Chapitre 10: Embuscade

7 minutes de lecture

Nous progressions avec prudence le long du boulevard des Noyers : je n’avais pas eu le courage d’emprunter à nouveau la rue des Écoles, cette rue qui avait vu notre fuite la veille, là où s’était effondrée ma première victime.

Nos deux colonnes longeaient les murs, chaque côté surveillant les fenêtres opposées. La tension se ressentait dans nos rangs, les visages restaient crispés. Le contact de notre fusil et la présence de nos camarades parvenaient tout juste à nous rassurer. Charles marchait derrière moi, Louis menait la colonne de droite, et je ne quittais pas des yeux nos deux éclaireurs, attentif au moindre de leurs signes, l’oreille tendue, à l’affût de tout bruit suspect. Nous pouvions à tout instant à tomber sur une bande armée ou un groupe de maraudeurs.

Le temps s’était réchauffé et le soleil, désormais, perçait à travers les nuages. Mais les lieux demeuraient déserts. Aucun passant, aucun curieux aux fenêtres. Les devantures des magasins restaient fermées, alors que midi approchait. Certaines étaient enfoncées, les échoppes dévastées. De nombreuses marchandises jonchaient le sol, abandonnées dans la neige fondue.


Nous arrivâmes à hauteur du boulevard Sébastopol, là où nous avions pour la première fois rencontré les révoltés. Une éternité me séparait de cet événement. Des barricades désertées obstruaient en partie l’artère, des hôtels particuliers achevaient de se consumer, ravagés par la foule. De nombreux cadavres jonchaient la chaussée: bourgeois qui n’avaient pas fui assez vite, intendants détestés ou contremaîtres honnis, ils gisaient, meurtris et en partie dénudés. Je frémis en observant les traces de la furie des émeutiers, et priai pour que nous ne croisions aucun corps de femme ou d’enfant.

J’arrêtai notre troupe avant de nous engager dans cet espace exposé : nous devions traverser le boulevard pour pouvoir remonter en direction de la Seine et rejoindre les quais, comme Duroc me l’avait ordonné. Je me tournai vers Charles, marqué par la scène.

— Tout va bien ? m’inquiétai-je.

— Oui, murmura-t-il d’une voix sourde. C’est juste que… je ne pensais pas… ils sont devenus fous.

— Ou quelqu’un les a rendu fous, rétorquai-je.

— C’est possible, opina-t-il. Je savais que le peuple souffrait, que la colère grondait, mais j’aurais jamais pu imaginer une telle explosion de violence.

— Les agitateurs ont bien fait leur travail, grinçai-je.

Charles se troubla, ses yeux m’évitèrent un instant.

— Il faudra du temps avant que ça puisse s’apaiser, beaucoup de temps, conclut-il dans un souffle.

J’acquiesçai, silencieux.


Nous ne pouvions nous attarder. La place en apparence dégagée, notre troupe traversa rapidement la chaussée. Parvenus sans encombre de l’autre côté, nous nous abritâmes dans une ruelle, guettant tout signe de mouvement.

— On poursuit vers le fleuve, ordonnai-je une fois rassuré.

À cent mètres environ du quai des Augustin, nous entendîmes les bruits d’une grande agitation. Au nord-ouest, le ciel s’obscurcissait d’une fumée noire. Les Tuileries. Le colonel avait dit vrai, le palais impérial devait brûler d’un feu d’enfer. Les images des révolutions du siècle dernier s’imprimèrent dans mon esprit. Voilà ce que les protagonistes de cette époque avaient pu ressentir : excitation vengeresse ou peur viscérale, selon le bord auquel on appartenait.

— On n’a pas beaucoup de choix, murmurai-je à Louis.

Il opina du chef, conscient de la situation. Au nord se trouvait la pointe de l’île de la Cité. Au-delà, la partie arrière du Louvre. Une foule devait assister à la destruction de la demeure impériale, et notre petite troupe, de l’autre côté de la Seine, serait bien trop visible.

— J’ai peur que la descente par les quais soit trop dangereuse, poursuivis-je.

— À mon avis, il est préférable de passer par les ruelles du quartier, approuva mon camarade, l’air grave.

Malgré le risque de nous retrouver piégés dans des chemins étroits, nous choisîmes de continuer en direction de l’ouest, longeant le fleuve à bonne distance. À hauteur des Tuileries, des tirs de fusil, des explosions, des hurlements. On se battait, par là-bas. Probablement la garnison, assaillie et vendant chèrement sa peau. Je repensai aux paroles de Duroc. Nous ne pouvions intervenir, au risque de périr nous-mêmes sous le nombre.

Le cœur lourd, nous continuâmes à progresser.

Un coup de feu éclata. Bien trop près.

Un camarade tomba, touché en pleine poitrine.

Un déluge de fer s’abattit sur nous.

Une embuscade !

Deux autres membres de notre groupe s’effondrèrent, tués net. Le reste trouva refuge dans des recoins, de chaque côté de la rue. Son étroitesse serait notre salut : les assaillants, dissimulés dans les étages des immeubles alentour, ne pouvaient plus nous voir, leur champ de vision obstrué.

Nous devions à tout prix nous dégager. Je risquai un coup d’œil, couvert par un tir de barrage du groupe de Louis, en face de moi. Des éclats de pierre et de bois s’envolèrent sous les impacts des balles. Je repérai deux canons de fusils à vingt mètres environ, trois étages au-dessus de mon ami. Louis fit de même : ils étaient cinq de notre côté, à peu près au même niveau. Ils avaient l’avantage de la position, mais nous restions plus nombreux qu’eux.

— On va se faire écharper ! grogna Charles en esquissant un mouvement de recul. Faut se tirer d’ici avant qu’ils nous descendent tous !

— Bouge pas, lui ordonnai-je, l’empoignant fermement. Si tu sors de là, ils vont te trouer. Laisse-moi trouver une solution.

Je réfléchis aussi vite que possible. Nous ne pouvions leur tirer dessus et ils se trouvaient trop en hauteur pour que nous puissions leur lancer des grenades. La fuite nous transformerait en cibles faciles, comme ces lapins de garenne détalant en plein champ à l’arrivée du chasseur. Il ne nous restait plus qu’à les débusquer.

Une charrette emplie de paille abandonnée dans la rue fit notre bonheur. J’ordonnai d’y mettre le feu, et bientôt une fumée épaisse et suffocante s’éleva vers le ciel. Nous ne voyions plus nos adversaires, mais ils se trouvaient eux aussi aveuglés. Je lançai à Louis un message où je lui décrivais mes consignes : nous monterions chacun de notre côté avec un groupe d’assaut prendre nos opposants à revers. Tous ces bâtiments communiquaient entre eux, nous devrions nous frayer un chemin sans trop de difficulté. Le reste de la phalange demeurerait à couvert, nous protégeant par un feu nourri vers les fenêtres.


Je fis ouvrir la double porte au pied de laquelle nous avions trouvé refuge. Un couloir sombre menait vers une cour. De là, un escalier extérieur desservait l’étage où devaient se tenir nos adversaires.

— Plus un bruit, murmurai-je. S’ils nous entendent, on y passe. Posez tout ce qui pourrait vous gêner: ceinturons, paquetage, munitions. On avance en file indienne et on se tient prêt.

Chacun retira le superflus, puis se plaça comme nous l’avions déjà répété tant de fois durant nos entrainements. À son grand désarroi, je plaçai Charles, le moins expérimenté d’entre nous, en queue de notre colonne. Je gravis en tête les marches de bois, essayant de repérer à l’avance celles qui grinceraient sous mon poids, priant pour que nos ennemis ne décident pas de se replier par ce chemin, ou nous attendent en embuscade sur le palier. La situation se transformerait alors en un carnage dans nos rangs. Nous dépassâmes les deux premiers paliers sans encombre, guettant le moindre mouvement, le moindre son suspect.

Je m’arrêtai au troisième étage, le souffle court. Aucune présence hostile. Nous avançâmes avec prudence, nous guidant au bruit des tirs vers une porte entrouverte cinq mètres plus loin. Je jetai un coup d’œil rapide dans l’entrebâillement. Ils étaient là. Cinq en tout, comme prévu, occupés à viser nos compagnons en contrebas. Ils semblaient jeunes, peut-être passablement avinés. Des ouvriers, en toute apparence, certainement peu habitués au maniement des armes. Je fis placer mes camarades de part et d’autre de l’ouverture. Nous avions convenu que nous attaquerions les premiers, mais de là où je me tenais, je ne savais pas si Louis se trouvait également en position.

Impossible d’attendre, nous pouvions être repérés à tout instant. Je donnai le signal de l’assaut. Falafe, expert en la matière, lança une grenade dans la pièce. Elle roula au sol, achevant sa course entre les jambes d’un des embusqués. L’explosion ébranla les murs du bâtiment, emplissant la pièce d’une fumée épaisse. Nous nous précipitâmes à l’intérieur, baïonnette au canon, hurlant à pleins poumons, tant pour effrayer nos adversaires que pour évacuer la tension accumulée.

L’un d’eux fut tué net par la grenade, deux autres tombèrent sous nos balles. La fumée emplissait l’espace réduit, je n’y voyais déjà plus. Je tirai, blessant l’un des deux survivants à la cuisse. J’entendis des coups de feu, de l’autre côté de la rue, baissai la tête par réflexe. Un corps portant un tablier de cuir passa par-dessus la fenêtre d’en face. Louis avait pu attaquer.

Je reportai mon attention autour de moi. Le calme était déjà revenu. Nos deux derniers adversaires gisaient sur le sol, le crâne réduit en bouillie pour le premier, le ventre percé de part en part pour le second. L’assaut n’avait pas duré plus de cinq minutes. Mes camarades, silencieux, pâles, observaient le spectacle, pointant leurs fusils sur les cadavres.

En face, le silence, également.

— Halte au feu ! criai-je de toutes mes forces à l’attention de mes camarades dans la rue. Il y a plus de danger.

Nous descendîmes retrouver nos compagnons, encore transcendés par l’excitation de l’affrontement.

— Henry, Édouard, ordonnai-je en désignant deux membres de la phalange légèrement blessés. On va placer les corps de nos camarades à l’abri. Vous irez ensuite à l’école faire votre rapport au colonel et chercher des renforts pour les rapatrier. Les autres, récupérez les munitions, on se remet en route.

Mes consignes me parurent froides, sans âme, mais je ne pouvais me permettre de sentiments. J’avais la responsabilité de mon groupe, on attendait de moi, pensai-je, que j’agisse comme tel.

Je m’approchai de Charles et de Louis, adossés côte à côte contre un mur.

— Merci à vous deux, murmurai-je dans un sourire fatigué. Vous m’avez été d’une aide précieuse.

Charles m’adressa un regard chaleureux, Louis me fixa de ses yeux vides, l’esprit encore perdu dans les récents affrontements.

Nous venions de vivre notre premier véritable combat, et nous avions survécu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Pierre Sauvage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0