Chapitre 11: La traque
8 février 1865
Incapable de trouver le sommeil depuis des jours, je somnolais en cours de génie mécanique, laissant mes pensées s’échapper, nourries de mes inquiétudes. Les paroles du professeur, debout sur sa chaire, ne me parvenaient que par bribes, sa voix ronronnante me plongeant doucement dans un état de somnolente torpeur.
Une nouvelle année avait débuté, dans une étrange atmosphère. Les rouages de l’école s’étaient remis en place aussitôt les plus grosses traces des combats nettoyées. Une promotion nous avait rejoints, ignorant tout ou presque des épreuves que nous avions traversées, tandis que nous étions devenus les « anciens ». L'empereur avait validé nos années, par égard à nos actions durant les émeutes. Mais nos rangs restaient clairsemés : plusieurs blessés étaient toujours soignés à l’hôtel Dieu, et huit camarades ne reviendraient jamais suivre les cours. Il n’y aurait pas d’absorption, cette année : le cœur n’y était pas, et le nouveau directeur remplaçant Duroc ne l’aurait de toute façon pas toléré. Ce n’était qu’un détail, insignifiant dans tous ces remous, mais ce serait la première fois en plus de soixante ans d’existence que l’école ne suivrait pas cette tradition.
Depuis la rentrée, je n’assistais plus aux cours que contraint et forcé, limitant mon travail au strict minimum. Mes résultats s’en faisaient sentir, et j’avais déjà été convoqué une fois dans le bureau du directeur, inquiet de la chute de mes dernières notes. Je l’avais assuré que ce n’était là qu’un passage à vide, le contrecoup des épreuves subies durant les émeutes. Il m’avait observé d’un air à moitié convaincu, puis avait fini par accepter mes explications. « En souvenir de vos héroïques actes passés », avait-il ajouté. J’avais quitté son bureau sans bien savoir de quels actes héroïques il voulait parler. De ceux qui m’avaient conduit à tirer sur la foule ? Ou charger des émeutiers poussés par la faim et la pauvreté ?
J’avais comme prévu demandé à Charles de m’aider dans la recherche de Louvel. Je lui avais rapporté ma conversation avec l’ancien directeur Duroc, ne négligeant aucun détail, essayant de répéter au mieux les paroles prononcées.
— Ben dis donc, avait-il lâché dans un sifflement. Il a pas du apprécier, le vieux, de s’être fait doubler comme ça.
— Lui qui se croyait maître en espionnage est tombé sur un os trop dur à ronger pour ses grandes canines, opinai-je.
— Ce que t’attends, si j’ai bien compris, c’est que je t’aide dans ta recherche d’un fantôme qui n’a visiblement plus donné signe de vie depuis les émeutes, c’est bien ça ?
Louvel, en effet, avait disparu depuis les événements qui avaient bouleversé la capitale. Les libéraux le poursuivaient par esprit de vengeance, pour avoir trahi leur ministre, les militaristes ayant échappé à la police voulaient mettre la main sur lui pour avoir été l’un des artisans de leur chute. Et le mystérieux groupe auquel il avait appartenu aurait certainement bien aimé réduire au silence un homme qui devait en savoir plus que nécessaire.
Qui a trahi un jour trahira toujours, disait l’adage.
— C’est exactement ça, opinai-je.
— Facile, s’exclama mon ami.
Je n’aurais pu dire si la tâche avait été facile, mais deux jours plus tard, nous nous retrouvions dans une cave, Charles, Armand et moi-même, entourés d’une dizaine d’hommes et de femmes, tous de confiance, selon notre camarade. La confiance me semblait toute relative : je n’aurais pas aimé en croiser la moitié dans une ruelle sombre. Plusieurs d’entre eux avaient l’air de tire-laine, adroits de leurs doigts et de leurs couteaux. Deux femmes, des prostituées du dernier étage, en toute apparence, discutaient dans un coin, crachant par terre comme des charretiers ou des paysans. Un homme, solitaire, adossé à un mur, ne ratait rien du spectacle, observant en silence, dissimulé sous une capuche rabattue, se contentant de tirer par instant sur une longue pipe incandescente.
Mon ami m’avait prouvé en tant d’occasions déjà que je pouvais avoir foi en lui, aussi me décidai-je à ne pas me laisser influencer par l’aspect physique de ses connaissances.
— Compagnons, tonna soudain Charles, se plaçant d’office au milieu du cercle. Vous savez tous pourquoi vous êtes là. Je vous ai donné ce qu’il faut d’informations, et surtout insisté sur l’absolu secret de notre démarche. On ne va pas traquer un mauvais payeur, et ceux qui sont aussi à ses trousses ne sont pas des enfants de chœur.
— Qu’ils viennent goûter à ma hache, alors, lança un barbu ventripotent.
— Ta hache, mon gros, grimaça une des deux ribaudes, c’est bien le seul engin d’envergure dont tu saches te servir.
— Probable qu’ils goûteront à tes tripes avant que tu ne les aperçoives, répondit mon ami au barbu, enfonçant le clou sous les rires moqueurs des autres. Mais assez perdu de temps, c’est à vous de jouer, compagnons.
Quelques consignes rapidement données et l’assemblée se dispersa, se répandant dans les ruelles de Paris, glissant de taverne en hôtel de passe, cherchant, furetant, soudoyant. Nous étions à nouveau trois dans cette cave humide et sombre, et je me sentis soudain étrangement seul.
— S'ils n'arrivent pas à dénicher ton Louvel, me rassura Charles, personne ne le pourra, je peux te le promettre. Ils connaissent la ville comme leur poche. Presque autant que moi, ajouta-t-il dans un rire, c’est te dire. Ils sauront le débusquer, et nous serons les premiers à lui mettre la main dessus.
— S’il est pas déjà mort, l’interrompis-je, lugubre.
Par deux fois, des rumeurs de l’assassinat de Louvel nous étaient parvenues. Fausses pistes, laissées par l’ancien inspecteur, ou par certains de ses poursuivants espérant décourager les autres groupes à sa recherche. J’avais tremblé, priant qu’il n’en fut rien. Charles avait enquêté et m’avait rassuré, me redonnant la volonté de continuer la traque. Mais Louvel était rusé, habitué aux dissimulations et à la vie clandestine. Il nous échappait, glissait entre nos mains lorsque nous croyions l’avoir enfin attrapé. Alors mon ami avait décidé d’employer les grands moyens. Une ultime tentative. Il ferait feu de tout bois, lançant tous ses limiers à la poursuite de l’homme traqué. Si nous ne réussissions pas maintenant, il nous faudrait admettre notre échec. Il me faudrait accepter d’avoir perdu Hortense, peut-être à tout jamais.
— Il est toujours vivant, me rassura Armand.
— T’es allé voir une diseuse de bonne aventure, c’est ça ? se moqua Charles, jamais en reste pour lancer une ou deux piques dès que l’occasion se présentait.
Armand haussa les épaules, un fin sourire aux lèvres.
— Non, imbécile ! Elles sont toutes à ta botte, dans le quartier, je suis sûr que tu aurais pris plaisir à leur demander de raconter me n’importe quoi. J’suis pas stupide, non plus.
— Ça, c’est à voir, ne pus-je me retenir d’intervenir.
— Moquez-vous ! se renfrogna notre camarade. En attendant, je sais qu’il est là, quelque part, à se terrer dans un trou ou sous un toit. Et on va le retrouver, Pierre, on va le retrouver.
Je souris avec difficulté. La certitude d’Armand me réconfortait, et l’assurance de Charles me galvanisait. Mais au fond de moi, j’étais pétrifié par la peur et le doute.
Plongé dans mes souvenirs, je n’avais pas vu Charles pénétrer dans la salle de classe. Il ne suivait pas ces enseignements et n’avait donc aucune raison de se trouver là. Les têtes se levèrent, sorties de leur torpeur. Le professeur arrêta son flux monocorde et posa un regard désapprobateur sur mon ami. Il frappa de sa baguette un coup sec sur son bureau, irrité d’avoir été interrompu dans son extraordinaire exposé.
— Berthier ! Que faites-vous ici ? Encore une de vos pitreries ?
— Pardonnez-moi, monsieur, je ne voulais pas vous déranger, monsieur, mais j’ai été envoyé pour chercher l’un d’entre nous, monsieur.
— Et en quel honneur, Berthier ? grinça l’enseignant.
— Je ne sais en quel honneur, monsieur, je ne suis qu’un messager, monsieur.
— Bien, céda le professeur. Alors, faites, et déguerpissez ensuite, j’ai un cours à donner, Berthier.
— Que je ne me serais jamais permis d’interrompre sans cela, monsieur, minauda Charles sous les rires étouffés de nos camarades.
— Qui donc venez-vous chercher, à la fin ? s’irrita le professeur, ne sachant si mon ami se moquait de lui ou le flattait avec déférence.
Charles se tourna vers moi, ainsi que je l’avais suspecté dès son entrée. Il affecta une mine dépitée, tordant ses doigts, frottant la semelle de sa chaussure sur le sol.
— Pierre Sauvage, monsieur.
Je frémis.
— Sa grand-tante Caroline est souffrante, et il doit se rendre à son chevet au plus vite, à ce qu’il m’a été dit, monsieur.
Je me retins d’écarquiller les yeux : je n’avais aucune grand-tante, et ne connaissais pas de Caroline. Je me parai d’une mine déconfite relativement convaincante et me levai au signal du professeur pour rejoindre mon ami. Poussant la comédie, il posa une main sur mon épaule, comme pour m’apporter son soutien en ce moment si difficile, et m’aida à quitter la salle, accompagnant ma démarche chancelante de façade.
Une fois en sécurité, loin de toute oreille importune, il m’adressa un large sourire, frappant dans ses mains de joie.
— On l’a retrouvé, Pierre !
— Vous l’avez...
— Oui, retrouvé, nom de Dieu ! Mais pas de temps à perdre, m’interrompit mon ami. On va le cueillir, comme un fruit trop mûr.
Emporté par un fol espoir, je le suivis dans les couloirs de l’école, sans même penser aux sanctions que nous aurions à subir lorsque son stratagème serait dévoilé.
Pas de fuite par les catacombes, cette fois-ci, nous empruntâmes une porte dérobée dissimulée dans les cuisines, désertées à cette heure de la journée. Charles avait depuis longtemps réussi à se procurer un double de la clé qui nous permettrait de nous enfuir. Accompagnant son geste d’un clin d’œil complice, il déverrouilla l’huis et l’ouvrit en grand, théâtral. Dehors, un vent glacial soufflait. Je n’avais pas pris le temps d’attraper un manteau, j’allais geler sur place.
— Tu trembles, ma petite caille ? me lança-t-il, bien mieux équipé que moi pour affronter le froid. Il faut savoir souffrir parfois, tu sais.
Je lui assénai un amical coup de poing sur l’épaule, avant de rétorquer :
— C’est toi qui me dis ça ? T’as le nez plus rouge qu’un poivrot de taverne. Allez, montre-moi le chemin plutôt que perdre du temps à essayer de jouer au dur, que tu serves à quelque chose.
Malgré ces railleries, malgré la sensation enivrante de me savoir en dehors des murs de l’école tandis que mes camarades restaient prisonniers de leurs salles de classe, l’urgence de la situation me pressait d’avancer. Louvel avait été retrouvé, il n’allait pas nous échapper une fois de plus. Charles bondit, me distançant d’une bonne dizaine de foulées avant que je ne me lance à sa suite.
— Économise ton souffle, cria-t-il, on a un bout de chemin devant nous.
— Tant que c’est pas dans cette boîte de conserve sous-marine, ça me va, rétorquai-je entre deux respirations.
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