Chapitre 13: Olga
Une plaque commémorative, inaugurée par l’empereur lui-même, célébrait dans la cour d’honneur de l’école la mémoire des élèves tombés durant les émeutes. Notre promotion avait pris le nom du professeur Descart, pour honorer cet homme juste et dévoué, mort pour ses convictions. Ainsi ses actes ne seraient jamais oubliés.
Je croisai plusieurs de mes camarades, sans vraiment les voir. Certains m’adressaient des signes amicaux auxquels je répondais à peine, tandis que d’autres se contentaient d’un rapide hochement de tête à mon passage. Les nouveaux arrivés gardaient une distance craintive, murmurant entre eux lorsque je leur avais tourné le dos.
— Eh ben, Pierre ! Tu rêves ? me lança Charles, que je manquai de percuter.
J’esquissai un sourire, haussant les épaules.
— Oui, c’est bien possible, répondis-je d’un ton d’excuse feinte.
— À une des filles de mes parents, peut-être ? s’amusa-t-il.
— À défaut de rêver à ta sœur, ça se peut, oui, rétorquai-je.
Il s’esclaffa, me tapant l’épaule.
— Si tu touches à ma sœur, je te noie dans la Seine ! Et il paraît qu’elle est plus froide que jamais, en ce moment !
— Ta sœur ? Ne pus-je m’empêcher d’asséner, évitant de peu un coup de poing dans le bras.
— Le coup des sœurs, ça marche qu’avec le Gros, s’amusa-t-il. Avec moi, va falloir que t’y ailles au canon pour me faire frémir sur ce sujet.
Mon ami redevint sérieux, son visage se fermant en instant.
— J’ai eu des nouvelles de Louis, poursuivit-il. Un des… clients de mes parents m’a appris qu’il avait été affecté aux opérations spéciales.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? rétorquai-je d’une voix lugubre.
Le souvenir de ma dernière rencontre avec Louis gardait la saveur de la bile, brûlant mes entrailles. J’y songeais encore souvent, me repassant sans fin le fil des événements, imaginant ce que j’aurais pu dire ou faire autrement. Vaines souffrances. Durable blessure alimentée par la rancœur et un goût d’inachevé.
— Je ne sais pas trop, pour être franc, marmonna-t-il. Ça a quelque chose à voir avec des recherches secrètes, des expérimentations, enfin, tout ce qui peut plaire à ce salaud, quoi.
Il se pencha alors vers moi, murmurant à mes oreilles d’une voix sourde :
— Et pour ce qui est de notre quête ?
Ainsi avait-on surnommé, dans un élan de lyrisme désuet, nos inefficaces recherches pour retrouver cette ombre dont nous avait parlé Louvel. Il ne se passait pas une journée sans que je ne revoie le corps désarticulé de l’ancien inspecteur, emportant dans la mort cette vérité qu’il n’avait pas voulu me dévoiler. Ultime vengeance dont il devait tirer plaisir jusque dans les flammes de l’enfer.
Nous avions déjà arpenté plusieurs pistes stériles. Charles avait questionné ses informateurs, ne récoltant que fins de non-recevoir ou refus apeurés, mais catégoriques, de nous communiquer le moindre renseignement. Quand nous pensions toucher au but, nous n’attrapions que du vent. Elle restait insaisissable, cette ombre, bien que nous la sentions rôder autour de nous. La poursuite après Louvel avait été une partie de plaisir, comparé à cette chasse.
Je me contentai de hocher la tête en signe de réponse, incapable de m’étendre plus sur ce douloureux sujet.
Je pris congé de Charles, quittant l’école pour prendre le chemin de la Seine. Il me restait encore deux heures devant moi avant de rejoindre le quartier protégé : je devais souper chez Madame de T.
Mes pas me dirigèrent vers les jardins des Tuileries. Je m’assis face au bâtiment en partie détruit par les flammes. Il avait tellement souffert durant les émeutes qu’il était question de le raser, amputant le Louvre d’une de ses ailes. L’empereur ne parvenait pas à s’y résoudre, le palais ayant été occupé par son père, mais ses architectes l’incitaient à prendre la juste décision, avant que l’édifice ne finisse par s’écrouler.
La vue des poutres calcinées, des pierres éboulées, me ramena aux journées de violence. Je nous revis, jeunes gens apeurés, observant le bâtiment en flamme, soumis à la colère d’un peuple rendu fou. Je repensais sans cesse à ces événements, me réveillant dans la nuit, hanté par des cauchemars. Je m’immobilisais parfois dans un couloir, assailli par la vision de corps gémissants de douleur, ou persuadé de reconnaître le visage d’un mort en croisant un passant.
Duroc avait été condamné et guillotiné une semaine plus tôt. Je n’avais pas voulu assister à son exécution. Vingt généraux, trois maréchaux, deux amiraux et une centaine d’autres hauts gradés connurent le même destin. Tout au long de ce mois, Louisette avait fonctionné comme à la grande époque de la Terreur. L’empereur, magnanime et réaliste, gracia nombre d’officiers, moins impliqués dans la conspiration, simples petites mains exécutantes. Dégradés, ils furent mutés, finissant pitoyablement leurs carrières dans des provinces sans importance. Le prince Louis Napoléon Bonaparte, quant à lui, avait été exilé en toute discrétion dans un château-prison du nord de la France. Il n’était pas bon pour le peuple de savoir qu’au plus haut de l’État les repas de famille pouvaient s’avérer bien plus dangereux qu’ils n’y pensaient.
Peu d’émeutiers furent condamnés : les plus déterminés avaient été tués durant les combats. Les autres, masse non identifiable, regagnèrent leurs places dans les usines, leurs échoppes ou leurs champs, dès le calme revenu, presque comme si rien ne s’était passé. Après la tempête, chacun reprit ses tâches, au milieu des décombres.
Un carrosse noir s’arrêta à ma hauteur. Une porte s’ouvrit, une main gantée m’intima de pénétrer à l’intérieur. Scène déjà vécue, si longtemps auparavant.
— Caro Arlecchino, venez donc vous réchauffer en compagnie de votre Aphrodite, me souffla une voix slave que je reconnus aussitôt.
L’attelage repartit avant même que je ne puisse m’installer. La princesse se tenait devant moi, visage pâle et traits tirés. Elle me fixait d’un regard fatigué. Nous roulions vite et je devais m’agripper d’une main à une sangle pour ne pas, à chaque soubresaut, me précipiter tête la première contre mon hôtesse.
— Sommes-nous poursuivis par la moitié de Paris ? tentai-je vainement, dans l’espoir de soulager cette tension que je ressentais.
Elle aurait dû sourire, esquisser une minauderie, répondre par une taquinerie ou une pique malicieuse. Seul un voile traversa son doux visage, à peine un trait au coin de ses lèvres.
— Si seulement, mon cher Pierre, si seulement. Nous aurions au moins une chance de nous échapper.
Le désespoir contenu dans cette simple phrase me glaça. Que s’était-il passé chez cette courtisane pour soudain la trouver gagnée par l’angoisse et la peur ?
— Princesse, qu’est-ce que cela…
— Olga, je vous en supplie, il n’est plus temps pour les formalités, m’interrompit-elle.
Elle me glissa un petit paquet, enveloppé d’une simple cordelette.
— Prenez, mon ami, ceci vous revient.
J’observai l’étrange présent sans comprendre.
— Je les ai récupérées pour vous, Pierre. Je… je suis perdue, de toute façon. J’en sais bien trop, la purge a déjà commencé.
— Qu’est-ce que…
— Laissez-moi finir, je vous en prie, m’intima-t-elle. Nombre de mes amis sont déjà morts ou ont disparu. Son projet n’a pas réussi, nous sommes trop dangereux, désormais.
— Son projet ? Celui de… celui de l’Ombre, voulez-vous dire ? osai-je lancer.
Elle se recula dans son siège, devenant plus pâle encore, jeta des coups d’œil vers les rideaux tirés, comme si quelqu’un pouvait en surgir.
— Prenez garde aux noms que vous prononcez, s’effraya-t-elle. Elle hésita, soupira brièvement avant de reprendre, d’une voix plus assurée. C’est bien de cette personne que nous parlons, oui. Je… nous… nous l’avons servie. Nous étions de ses plus proches, partageant les mêmes objectifs, la même vision du nouveau monde que nous voulions créer.
Elle posa ses mains sur ses genoux, se penchant légèrement vers moi, comme pour me convaincre.
— Au début, tout était parfait, Pierre. Nous devions infiltrer les libéraux et les militaristes, les monter les uns contre les autres, lui transmettre toutes les informations possibles. Il fallait affaiblir les premiers et favoriser les seconds…
— Pour mieux les détruire ensuite, tranchai-je.
— Vous… vous savez ? Elle s’agita, tremblant légèrement. Peut-être est-ce déjà trop tard, alors ? se dit-elle pour elle-même. Mais oui, vous avez raison, reprit-elle. Le plan était ainsi fait, et après cela, nous aurions pu profiter de ces désordres pour agir.
Je crus enfin comprendre quel était ce dessin dont la princesse me parlait. Quelles étaient les aspirations de cette organisation qui semblait avoir tout préparé, œuvrant en silence, peut-être durant des années.
— Vous auriez… vous auriez détruit l’empire ? m’exclamai-je.
— Non, pas le détruire, répondit la princesse, effrayée par le ton de ma voix. L’empire est trop vaste, ingouvernable, incontrôlable, vous le savez bien. Nous voulions retrouver l’indépendance, redonner à nos peuples la liberté qui leur avait été volée : prussiens, russes, austro-hongrois, italiens, espagnols, belges, tous unis pour…
— Pour nous éradiquer ! C’est une trahison, princesse ! Vous êtes pire encore que ceux-là mêmes qui voulaient assassiner l’Empereur !
— Justement, non, Pierre. Nous ne voulions pas la chute de l’empereur, et encore moins sa mort. Nous voulions un gouvernement fédéral qui aurait permis à chacun de se diriger dans l’intérêt de tous.
— Utopie ! grondai-je.
— Peut-être avez-vous raison, finit-elle par céder. Mais quoi qu’il en soit, tout cela n’est plus, Pierre. Le plan a échoué. Les militaristes se sont montrés trop bien organisés, le peuple trop incontrôlable. L'Ombre a même manqué de se retrouver piégé. Il est entré dans un rage folle, et s'est vengé en faisant tuer tous ceux qui, à ses yeux, se sont rendus responsables de cela. Mon mari et moi-même sommes pourchassés, menacés. Nous allons quitter la capitale dès ce soir, et je tenais à vous prévenir de ne plus chercher à poursuivre… à poursuivre l’Ombre. Je vous en supplie, Pierre, votre vie est déjà en danger, je ne voudrais pas…
— Elle m’échappe, de toute façon, me désolai-je. Cette traque n’est pas faite pour moi, je n’en ai pas l’envergure, les moyens, ni les connaissances.
— Peut-être, mais elle vous étudie, elle vous tourne autour, Pierre. Elle joue avec vous, comme le ferait le chat d’une souris. Vous l’amusez, à courir à sa poursuite comme vous le faites, pensant vous entourer de secret alors qu’elle sait tout et voit tout.
Blessé dans ma fierté, je me redressai, comme le coq au milieu de sa basse-cour.
— Se jouer de moi ? Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
La princesse baissa les yeux, n’osant affronter mon regard.
— Je ne vous ai pas croisé par hasard, à ce bal masqué de la comtesse. Je devais si besoin être le vecteur d’information nécessaire pour son petit jeu. Tout ce que vous avez appris, c’est par sa seule et unique volonté : la trahison de votre ancien ami Louis, la place de Duroc dans le complot. Même le fait de retrouver l’inspecteur Louvel avait été voulu. Ses hommes vous observaient, il n’a rien raté de tout cela, à quelques mètres à peine de votre affrontement. Il a même ri lorsque Louvel a chuté dans le vide. S'il ne s'était pas précipité ainsi, il y avait trois tireurs d’élite prêts à lui trouer le crâne, soupira-t-elle.
Je m’effondrai, fixant la liasse de papier posée sur mes cuisses.
— C’est impossible, murmurai-je.
— Je vous assure que tout cela est vrai, Pierre. Je le regrette sincèrement. Si j’avais su où tout cela allait nous mener, je n’aurais pas signé ce pacte, je vous le jure.
— Mais qui est-ce ? Qui est derrière tout cela ? parvins-je enfin à questionner. Vous avez à plusieurs reprises dit « elle », serait-ce une… une femme ?
— Je ne vous donnerai pas son nom. Femme ou homme, vous ne devrez jamais l’apprendre, sans quoi tout ce que j’aurai fait, tout cela n’aura servi à rien. Considérez que ce « elle » est dû à ma mauvaise maîtrise de votre difficile langue.
Notre attelage s’arrêta. La princesse osa glisser un œil par-dessous l’un des rideaux. Elle resta ainsi une poignée de secondes à observer en silence, s’assurant que nous étions arrivés là où elle le souhaitait, et que la place était libre.
— Nous devons nous séparer ici, mon ami. Lisez ceci, ajouta-t-elle en désignant son présent. Cette trahison à son encontre aura achevé de sceller mon destin, mais peut-être pourrez-vous y trouver une once de réconfort.
Elle prit mes mains entre les siennes, une larme glissant sur sa joue de porcelaine.
— Adieu Pierre. J’aurais tant aimé vous faire découvrir Saint-Pétersbourg et les plaines de Russie.
La portière s’ouvrit, je sortis du carrosse sans pouvoir prononcer un mot, tenant fermement le paquet entre mes mains. L’attelage repartit aussitôt, comme il m’était apparu, disparaissant de ma vue au premier carrefour. Devant moi s’étendait le mur du quartier protégé et la porte d’Arcole, celle-là même que j’avais franchie avec ma phalange.
À nouveau, l’implacable symbolique des lieux me ramenait à mes épreuves passées.
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