ?
Je ne pris même pas la peine d’attendre la réplique de Louis, l’évocation du journal me rappelant l’agitation de la populace. Je m’avançai sur le trottoir et alpaguai un gamin occupé à vendre ses papiers à la criée.
— Qu’est-ce que t’as dans ta feuille de chou, petit ?
— Ça m’sieur, pour le savoir, faut cracher au bassinet, me rétorqua le poulbot, l’œil malicieux, ponctuant sa réplique d’un adroit jet de morve dans le caniveau.
— Et si je veux pas payer ? lançai-je.
— Ben, dans c’cas, j’irai jusqu’à votre école avec ma bande, pis on vous punira !
— Ha oui ? Dans mon école ? Me punir ?
— Oui, m’sieur. Vot’ uniforme laisse pas trop d’doute de là où vous v’nez. Et pour c’qui est de punir, le dernier qu’a voulu essayer d’m’avoir, on est allés chier sur son perron tous les jours pendant un mois. J’crois qu’il recommencera plus, ponctua le môme d’un diable de sourire d’enfant de chœur.
Je m’amusai de tant de gouaille et d’audace. Ces vauriens avaient une sale réputation : on les accusait de mille maux, allant du simple vol de bourse jusqu’à des histoires de meurtreries. J’éprouvais cependant une forme de tendresse à leur égard : chaque fois que je croisais une de ces terreurs, je ne pouvais m’empêcher de penser que j’aurais pu, moi aussi, tourner ainsi et hanter les rues de ma ville, si l’empire ne m’avait pas offert asile.
— Bon, voilà deux sous, pour ta peine, et pour ton bavoir, conclus-je, lançant la ferraille en direction du gamin.
Il attrapa les piécettes au vol, me jeta un exemplaire dans les mains et repartit aussi sec, hurlant à pleins poumons pour appâter le chaland.
Je dépliai avec impatience le journal et restai stupéfait à la lecture de la phrase occupant la une :
« Arrestation du ministre Baroche !
Le gouvernement sur le point de démissionner :
Crise majeure à la tête de l’empire. »
L’article présentait ensuite les détails : la pression médiatique qui pesait sur le ministre avait fait remonter plusieurs affaires, des dossiers de corruption enterrés, de détournement de fonds et d’abus de pouvoir. La liste devenait chaque jour un peu plus longue, et affaiblissait d’autant l’homme politique. Le coup de grâce fut asséné par la découverte de lettres, écrites de sa main, visant à entamer des négociations avec la reine d’Angleterre réfugiée dans son réduit canadien. Les tractations, selon le journaliste, avaient pour objectif de remettre le monarque, dont le grand-père avait été défait par Napoléon en 1805, à la tête de son île. Baroche, en échange de plusieurs millions de francs, prétendrait que l’occupation outre-Manche devenait un gouffre financier que l’État ne pouvait plus supporter. Il entamerait alors des négociations pour permettre à l’Angleterre de quitter le giron de l’empire, sa reine désormais sur son trône.
J’en restai bouche bée ! L’affaire me paraissait trop grosse pour être vraie. Mais la reine Victoria, tout de même ! Régnant sur de misérables arpents de terre aride, recouverts de glace et de neige une bonne partie de l’année. Victoria, avec qui nous nous trouvions officiellement toujours en guerre, et qui n’avait eu de cesse de manigancer et conspirer contre l’empire français, appuyé en sous-main par les Américains, bien trop heureux de fragiliser leur puissant rival.
Comment des Français, serviteurs de l’État, pouvaient ainsi effacer un demi-siècle d’histoire ? Revenir sur les conquêtes du grand empereur, balayer cette victoire cruciale qui avait tracé le destin de la France et redessiné les frontières du monde !
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’interrogea Louis.
Je lui tendis le journal, froissé sous le coup de la colère.
— Regarde !
Sa lecture achevée, le visage de mon ami devint de marbre.
— C’est une forfaiture ! gronda-t-il. Comment ont-ils pu ? L’empereur…
— Je ne sais pas, hésitai-je. Mais en tout cas l’empereur, une fois au courant, n’a pas eu d’autre choix que de désavouer son ministre et de signer son arrestation. C’en est fini des libéraux au pouvoir.
Je songeai combien le colonel avait eu raison. Laisser l’empire aux mains de ces traîtres n’était plus possible, sans risquer de le voir sombrer. Je savais bien d’où provenaient ces informations, qui avait été à l’origine des fuites dans la presse. Duroc et son réseau avaient mis le plan de l’Héritier à l’œuvre. La campagne de dénigrement à l’encontre de Baroche et de ses alliés trouvait là son point culminant, le début de la chute de son parti.
Des groupes se formaient dans les rues, des regards emplis d’animosité s’échangeaient entre les attroupements. D’autres habitants préféraient la sécurité de la fuite, rasant les murs dans l’espoir de rejoindre leurs demeures au plus vite.
Nous reprîmes notre chemin, hâtant le pas : le quartier des universités où se trouvait notre école avait de tout temps été le lieu principal des contestations. Les étudiants avaient toujours montré une appétence certaine pour la politique, ou tout du moins, pour le chahut.
— On ferait mieux de pas traîner, si on veut pas se retrouver dans une rixe, lançai-je à mon ami.
À cet instant précis, une bande d’élèves déboucha d’un coin de rue. Remontés, ils dénonçaient l’arrestation du ministre, vociférant et jurant à tour de bras. Impossible de fuir, ils nous coupaient la route.
— Hé, regardez-moi ça, les gars, les jolis uniformes ! cria un des excités.
— J’ai toujours trouvé qu’ils se donnaient un air, ceux-là, ajouta un autre membre du groupe.
Je feignis de les ignorer et, pour une fois, Louis en fit de même. Nous nous apprêtions à changer de trottoir sans un mot ni une remarque, quand je reçus un projectile dans le dos. Je me retournai avec vivacité, affrontant le regard goguenard de nos opposants. Je repérai à mes pieds la bouteille de vin encore aux trois quarts remplie qu’on venait de me jeter. Voilà au moins qui expliquait pourquoi la troupe, enivrée par l’alcool, semblait si encline à l’affrontement.
— Qu’est-ce que t’as, le miteux ? T’aimes pas les cadeaux ? me lança un des comparses sous le rire gras de ses camarades. C’est peut-être trop bien pour toi, l’ingéchieur ?
Je soupirai, feignant de reprendre un regard avenant. Louis, planté à mes côtés, se tenait les poings serrés, prêt à leur tomber sur le râble. À deux contre six, nous n’avions aucune chance de nous en sortir, mais il ne serait pas dit que nous n’aurions pas cédé sans nous battre. De toute façon, la fuite ou les palabres ne serviraient à rien.
Nos adversaires, ayant trouvé une proie facile, voulaient en découdre et s’étaient approchés à moins de deux pas de nous.
Je me ruai sur le premier des étudiants, l’assommant net d’un violent coup de poing. Profitant de l’effet de surprise, Louis fit de même, son opposant s’effondrant à terre.
Fin de notre avantage.
Les quatre autres avinés nous tombèrent dessus, hurlant de tous leurs poumons. Ils tenaient plutôt bien malgré leur imprégnation, et nous essuyâmes rapidement une nuée de coups désordonnés. Je tentai de m’économiser, parai les assauts les plus dangereux, réussissant à quelques occasions à toucher, sans bien savoir ni qui ni comment.
Nous allions plier. Mon camarade s’était placé dans mon dos, et les deux estourbis avaient repris connaissance, se joignant à la mêlée, emplis d’une rageuse vengeance.
— À la cause ! entendis-je hurler sur ma droite. On attaque les nôtres !
Un groupe d’élèves de l’académie militaire se ruait vers nous. La cavalerie, ne pus-je m’empêcher de penser. Je les reconnaissais : ils faisaient partie de la phalange de leur école. Armés de bâtons, ils mirent rapidement les étudiants en déroute, sans toutefois se risquer à poursuivre les désormais fuyards.
Le chef des élèves officiers s’approcha de moi, alors que je reprenais mon souffle, faisant un inventaire de mes blessures.
— C’est pas passé loin, me lança notre sauveur.
— Merci à vous, répondis-je. Ils nous sont tombés dessus et nous auraient écrasés, sans votre intervention. Je ne sais pas ce qui leur a pris…
— Cherche pas, rétorqua le cadet. Tout le monde s’excite, depuis quelques heures.
Il désigna ses camarades revenus à notre hauteur, occupés à surveiller les alentours.
— On nous a demandé de venir patrouiller dans le quartier des universités, par mesure de précaution. Il m’adressa un clin d’œil. Je crois que l’idée était bonne.
Il fit jouer son bâton dans sa main, sourire de satisfaction aux lèvres. Il désigna un insigne représentant un aigle aux ailes déployées, planté sur sa poitrine.
— On doit tous porter ce signe distinctif, maintenant. On va vous escorter à votre école, pour plus de sécurité, si ça ne vous dérange pas.
J’opinai du chef, rassuré et surpris. Un signe distinctif ? Sécuriser le quartier ? Notre organisation allait donc prendre tout son sens dès aujourd’hui ? Je frissonnai, mi d’impatience, mi de crainte pour ce qui allait advenir.
Sans un mot, aux aguets, nous retournâmes ainsi escortés jusqu’à notre école, tandis que la cité grondait un peu plus fort à chaque instant.
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