Chapitre 14: La barricade (2)
Le clairon sonna au loin, derrière moi. Il avait dû franchir plusieurs continents avant de parvenir à mes oreilles tant il me semblait éloigné.
Le signal du repli.
— En arrière ! criai-je à mes compagnons les plus proches. En arrière !
Pourquoi cet ordre ? Au milieu de la mêlée, je n’avais pas l’impression que nous étions en train de perdre la partie. Peut-être un danger nous menaçait-il ? Une arrivée en masse d’émeutiers, affluant des quartiers limitrophes, sur le point de nous submerger ?
Nous refluâmes dans le désordre, talonnés par les révoltés dont la fureur augmenta à nous voir reculer. L’espoir d’une victoire les galvanisait, malheur aux soldats qui tombaient entre leurs mains. J’aidai certains de mes camarades à se dégager, à grand renfort de coups de sabre, veillant à ne pas me faire distancer. Tout plutôt que de me retrouver prisonnier de ces enragés !
Martin me rejoignit. Il soutenait un de ses cadets blessé au ventre. Mon ami était rouge de sueur, son uniforme déchiré en plusieurs endroits, taché, ne ressemblait plus à celui d’un élève officier. Il m’adressa un sourire, épuisé et crispé. Je lus dans son regard une inquiétude quand il m’observa à son tour. Le spectacle que j’offrais ne devait pas être bien rassurant.
— Jolie bagarre, me lança-t-il. Autre chose qu’à la taverne, hein ?
Je le connaissais assez pour savoir qu’il ne faisait preuve d’aucune vantardise. Juste la volonté, une fois de plus, de détourner notre attention et faire refluer notre peur. Incapable de parler, la bouche sèche et pleine de poussière, j’approuvai en silence, courant vers nos lignes, la tête rentrée dans les épaules afin d’éviter un tir malheureux.
Je dépassai quatre mitrailleuses apportées de ce côté-ci de la barricade. Montées sur des affûts de canon, elles attendaient l’ordre de se mettre en action.
Voilà quelle était la raison de notre retraite.
Nos troupes s’engouffraient dans la brèche désormais élargie, escaladaient l’édifice installé par les émeutiers, s’arrêtaient à l’abri des engins de mort. Je m’immobilisai, à mon tour. Nos adversaires chargeaient, persuadés de nous bousculer. Le flot hurlant se ruait vers nous. Je ne pouvais les quitter des yeux, fasciné par cette tempête prête à nous engloutir. Les premiers des révoltés aperçurent les canons. Ils voulurent stopper, reculer. Ils crièrent, conscients du danger, incapables de résister à la force de la marée qui les poussait vers nous.
Le crépitement des mitrailleuses emplit l’atmosphère. Les quatre engins s’étaient mis en action, les balles sifflaient à une vitesse folle, de la fumée s’échappait de leurs canons rougis. Leurs servants les refroidissaient à grands coups de seaux d’eau. Des soldats apportaient des caisses de munitions, fixaient les chargeurs les uns après les autres. Chaque tireur, sans répit, tournait la manivelle qui actionnait son arme. Les douilles s’entassaient en monticules aux pieds des machines, si vite qu’il fallait les évacuer à grandes pelletées.
Fasciné et horrifié, j’assistais pour la première fois à leur utilisation. Développées par l’armée américaine, nos services d’espionnage avaient dérobé leurs plans deux ans plus tôt. On nous avait présenté l’une de ces nouvelles armes, nous avions étudié son fonctionnement, sans pouvoir prendre la mesure de leur pouvoir destructeur.
En face de nous les corps tombaient, fauchés comme des blés lors d’un orage estival. Ils se tordaient sous la force des impacts de balle, s’agitaient parfois en des soubresauts presque comiques, avant de s’effondrer les uns sur les autres. La panique gagna le camp adverse. Chacun tentait de fuir, trouver un abri. Les émeutiers couraient en tous sens, refluaient comme ils le pouvaient, enjambaient les cadavres, les corps des blessés. Ils hurlaient de terreur et de douleur, sans aucun espoir d’échapper à la foudre qui les frappait.
La main de Martin se posa sur mon épaule tandis que je subissais cette scène, abasourdi. Nous étions tous pétrifiés, aucun de nous ne pensait plus à tirer sur ces malheureux massacrés.
— C’est une boucherie, souffla-t-il.
Je parvins à tourner mon regard vers lui. Il était hagard, sous le choc de ce spectacle.
— Un carnage, réussis-je tout juste à ajouter.
Je me donnais l’impression d’un intrus assistant sans autorisation à une scène interdite, un témoin indésirable d’une action terrible. Impuissant, je ne pouvais qu’attendre. Attendre que ces machines de mort ne trouvent plus rien à dévorer. Attendre que les émeutiers gisent jusqu’au dernier dans le sang de leurs congénères. Attendre qu’un officier, enfin, ordonnât le cessez-le-feu.
Deux de mes compagnons vomirent tout ce que leur estomac pouvait contenir. D’autres s’effondrèrent en larmes. J’aurais voulu me laisser aller, m’asseoir, prendre ma tête entre mes mains. Mais je ne devais pas faiblir. Une fois encore, on attendait de moi que je guide mes camarades. J’aurais dû rassurer ma phalange, trouver les mots justes. Mais je ne parvenais pas à parler, rien ne franchissait la barrière de ma bouche.
— Tenez-vous prêts, dès que les machines s’arrêteront de chanter, ça sera à notre tour.
La voix du capitaine. Une balafre barrait son visage, son uniforme avait perdu toute sa superbe. Mais il était toujours vivant. Son destin, visiblement, n’en avait pas encore fini avec lui.
— Enseigne Sauvage, rassemblez vos camarades. Et redressez-moi ces deux mauviettes qui pleurent leurs mamans.
Le ton de la voix de l’officier se voulait autoritaire, mais j’y lus un désarroi profond dissimulé derrière cette agressivité apparente.
— Bien mon capitaine, parvins-je à articuler.
Il marqua sa satisfaction puis posa son regard sur le carnage qui se poursuivait sous nos yeux.
— Croyez pas, Sauvage. C’est la première fois, pour moi aussi, que je les vois en action. On m’en avait déjà parlé, mais je ne pouvais pas imaginer à quel point elles s’avéraient meurtrières.
Il renifla, haussa les épaules, puis reprit d’un ton acerbe :
— Je pense que c’en est bientôt fini des charges de cavalerie sabre au clair et des assauts furieux des lignes d’infanterie. Avec ces machines, un seul homme pourra décimer une compagnie entière en quelques minutes.
Il cracha par terre, jeta un regard indéchiffrable sur les mitrailleuses, puis repartit s’occuper du reste de ses troupes, lugubre.
— Je crois bien qu’il a raison, intervint Charles d’une voix sombre. Celui qui possède ces monstruosités possédera bientôt tous les champs de bataille.
— Ouais, approuva Martin. La seule chose, pour le moment, c’est qu’elles sont plus souvent en panne qu’en action, voilà pourquoi elles ne sont encore que rarement utilisées. Il haussa les épaules avant de poursuivre. Faut croire que l’état-major voulait les tester dans des combats de rue.
Comme pour ponctuer les propos de mon ami, les machines se turent l’une après l’autre. Trois d’entre elles paraissaient enrayées, leurs servants s’activant sur leur mécanisme délicat, la dernière menaçait d’exploser sous l’effet de la chaleur.
Le silence, à nouveau. Rompu par les gémissements des blessés et des agonisants. Il ne restait plus un seul émeutier debout dans l’avenue. Des centaines de corps, entassés les uns sur les autres. Dans nos rangs, autant de paires d’yeux observaient le spectacle de désolation.
Plus personne ne bougeait. La fumée, lentement, s’évacuait. Les affûts des mitrailleuses refroidissaient dans un sifflement démoniaque sous l’effet de l’eau projetée par leurs servants. Je tournai la tête vers la barricade, derrière moi. Un groupe d’officiers assistait à la scène. J’y reconnus la grosse quiche, le colonel Lassagne, commandant le 102e, ainsi qu’une partie de son état-major. Ils devisaient, en toute tranquillité, désignaient du doigt un amoncellement de victimes, prenaient des notes, observaient la boucherie déclenchée par leurs nouvelles armes. J’eus un haut-le-cœur. Ils se croyaient à la parade, admirant la puissance de leurs troupes et l’efficacité de leur régiment.
Les ordres, soudain, claquèrent dans nos rangs.
L’assaut, à nouveau.
Mécaniquement, j’emboîtai le pas des soldats devant moi. J’avançais sans réfléchir. Nous ne courions plus, sous le choc et assommés par ce que nous avions vu. J’avais replacé mon pistolet, vide, dans son étui, mon sabre pendait par sa dragonne. Je sentais mes semelles glisser, déraper sur le sol poisseux. Je heurtais parfois des obstacles que je ne voulais pas regarder.
Bientôt, nous arrivâmes devant la masse des corps déchiquetés. Je me refusais à leur marcher dessus, comme déjà certains des soldats s’y aventuraient. Nous contournâmes les amoncellements les plus importants, nous frayant un chemin au milieu des victimes. Je voulus m’arrêter plusieurs fois, entendant un appel à l’aide ou un gémissement. Mais un officier me conspuait aussitôt, m’ordonnant de poursuivre ma progression.
Derrière nous, une noria de brancardiers et d’infirmiers entamait le fastidieux et désolant travail de tri, secourant les blessés, marquant les morts.
— Ces machines sont fascinantes, me glissa Louis.
J’aurais voulu lui flanquer mon poing sur la figure.
— La ferme, Gouvion ! cracha Charles, prêt à se jeter sur lui.
Martin le retint de justesse de sa rude poigne. Ce n’était pas le moment de se battre, à moins de souhaiter finir devant un peloton d’exécution d’ici la tombée de la nuit.
J’adressai à Louis un regard lugubre qu’il ne vit même pas. Il était occupé à observer avec une attention toute scientifique les effets des mitrailleuses. Il portait ses yeux de notre ancienne position à l’empilement des victimes, le visage concentré.
— Est-ce qu’il est devenu fou ? me demanda le gros qui s’était approché de moi.
— Je ne crois pas, hélas, répondis-je. Je crois… je crois qu’il est en train de réfléchir au moyen d’améliorer ces machines.
Martin en eut le souffle coupé. Il détailla notre ami, grimaça, avant de reprendre.
— Ben j’aurais préféré qu’il devienne fou, trancha-t-il.
— Moi aussi, ça je peux te le promettre, opinai-je dans un murmure.
J’écartai Louis de mes pensées. Il m’inquiétait depuis des mois déjà. Depuis que toute cette histoire de phalange et d’entraînement avait commencé.
Des coups de feu éclatèrent, dix mètres à peine devant nous. Des camarades tombèrent, au milieu des civils massacrés. Je m’abaissai, trouvant refuge derrière une voiture renversée. Des émeutiers étaient parvenus à trouver un abri dans une échoppe. Pris au piège par notre avancée, ils avaient préféré livrer un ultime combat, se sacrifiant pour leur cause et leurs idéaux.
L’échauffourée ne dura pas plus de deux minutes. Ils n’étaient qu’une demi-douzaine. Nous étions plus de mille.
Les balles se turent, je rejoignis mes compagnons, attroupés à l’entrée du magasin. Sur le sol gisait le corps du capitaine, fauché par un tir meurtrier. Son destin, finalement, l’avait rattrapé.
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