Chapitre 6: Si fluctuat nec mergitur
Je restai de longues minutes, adossé contre le mur extérieur de l’entrepôt. J’avais besoin de reprendre ma respiration, luttant contre l’étouffement qui m’enserrait. Perdu, écrasé par le poids de cette responsabilité, j’étais dévasté par la mort prochaine du professeur.
Nous nous trouvions à l’autre bout de la capitale, comment la traverser alors que les émeutes se poursuivaient ? Je repassais le plan de la ville dans mon esprit, imaginant mille solutions, échafaudant autant de possibilités, pour les rejeter aussitôt. Nous ne pouvions utiliser les catacombes, elles devaient grouiller de soldats à notre recherche. Impensable de passer par le quartier des universités, sous la surveillance étroite de Duroc. J’envisageai un instant de contourner la cité, par-delà ses murs, les suivre jusqu’au bois de Boulogne puis le palais de Chaillot. Il nous aurait fallu des heures pour cela, c’était inimaginable. La voie des airs, verrouillée par les dirigeables de l’armée qui quadrillaient le ciel de la cité, n’était même pas envisageable.
— On doit descendre le fleuve, lança Charles jusqu’à présent silencieux, les yeux perdus dans le vide. C’est notre seule possibilité.
— Le fleuve ?
— Ouais. Le fleuve. La rive gauche est aux mains de l’armée et la droite appartient aux émeutiers. Alors, passons par le milieu. Avec un peu de chances, nous avancerons sous leurs tirs.
— On va surtout se faire descendre ! m’exclamai-je.
— Possible, ironisa mon compagnon, souriant de toutes ses dents. Fais-moi confiance, il y a un moyen.
Charles, après tout, connaissait Paris à la perfection. Sans autre solution, je me résignai à accepter son énigmatique proposition.
Je suivis mon ami jusqu’aux quais de la Seine. Le soleil se levait à peine lorsque nous atteignîmes le fleuve. Nous passâmes devant des cabanes de bateliers désertes, des entrepôts abandonnés. J’arpentais sans autorisation les rues d’une cité sans vie.
Nous descendîmes une volée de marches pour nous retrouver au niveau des pontons, entrelacs de passerelles de bois, d’escaliers et de plateformes qui mangeait près d’un tiers de la largeur du fleuve. S’y entassaient des baraques branlantes, des abris de fortune, des bateaux à fond plat, des barques, des restes de voiliers. Les pêcheurs, assis sur des rondins de bois, reprisaient déjà leurs filets, insensibles aux tumultes alentours, se tuant les yeux dans ces recoins où le jour n’avait pas encore pénétré.
Charles traça son chemin dans ce dédale sans aucune hésitation, enjambant un obstacle, sautant au-dessus d’un étroit canal, bifurquant dans une venelle presque invisible. Il s’immobilisa enfin sur la dernière des passerelles. À nos pieds flottaient des épaves de bateaux, des tonneaux, des caisses vermoulues, des cordages rongés par l’humidité. Mon ami s’arrêta devant ce qui avait dû être une habitation, plus proche à présent d’un amas de planches, tenant tout juste en équilibre. Il cogna avec force sur l’une d’elles, menaçant de faire s’effondrer tout l’édifice.
— Archibald ! hurla-t-il. Debout, sac à huîtres ! Je sais que t’es là en train de cuver ton rhum, j’ai besoin de toi.
Des grognements, de l’intérieur de la caverne. Un ou deux jurons, probablement, puis le silence. Charles frappa encore plus fort. Des bouts du cabanon tombèrent dans le fleuve, l’ensemble vibrait comme en pleine tempête.
— Dégage, morpion ! éructa une voix pâteuse. J’sais pas qui t’es, mais si je sors, je t’empale sur un hameçon et je te balance à l’eau !
— Allez, joue pas le costaud, s’amusa mon ami. C’est Charles, alors tu sors maintenant, ou je fous ton taudis dans la Seine !
— Charles ? s’exclama l’inconnu. Mais fallait commencer par ça, foutu cornu !
Et le dénommé Archibald s’extirpa de sa tanière. Il plissa les yeux, malgré la faible clarté matinale. Il portait les restes d’une marinière, un pantalon court et des sandales proches de l’agonie. Une barbe épaisse et tachée encadrait un visage buriné par l’âge, les embruns et l’alcool. Il se dégageait de lui une odeur mélangée de vase, d’urine et de poisson rance. Je me retins d’afficher la moindre émotion, préférant laisser Charles mener cette barque délicate.
— C’est qui, çui-là ? s’enquit l’ivrogne.
— Çui-là, c’est mon ami, Pierre. Il est de confiance, t’en fais pas. Pierre, je te présente Archibald, ancien marin de l’empereur et… hum… commerçant à ses heures perdues.
— Ah, çà, j’en ai vu ! s’exclama ce dernier. Toutes les mers et tous les océans ! Des batailles à vous en faire pleurer du sang. Des naufrages qu’ont laissé des centaines de veuves. Et les bordels ! Ah, les bordels ! J’y ai perdu une partie de ma santé, là-bas ! D’ailleurs, la belle Henriette, elle est toujours chez tes parents ? Faudrait que je passe la voir, un de ces jours.
— Elle a pris sa retraite il y a cinq ans, répondit mon ami. Il paraît qu’elle s’est faite bonne sœur, ou quelque chose dans le genre.
Le ton de mon camarade se transforma alors, passant de l’amusement à la gravité.
— Archibald, on a besoin de toi. C’est urgent. Plus même que tu ne pourrais te l’imaginer.
L’homme nous observa un instant, renifla et cracha un jet de morve dans la Seine.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? se contenta-t-il de répondre.
— On a besoin de ta merveille, souffla de soulagement mon ami. Il faut qu’on descende vers Chaillot. Aussi discrètement et aussi vite que possible.
— Ah ben ça, pour être discret, ça posera pas de problème, grogna le marin. Pour Chaillot, ça sera pas possible. J’peux pas aller plus loin que le pont des Invalides. Les militaires ont tendu des chaines en travers de la Seine, on se ferait découper en morceaux.
Il nous observa tour à tour, avant d’ajouter, goguenard :
–Pour ce qui est de la vitesse, mes minots, ça va dépendre de vos petits bras musclés.
— Alors, allons-y, lança mon ami, sans même prendre la peine de me concerter.
Je portai mon regard vers l’eau, à nos pieds. Aucune trace d’embarcation, même pas la plus petite barque ou le moindre rafiot pourri.
— Comment on va faire pour naviguer sur le fleuve, sans bateau ? m’étonnai-je, rompant ma promesse de me taire.
— Qui t’a dit que t’allais naviguer sur le fleuve, mon petit gars ? s’esclaffa le marin. C’est bien trop dangereux ! Tu serais pas un peu suicidaire, des fois ?
— Bon sang, Charles, m’emportai-je, ton ami se paye notre tête ! Trainons pas dans ce cloaque, il nous reste peut-être encore assez de temps…
— Allons, Pierre, tempéra Charles. Archibald va nous faire descendre la Seine. Mais personne n’a jamais parlé de naviguer dessus.
J’écarquillai les yeux, incrédule. Ils étaient deux à présent, à se moquer de moi ?
— Ouaip, reprit l’ivrogne. On va pas aller d’ssus. On va aller d’ssous. Comme maman sous papa, si tu vois c’que je veux dire, conclut-il, hilare
Il tendit le bras vers la masse mouvante de détritus flottant entre deux eaux. Un long cylindre de bois, rapiécé de toutes parts, affleurait à la surface. Un dôme de cuivre, cabossé, renforcé en plusieurs endroits de plaques d’acier boulonnées à la va-vite dépassait de sa face supérieure. Deux hublots y étaient percés, aussi sales que les fosses d’aisances d’un hospice de lépreux.
— Qu’est-ce que c’est que… ça ? m’exclamai-je.
— Ça, mon bon monsieur, c’est Nelson. Le seul et l’unique sous-marin de toute la capitale !
— Un sous-marin ? m’emportai-je. Un sous-marin ! Mais c’est une épave ! Même pas, une épave pourrait encore flotter !
— Eh là ! Du calme, mon puceau ! On parle pas comme ça de Nelson. Il a connu la bataille de Brest de 1805, et j’aime à penser que c’est lui qui a coulé le Victory de l’amiral anglais. D’où le petit surnom que je lui ai donné.
Je connaissais l’histoire des sous-marins. On m’avait enseigné la présentation du premier d’entre eux à Napoléon en 1800, à Rouen, son engouement pour cette machine moderne et innovante. J’avais appris ses premières victoires dans la Manche. Puis le développement de cette nouvelle arme, et son utilisation couronnée de succès à cette bataille de Brest dont parlait le marin. La flotte anglaise ainsi détruite avait permis le franchissement du channel, trois semaines plus tard, et la victoire sur les troupes de la perfide Albion. J’avais étudié les plans de ces engins qui avaient toutefois sombré plus souvent qu’ils n’avaient coulé de navires. La simple idée de me retrouver prisonnier de ce cercueil d’acier et de bois m’avait toujours pétrifié d’angoisse.
Et la vue de celui-ci, au bord de l’apoplexie, ne modifiait en rien mon appréhension.
— Non ! Non, ce n’est pas possible, murmurai-je, secouant la tête en signe de refus. On ne peut pas monter là-dedans. On ne franchira même pas l’Ile Saint Louis, avec ce mangeur de marins.
L’insulte involontaire manqua de faire exploser l’ivrogne. Il se serait rué sur moi, de toute sa force avinée, si Charles ne l’avait retenu par le col.
— Tout doux, Archibald, tout doux. Pierre n’a pas voulu dire ça, et il va s’excuser. N’est-ce pas, Pierre ?
J’obéis, bien malgré moi, le visage renfrogné, les poings prêts à me défendre.
— Voilà qui est mieux, poursuivit mon ami. Maintenant, on va tous les trois monter dans ta beauté, mon vieux, et on se met en route. Le temps presse, nous pourrons reparler des capacités de flottaison de Nelson plus tard, si vous le souhaitez.
— Ouais, cracha le marin. En attendant, ça fait soixante ans qu’il flotte, et il flottera encore quand tu boufferas les pissenlits par la racine, blanc-bec !
J’ignorai cette ultime pique, vivement incité par le regard noir que Charles me jeta.
Sans un mot de plus, je m’avançai sur le ponton à la suite de mes deux compagnons, en direction de l’épave surgie d’un autre âge.
Je descendis le dernier dans le corps du sous-marin. Comme je m’y attendais, l’endroit était si exigu que nous pouvions tout juste tenir, obligés de nous courber dans ce cylindre de moins de deux mètres de diamètre et d’à peine six de long. Plus que l’exiguïté des lieux, l’odeur de moisissure manqua de me faire rebrousser chemin : le peu de place restant était rempli de caisses vermoulues, empilées sans aucun ordre, déjà mangées par l’eau.
— C’est du tabac, grogna le marin. Avec tout ce qui se passe, là-haut, j’ai pas pu… le faire aller là où il devait aller, quoi.
— Ce que veut dire Archibald, ironisa Charles, c’est qu’il est un peu contrebandier, notre ami. Et avec les émeutes et la loi martiale, plus moyen de livrer ses petites affaires en-dehors de la capitale.
— Foutues conneries ! cracha celui-ci, expulsant dans le même temps un jet de morve qui vint s’écraser sur un plancher déjà putrescent.
On m’expliqua rapidement les fondamentaux, je me rappelai les bases théoriques. Une longue tige de métal traversait le cylindre sur presque toute sa longueur. La manivelle située à l’extrémité servait à actionner l’hélice qui nous propulserait, un double gouvernail nous permettant de nous diriger. Une voile offrait jadis la possibilité de naviguer en surface, probablement retirée par le contrebandier car inutile pour son trafic.
— Vous, vous fournissez l’huile de coude, moi, je commande, conclut le marin. Vu votre force, je suis sûr que dans même pas deux heures, on sera arrivés à destination.
Deux heures ! Comme le temps nous pressait.
— Et j’te préviens, gamin, m’avisa-t-il d’une voix grave, t’amuse pas à me donner du Archi, ou je te fais bouffer les noix par les mérous. D’toute façon, je veux pas entendre un mot, je travaille dans le silence, moi.
Sur cette ultime délicatesse, l’ivrogne, capitaine par principe, referma la coupole métallique, nous plongeant dans l’obscurité. Il fit jouer un levier, démarra la pompe qui nous permettrait de respirer. Nous commençâmes à actionner la manivelle, et nous enfonçâmes bientôt dans les eaux troubles et nauséabondes de la Seine.
Le bruit, à l’intérieur de l’engin, était épouvantable. Le bois craquait, les axes frottaient les uns contre les autres. Au temps pour le silence ! Nous étions trempés de sueur, épuisés par l’effort. Des filets d’eau glaciale passaient par les fuites de la coque. Nous pataugions dans une boue infâme, visqueuse. À intervalles réguliers, comme pour marquer notre progression, le marin laissait échapper un pet nauséabond qui manquait nous faire chanceler dans cet espace clos.
Pire que tout, l’ivrogne sifflait. Il massacrait avec conscience toutes les chansons à boire passant à sa portée. Silence, encore et toujours ! Je rêvais de lui couper la langue pour faire cesser cette torture.
— Ah ben tiens, l’Ile Saint Louis, s’exclama-t-il. Et on a même pas coulé !
Je croisai le regard de Charles, visiblement amusé par la réplique du capitaine. Après tout, je ne l’avais pas volée.
Nous changions de temps en temps de cap, plongions un peu plus profondément dans le fleuve, alors que nous croisions une barge ou un navire de patrouille de l’armée. Je ne parvenais pas à comprendre comment le marin réussissait à se diriger dans ce qui n’était qu’une bouillie verdâtre d’où émergeait parfois un obstacle. Je priai pour que nous ne rencontrions aucun cadavre. Je m’imaginai le choc mou, un visage passant devant l’un des hublots, des yeux globuleux nous fixant par-delà la mort.
— Eh, t’arrêtes pas, mon gars ! grogna le marin. On est presque arrivés, faut lancer tes dernières forces, si tu veux pas faire du surplace.
Je redoublai d’efforts, accompagné par Charles qui, lui non plus, ne déméritait pas.
Nous obliquâmes sur la gauche. Le capitaine nous fit ralentir, manœuvrant à la perfection son engin. Un choc sourd, le long de notre flanc. L’homme se précipita vers l’écoutille, l’ouvrit prudemment et s’extirpa du sous-marin. Je perçus le bruit de ses pas sur la coque, le raclement de cordages qu’on manœuvrait, puis sa tête, hirsute, réapparut devant nous, tel un diable.
— Allez, m’sieurs dames, tout le monde descend, on est arrivés !
Nous étions amarrés dans un petit hangar à bateaux, tout juste à notre dimension. L’endroit s’avérait idéal, personne ne pouvait nous avoir vus émerger depuis les quais. Je posai un pied hésitant sur le ponton branlant, trop heureux de retrouver un semblant de terre ferme. Ma première bouffée d’air, emplie d’odeur de marécage et de vase, me parut digne de la fraîcheur des plus hauts sommets alpins, après l’épreuve du sous-marin.
L’ivrogne était déjà en train de détacher son esquif, jetant des regards furtifs alentours.
— Moi, je reste pas ici, lança-t-il. Y’a beaucoup trop d’uniformes à mon goût, là-haut. S’agirait pas qu’ils mettent la main sur ma cargaison.
Je gardai pour moi que ladite cargaison s’apparentait plus à une bouillie infâme et puante que personne ne risquerait de lui confisquer. Je remerciai Archibald, Charles en fit de même, et à peine deux minutes plus tard le sous-marin disparaissait dans les eaux de la Seine.
— Trainons pas, me conseilla mon ami. Il doit être pas loin de midi, on a peu de temps devant nous.
Je jetai un œil aux marches menant au quai, inquiet de ce qui pouvait nous attendre, au-dessus de nous. Je vérifiai que le message confié par le professeur se trouvait toujours contre ma poitrine.
— T’as raison, en route ! conclus-je, grimpant l’escalier quatre à quatre.
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