Chapitre 3: La forteresse

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Nous retrouvâmes nos camarades une heure plus tard, aux abords de la porte d’Arcole, cantonnement du régiment. Je n’oubliai pas de boiter aussi convenablement que possible, mon pansement bien en évidence. Nous avions même trouvé une canne abandonnée en chemin, complétant à merveille les artifices de ma fausse blessure.

Martin, rassuré, nous accueillit d’un signe de tête, agrémenté d’un sourire en coin à la vue de mon allure.

— Tout s’est bien passé à… l’infirmerie ? s’enquit-il.

— Bah, rétorqua Charles dans un éclat de rire, aussi bien que possible, sauf quand monsieur a pleuré devant la petite infirmière, quoi.

Je levai les yeux au ciel et relatai succinctement le sauvetage et notre passage au palais, promettant de donner à notre ami plus de détails une fois certains de ne pas pouvoir être entendus.

La nuit tombait. Nous nous préparâmes à bivouaquer. Les feux de camp réchauffaient notre pitance et nos corps fatigués. Chacun, par petit groupe, recherchait la compagnie de ses camarades, échangeant quelques mots à voix basse. La peur de la veille nous avait quittés, remplacée par l’horreur des évènements que nous avions vécus, et nous nous apprêtions à grappiller quelques heures d’un sommeil difficile. Je m’installai près de Charles et de Martin, en grande discussion sur les attraits de la capitale, quand une estafette nous apporta nos ordres de mission.

— On doit rejoindre l’école dès demain matin, rapportai-je à mes deux amis.

— Et nous, direction l’académie militaire, compléta Martin dans un haussement d’épaules résigné.

Mon cœur se pinça à l’idée de quitter le Gros, après nos trop récentes retrouvailles. J’appréhendais aussi de revoir notre école, découvrir peut-être les traces de nouveaux combats. Mais pouvoir enfin me reposer dans un lit… dans mon lit, ne me déplaisait pas tant que ça.

— Allez, on se reverra bien, reprit mon ami, jovial. Paris est pas bien grande, malgré ce qu’en dit Charles.

— Elle est grande ! s’offusqua l’intéressé.

— Bien sûr qu’on se reverra, opinai-je. Mais si on pouvait éviter de le faire à chaque fois juste avant une bataille, ça m’arrangerait plutôt.

Martin acquiesça, pour une fois incapable de trouver quoi répondre.

Aux premières lueurs de l’aube, trois chariots nous attendaient en bordure de notre campement. Comble du luxe ! Nous allions pouvoir effectuer le chemin dans des conditions à peu près convenables. Mes pieds me brûlaient des kilomètres parcourus et mes jambes souffraient le martyre. Les reposer quelques instants ne serait pas de trop. Nous fîmes nos adieux à nos camarades cadets, j’enserrai Martin dans mes bras, réfrénant un sentiment d’inquiétude.

— Prends garde à toi, mon gros, lui lançai-je, aussi enjoué que je le pouvais.

— Toi aussi Pierre, t’as toujours le coup pour te fourrer dans des pétrins pas possibles, alors pour une fois, si tu pouvais éviter…

Nous sourîmes tous les deux, malgré les doutes qui nous assaillaient. Nos chauffeurs s’impatientaient, nous devions partir.


L’école ne ressemblait plus à ce que nous avions quitté, à peine deux jours auparavant. Elle aussi s’était transformée en véritable camp retranché. Des sacs de sable protégeaient son accès, deux canons installés en batterie de part et d’autre du porche. Un réseau de fil de fer s’étendait sur plusieurs mètres, jusqu’aux pieds des murs. Des planches obturaient en partie les fenêtres, d’étroites meurtrières avaient été ménagées entre celles-ci afin de permettre de tirer en sécurité. Les combats et les incendies avaient détruit les bâtiments alentours, mais l’école trônait fièrement au milieu des décombres, symbole malgré elle de la résistance de l’empire et de sa puissance.

Un nombre impressionnant de soldats était rassemblé entre ces murs : une armée entière aurait pu y avoir pris ses quartiers. Des tentes s’élevaient dans la cour principale, un escadron de carabiniers à cheval occupait les écuries. Trois mitrailleuses patientaient devant le réfectoire. Partout, des troupes manœuvraient, montaient dans les étages, entraient et sortaient par les grandes portes de l’école. Duroc ne mentait pas lorsqu’il nous avait annoncé que des renforts allaient les rejoindre. Il était même loin en dessous de la vérité.

Duroc, justement, me convoqua à peine arrivé. Le directeur, je l’avais appris, venait d’être promu général de brigade, en récompense de ses services, et était désormais chargé de la sécurité de toute la partie sud-est de la capitale.

— Ah ! Pierre ! Quel plaisir de te voir ! tonna-t-il à mon arrivée.

Les têtes de son état-major se levèrent des cartes et des rapports, un silence relatif s’installa tandis qu’il se dirigeait vers moi de sa démarche claudicante. Il portait encore son uniforme de colonel, mais possédait une telle prestance qu’il aurait pu sans aucun de ces apparats commander à un corps d’armée. Il me donna l’accolade et m’entraîna vers une grande table installée depuis peu au milieu de la pièce.

— Je suis bien heureux de te savoir sain et sauf, reprit-il. Je me suis bien sûr tenu au courant de tout, ajouta-t-il gravement. Mais un compte-rendu n’égalera jamais la réalité, n’est-ce pas ?

— Je vous en remercie, mon génér…, entamai-je.

— Pas de ça entre nous ! grogna-t-il. Réserve ce titre aux autres galonnés.

— Bien… Monsieur ? hésitai-je.

Il sourit largement.

— Voilà qui est mieux.

Duroc me raconta ce qu’il s’était passé durant notre courte absence. L’école avait repoussé une seconde attaque et s’était vue renforcée considérablement. La rive droite de la Seine restait aux mains des émeutiers, on se battait à la baïonnette et au couteau dans l’île de la Cité et dans les couloirs du Louvre. Les troupes massées autour de Paris allaient pénétrer sous peu, l’arrivée de bandes armées n’étant en toute apparence qu’une rumeur. Les combats se poursuivaient encore dans le quartier protégé : des poches de résistance persistaient et nombre de bâtiments avaient dû être détruits au canon, ensevelissant les révoltés sous des tonnes de gravats.

— Et les habitants ? demandai-je, après ce rapport militaire.

— Les habitants ? répondit Duroc d’un ton neutre. Eh bien, de notre côté, ils commencent à ressortir de chez eux, les choses s’arrangent un peu. Mais à l’est et au nord, ils se terrent encore dans leurs caves, soumis aux pillages et à la violence des émeutiers. Les denrées sont rares et chères, mais nous sommes en train de faire rentrer par le sud des colonnes de vivres qui devraient améliorer la situation.

Il serra le poing, le visage dur.

— Mais nous devons prendre garde. Des révoltés se sont infiltrés partout. Ils tirent sur tout ce qui porte un uniforme, depuis les toits, et pourraient s’emparer des ravitaillements que nous faisons parvenir. Nous devons être prudents, ne privilégier l’approvisionnement que des lieux sûrs : casernes, cantonnements ou places-fortes telles que celle-ci.

Je me mordis l’intérieur des joues pour ne pas répondre, rétorquer qu’en ce cas la majorité de la population restait livrée à elle-même, obligée de se nourrir d’expédients, bien trop éloignée des zones militaires. Je sentais le sujet délicat, aussi préférai-je sagement ne pas l’aborder.

Le regard de Duroc se perdit dans le vide. Son esprit, déjà, s’était tourné vers une rue à conquérir, un coup de main à entreprendre, un quartier à dégager.

— Toutefois, reprit-il d’un ton grave après un silence, avant de te laisser repartir, nous devons parler de Louis et de ce qui s’est passé à la barricade.

Le directeur me scrutait avec attention. Je m’étais préparé à cette question, certain que le sujet devrait être abordé tôt ou tard, mais ne pus retenir un tressaillement.

— J’en sais déjà une partie, tu dois t’en douter, mais je veux entendre de ta bouche les raisons qui t’on poussé à agir ainsi.

Une sueur glacée descendait le long de mon échine. Je me rappelai les mots de la comtesse, sa mise en garde, une fois de plus, à l’encontre du militaire. À qui profitait le crime ? avait-elle dit. J’observai le directeur à mon tour, osant affronter ses yeux brûlants. Avait-il pu envoyer l’inspecteur Louvel au-devant de Louis pour l’inciter à dénoncer Hortense, puis feint une colère noire à son irruption dans l’école ? Duroc était maître dans l’art de la dissimulation, il aurait parfaitement été capable de jouer pareille mise en scène. Mais pour quelle raison agir ainsi ? Pourquoi utiliser ce stratagème plutôt que de faire dénoncer directement Hortense par l’inspecteur ? Mon emprisonnement avait contribué à la chute du ministre Baroche, je le savais. Et si l’émeute n’avait pas tout emporté sur son passage, le parti militariste du directeur en aurait été le grand gagnant. Et même cette émeute, finalement, pouvait les servir. Affaiblir encore les libéraux, augmenter à terme le pouvoir de l’armée.

— Pierre ? grogna Duroc. J’attends.

J’esquissai une grimace en guise de sourire, tentai de grapiller de précieuses secondes. Que savait-il, au juste ? Probablement bien plus que ce que je pouvais imaginer. Lui cacher des éléments importants ne ferait qu’attiser ses soupçons, voire me mettre en situation fâcheuse.

Je pris une profonde bouffée d’air. Je venais de faire mon choix. Je lui exposai tout ce que je savais, les moindres détails de mon altercation avec Louis, les mots de son père, les aveux de celui qui avait été mon ami. Je ne lui racontai rien au sujet de la comtesse, de sa mise en garde, de mon mensonge concernant ma blessure. Il apprendrait tout cela bien assez tôt, et mon instinct me dictait de le taire pour l’instant.

Et tandis que mes paroles dressaient un tableau presque parfaitement conforme à la réalité, j’observais l’attitude de Duroc. Il ne perdait rien de mon exposé, sourcils froncés et mâchoire serrée. Seul le tressaillement d’une paupière brisait l’immobilité de son visage. Insondable, comme à son habitude. Tout juste frémit-il à l’évocation du nom de Louvel, sans que je parvinsse à en saisir le sens. Lorsque je me tus enfin, il porta longuement son regard en direction d’un tableau reproduisant une bataille, quelque part en Afrique.

— Va te reposer, conclut-il finalement, comme si je venais de lui exposer un banal rapport de mission. Prenez votre journée, vous avez besoin tes camarades et toi de retrouver des forces.

— Mais monsieur… tentai-je. Qu’est-ce que...

— Vous avez accompli des exploits, me coupa-t-il, imperturbable. La qui… le colonel Lassagne m’a fait part de vos états de service et s’est trouvé impressionné par votre courage au feu. Je te félicite, ainsi que tes compagnons de la phalange. Je passerai les voir dès que je le pourrai.

Abasourdi, j’inclinai la tête, incapable de proférer le moindre mot.

— Pierre, nous nous verrons demain matin, j’aurai encore besoin de tes services, ajouta-t-il d’un air grave. Et soigne cette cheville, je ne voudrais pas que ta blessure altère tes capacités de commandement.

Je frémis à cette ultime remarque. Duroc sous-entendait-il quelque chose à ce sujet ? Avait-il eu vent de ma chute malheureuse, et surtout de là où elle s’était produite ? Il m’adressa un amical signe de tête, me laissant avec mes doutes et mes craintes et se dirigea vers les officiers qui patientaient à trois pas de nous.


Pourquoi cette réaction de la part de Duroc ? Comme si mon exposé n’avait eu aucune importance. Il n’avait rien ajouté sur Louis, sur Louvel. Aucune question, aucun avis. Perdu dans mes réflexions, je rejoignis mes camarades, l’esprit plus encore perturbé qu’avant mon entretien.

Certains de la phalange racontaient ce qu’ils avaient vécu à ceux qui étaient restés, mais la plupart demeuraient sous le choc de leurs épreuves. Ma chambrée était presque entièrement recouverte de paillasses. Il fallait accueillir au mieux les renforts et de nombreuses pièces avaient été détruites durant les affrontements, réduisant les possibilités de logements. Charles et Armand m’attendaient, assis sur mon lit. Ils arrêtèrent leur discussion à mon arrivée.

— Comment ça s’est passé, chez le colonel ? s’enquit Charles.

— Général, chez le général, le corrigeai-je, étrangement amer. Il m’a expliqué en partie la situation actuelle, et nous a félicités pour… pour notre courage et notre bravoure, ou quelque chose comme ça, à la barricade.

Charles eut un hoquet de surprise, son visage se figea.

— Courage et bravoure ? Tu parles ! On a surtout réussi à pas se pisser dessus en voyant le massacre !

— Tais-toi, murmura Armand tandis que plusieurs soldats allongés autour de nous relevaient la tête.

Charles haussa un sourcil.

— Me taire ?

— Allons faire un tour, enchaîna Armand, sortant de la pièce avant même que nous puissions lui répondre.

Nous gagnâmes rapidement les combles, où nous avions l’habitude de nous retrouver en toute sécurité. L’endroit demeurait désert, hormis un couple de pigeons et une chouette récalcitrante dont nous troublions la quiétude. De larges trous dans le toit témoignaient des combats récents, des débris de tuiles venant s’ajouter à la couche de poussière habituelle.

— Faut faire attention à ce que vous racontez, en bas, entama aussitôt Armand d’une voix sourde.

— Attention pourquoi ? m’étonnai-je.

— Parce que Duroc ne tolère aucune parole déplacée. Il a déjà exclu plusieurs élèves considérés comme récalcitrants ou trop… libéraux. Des enseignants, dont le professeur Descart, n’ont pas réapparu depuis hier soir. On suppose que le directeur les a fait chasser de l’école. Plusieurs de nos camarades sont devenus de magnifiques petits espions, et les troupes arrivées en renfort sont à l’affût de la plus minime des incartades.

Charles pâlit en entendant ces propos, tandis que la colère montait en moi.

— C’est quoi cette histoire ? m’indignai-je. Chasser des élèves et des professeurs ? Ça ne rime à rien ! On se croirait dans une…

— Dictature ? me coupa Armand. Oui, c’est ça, je pense qu’on s’en approche, tout du moins ici. Il soupira. Il fallait bien s’y attendre, non ? L’empire est en danger, il faut resserrer les rangs, compter ses amis, surveiller ses ennemis. N’est-ce pas ce qu’on nous a enseigné depuis toujours ? poursuivit-il, acerbe.

J’étais assommé. Je m’assis sur un antique pupitre en partie vermoulu. Je respirai profondément. Il était normal, au vu de la situation, de se protéger d’éléments dangereux, je le savais bien. Mais des élèves ? Des professeurs ? L’ennemi était dans les rues, pas dans les murs de notre école ! La phrase prononcée par la comtesse revint à mon esprit. À qui profitait le crime ?

— C’est une folie, intervint Charles d’une voix brisée par l’émotion. Si l’armée a commencé une épuration en à peine deux jours de révolte, qu’est-ce que ça sera dans une semaine ? Dans un mois ?

Il s’interrompit. Après un instant de silence, il se redressa, retrouva avec difficulté un semblant de couleur. Il parut soudain déterminé après l’angoisse qui l’avait traversé.

— Prenez garde à vous, reprit-il. Ne parlez à personne, et si vous le devez, contentez-vous de rester évasifs et neutres.

— Ça, je sais faire, intervint Armand dans le vain espoir de détendre l’atmosphère.

— Je dois partir, poursuivit Charles, imperturbable. Je dois… je dois vérifier certaines choses. Couvrez-moi si on repère mon absence ou s’il y a un appel, ce soir. Je peux compter sur vous ?

J’acquiesçai, silencieux, tandis que notre ami s’éloignait à pas vifs.

Je me tournai vers Armand, le visage grave. Non contents de voir la ville ravagée par les émeutiers, nous devions maintenant nous prémunir de dénonciateurs prêts à nous faire jeter dehors au moindre écart ? C’était insensé. Une folie.

— Où en est-on arrivés ? me lamentai-je, sous le regard dépité de mon camarade.

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