QUATRIÈME JOUR

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OSTENDE

Les gyrophares des voitures de pompiers rivalisaient avec ceux des ambulances et des véhicules de police dans l’illumination du voile gris de l’aurore à des kilomètres à la ronde. Leurs éclats faisaient se mouvoir les ombres sur le visage angoissé des personnes les plus proches, leur donnant des apparences de gargouilles tragiques.

Maintenus à distance par le cordon de sécurité, la foule se frileuse formait un cordon continu le long des murs, des fossés et des trottoirs, en dépit de l’heure matinale. Des larmes d’horreur ruisselaient sans honte, sans retenue sur les traits tirés d’une majorité de personnes. De proches voisins n’étaient couverts que d’un manteau tiré à la hâte sur leurs vêtements de nuit, pieds nus dans leurs charentaises. Hébétés, ils paraissaient insensibles à la morsure du froid.

Au cœur des ruines charbonneuses, d’où des fumerolles balançaient toujours, le pas des soldats du feu soulevait de temps à autre une gerbe d’étincelles. Ils repassaient inlassablement aux mêmes endroits, triturant le sol carbonisé de leur perche d’acier, pour s’assurer de n’avoir pas oublié un corps fusionné par la chaleur avec quelques débris calcinés.

L’important cordon de gendarmerie contenait les badauds avec des geste las, limite implorants. Eux aussi étaient accablés par la tragédie. Surtout lorsqu’ils devaient intercepter un désespéré surgit du néant dans la lumière artificielle, se débattant et poussant des hurlements d’animal blessé. Il leur fallait alors attendre l’arrivée des infirmiers pour la prise en charge de ces malheureux en état de choc, puis les diriger vers les véhicules de secours. Mais bientôt d’autres survoltés les remplaçaient, amis ou parents alarmés par un retard inexplicable, avertis par le coup de fil d’un survivant.

De temps à autre s’élevait une clameur en retrait du sinistre. Un groupe empressé se formait autour d’une silhouette au visage maculé de suie, que la peur des flammes avait précipitée droit devant elle, vers les dunes, au plus loin possible du brasier.

En lui-même, l’incendie avait été assez vite circonscrit par les soldats du feu. A l’exception de quelques fantaisies décoratives d’ajout récent, peu d’éléments étaient combustibles. L’édifice datant des trente glorieuses avait été édifié dans un souci de sécurité précurseur des règles anti-feu. Le corps des victimes ne répondait malheureusement pas aux mêmes critères. Une hécatombe qui venait s’ajouter aux drames du Heysel et celui des Tueries du Brabant Wallon.

Le ballet hallucinant des sauveteurs n’était troublé que par les bruits des engins de déblaiement qui intervenaient avec prudence.

A bonne distance du sinistre, trois hommes regagnaient une grosse berline Jaguar dont le moteur tournait toujours. Le plus grand d’entre eux faisait circuler une allumette dans sa bouche, la dressant entre incisives et lèvres, puis la couchant sur sa langue avant de recommencer le basculement. Une méthode de relaxation qu’il utilisait généralement dans les moments de grande tension. Pour l’heure, Carlier s’efforçait surtout de dissimuler une satisfaction qui montait crescendo.

- Si dans les trafics d’armes t’arrivais à mettre la pogne sur une bombe atomique, même une toute petite, sois sympa de m’affranchir, lança-t-il à son voisin, d’une taille légèrement inférieure à la sienne.

Étrangement, la boutade ne vexa par le bouillonnant cadet des Sarrerossi qui semblait abîmé dans des pensées sans fond. Avait-il seulement conscience de l’atrocité dont il s’était rendu coupable ? Probablement pas. Marco ne réfléchissait qu’après coup. Parfois longtemps après. Pour l’heure, il devait surtout se soucier de la façon de contrer la colère d’Aldo si celui-ci devinait l’origine du drame.

- S’il y a autant de macchabées, faut que je rentre au plus vite.

- Pour établir un coupe feu ? Ironisa Carlier en enclenchant la marche arrière.

- Eh ! Oh ! On se calme sur les mots d’esprit, hein ! Gronda Marco.

L’horreur de son geste n’avait pas suffi atténuer son agressivité à fleur de peau. Assis à l’avant, Marcel s’évertuait à justifier l’appellation « place du mort ». Il restait muet, tiraillé entre les projets qu’il avait en commun avec son compatriote et l’admiration renforcée qu’il vouait au numéro deux du gang dont le geste lui avait occasionné une remontée de souvenirs en forme de bouquet final de feu d’artifice. Une salade vieille d’une bonne quinzaine d’années, parfumés aux effluves d’essence, celle-là. Dans sa région natale de Rhône-Alpes, quand le caïd du coin avait délégué une seconde main pour aller remplir une nourrice à une station-service assez éloignée du dancing. Sarrerossi, lui, avait improvisé en usant de ce qu’il avait à porté de main. En l’occurrence, un fond de fut d’acétone prélevé dans un laboratoire de la famille implanté à proximité, au cœur d’une lande balayée par les vents marins si complices à la dispersion les vapeurs d’acétate.

SINT JOB-IN’T GOOR

La tête nichée au creux de l’épaule du Dauphin, Aurore dormait comme un bébé, l’ongle du pouce pesant sur sa lèvre inférieure. Il n’osait remuer de peur de troubler son sommeil.

- Oui ! Chuchota-t-il aux grattements persistants contre le panneau de la porte.

Anaïs apparut, emmitouflée dans une robe de chambre surpiquée. La présence de la jeune fille au prés du Dauphin la stupéfia. Elle peina à trouver ses mots.

- Un monsieur a rappelé. Je ne voulais pas vous réveiller, mais ça fait la deuxième fois. Il demande que vous le rappeliez d’urgence. Il a dit s’appeler « le tout gros », et que vous comprendriez.

- Merci, Anaïs.

- Euh… le blessé est déjà dans l’ambulance et la mère d’Aurore est prête à partir... J’imagine qu’elle va vouloir embrasser sa fille avant de s’en aller…

Daniel remercia d’un signe de tête. La compagne d’Alexandre sortie, il dégagea le front d’Aurore de sa chevelure pour y déposer un baiser.

- Allez, la marmotte suisse ! Il est l’heure. Si sa majesté ta mère te savait dans mon pieu, j’ai toutes les chances de me trouver poursuivi pour détournement de mineure.

- Hum ! Grogna-t-elle d’une voix sourde… Avec tout ce que tu m’as fait subir comme outrages, le risque est mince. Encore plus depuis que je suis majeure sexuelle et que... ouais !

- Qu’est-ce tu racontes ? File vite !

Elle l’attrapa par la nuque pour lui écraser un baiser sur la joue, puis sauta lestement au bas du lit.

- Je raconte que je peux affronter un examen gynécologique sans souci pour ta sécurité. On ne pourrait pas t’accuser de m’avoir déflorée. Ça te va comme explication ?

- Aurore…gronda-t-il sur un ton de reproche.

- En tout cas, merci. C’était super sympa. Ça m’a rappelé quand j’avais peur les soirs d’orage et que mon père m’autorisait à venir dormir près de lui. C’était comique. On se cachait comme si nous étions amants, sauf que j’ignorais le sens de ce mot.

KAPPELEN

En robe de chambre bleu pétrole, aux revers de col lie de vin, Salvatore englobait son jeune cousin d’un regard dépourvu d’aménité. Parce qu’il pressentait une bévue monumentale pour justifier un réveil aussi matinal, il l’avait entraîné dans le cadre plus professionnel de son bureau. Avec Aldo, il était l’une des rares personnes que l’impétueux Marco craignait un peu. Encore que les effets de ce sentiment aux raisons obscures fussent très relatifs.

Le Cadet de la famille devait durer un réel malaise, car sa morgue coutumière l’avait quitté.

Il déballa d’un trait les grandes lignes de l’affaire, prenant soin d’éviter les détails sordides. Le seul aspect positif qu’il fut possible d’inscrire au profit de Marco, c’est que jamais il ne cherchait à minimiser l’ampleur de ses fautes ou à en rejeter le poids sur un autre. Pas plus qu’il ne s’embarrassait à trouver les arguments pour en diminuer la portée. S’il lui était impossible de nier, il assumait. Même pas sûr que ce fut par paresse intellectuelle. Il avait accompli ce que sa nature lui dictait, et c’était tout. L’explication suffisait à le rasséréner ; sa nature. Point.

Le consiglière resta un moment abasourdi. Moins en raison de l’ampleur du drame qu’à cause de l’énergie qu’il allait devoir déployer pour protéger la famille des éventuelles retombées. Lors d’une tragédie atteignant toutes les couches de la population, et surtout les fractions les plus pauvres de la société, le premier beau parleur venu était capable de galvaniser l’esprit dévastateur des foules. Pour le peu qu’il fut doté d’un statut officiel conférant, en quelque sorte, un aspect légal au prêche d’une croisade légitime, on se retrouvait avec des Bastilles assiégées, des monarques raccourcis et des tsunamis de terreur déferlant dans les rues. Inutile de fonder un espoir sur le concours des hommes de pouvoir corrompus pour rasséréner les émeutiers dans ces cas-là. Ils avaient alors bien trop à faire pour préserver leurs propres arrières et leur patrimoine.

- Tu peux faire quelque chose ? Demanda Marco, presque timidement.

- D’abord, trouver les mots pour convaincre Aldo de ne pas te tuer. Dire qu’il va être furieux relèverait de l’inconscience. Pour ceux qui savent se montrer discrets, la Belgique c’est l’Eldorado rêvé pour les affairistes. Même l’Italie est dépassée depuis que l’OTAN et la CE ont planté leur tente ici. Pour tous les business occultes, pour tous les trafics, c’est le pays de cocagne made in América. Mille fois qu’on te l’a répété. Quel que soit le moyen par lequel on les tient, ceux qui nous tendent le parapluie ouvert se défileront si nous causons des scandales qui peut les éclabousser. Mais toi ! Tu ne veux jamais rien entendre, « testardo » que tu es !

A bout de souffle, Salvatore se laissa retomber dans son fauteuil. D’un balayage de la main, il fit signe à son jeune parent de prendre le large, mais vite il se ravisa.

- Au fait, c’était quoi comme briquet ?

- Un Dupont, pourquoi ? Quelle importance ?

- Oh ! Presque rien. Juste le numéro de série.

- Alors Aldo va encore être plus en colère. C’était son cadeau pour mon vingtième sixième anniversaire.

Les dossiers de chantage constitués sur les particularités ou les faiblesses de mœurs de quelques personnalités semblaient bien minces pour espérer endiguer une enquête portant sur une tragédie d’une telle envergure. Après les Tueries, ce fichu drame du football, et ces satanés gauchistes qui multipliaient désormais les attentats à l’explosif, le milieu des années 80 serait décidément à marquer d’un énorme monolithe anthracite dans l’histoire de la Belgique.

Les pressions occultes exercées pour des raisons politiques ou économiques connaissaient elles aussi leurs limites. Restait le recours aux autres officines influentes qui jouissaient d’une couverture légale, mais dont les activités réelles auraient épouvanté la population laborieuse, pétrie depuis l’école primaire d’un sens civique bien trempé. Heureusement ! elles pullulaient.

Le consiglière sortit un répertoire téléphonique du tiroir central de son bureau. Il le déposa sur son sous-main ouvert au tout début, puis il se munit d’une page blanche et d’un crayon. A l’aide d’un code fondé sur des jeux de mots entre patois Sicilien et l’Italien académique, il recomposa un numéro à sept chiffres. Il brûla le coin de page écrit dans un cendrier avant même de s’emparer du combiné téléphonique.

- Allo ! Gilles ? … Salvatore à l’appareil… Si ! Si ! nous nous connaissons. Grâce à nous tu as pu récupérer le dossier qu’un détective privé avait composé sur tes amis et sur toi… le détective Pinchon. Celui qui s’était mis dans l’idée d’enquêter sur un centre d’accueil pour enfants difficiles qui a cramé, près de Waterloo. Un lieu de pèlerinage adoré des gros légumes Bruxellois… Tu y est ? … Tu vois bien que l’on se connaît !… Les écoutes ? Allons bon ! Voilà les phobies enfantines qui redémarrent, maintenant. Je vais tâcher d’être bref. Cette nuit il y a eu un grave incendie à Ostende. Un dancing. Aux premières nouvelles, il y aurait beaucoup de morts. Les propriétaires du dancing sont des mafieux Albanais débarqués depuis peu en Belgique. Il se dit ici et là qu’ils servaient de relais à un trafic de drogue en provenance des pays de l’Est. Ils se moquaient des normes d’hygiène et de sécurité en matière de lieux publiques. Bref ! ils sont responsables à 100 pour 100 du drame accidentel qui est arrivé. J’ai bien dit ; A-CCI-DEN-TEL, Gilles… Il est hors de question qu’une relance de la campagne sécuritaire vienne à nouveau perturber les établissements de nuit sous prétexte de négligence générale. Et il serait très mal venu qu’on entende parler de guerre des gangs comme c’est souvent la règle quand ça touche le monde de la nuit, tu me saisis ?… Fais passer d’urgence le message à tous tes amis de la presse subsidiée. Comme eux, nous apprécions avant toute chose le calme propice aux affaires de tous et de chacun. Il en va de notre intérêt vital à tous.

Salvatore raccrocha. Il conserva longtemps la main posée sur le combiné et son regard fixé sur celle-ci. Pour Aldo, hors de question d’annoncer une pareille nouvelle par téléphone. Le boss vouait à cet appareil une horreur viscérale. Même envers celui de la ligne secrète, tirée dans son bureau depuis l’immeuble contigu et placée au nom d’une voisine octogénaire insoupçonnable. La hantise des écoutes, bien sûr. Son usage avait beau en être niée par toutes les démocraties, ou prétendument subordonnées à tant de démarches qu’elles étaient quasi impossibles à obtenir de façon abusive, pas un pouvoir en place n’était assez demeuré pour se priver d’un moyen de domination aussi rudimentaire qu’efficace. En plus de çà, le madré Italien détestait parler à une personne dont il ne pouvait voir le regard.

Après mure réflexion, Salvatore chercha dans son carnet le numéro de téléphone de « La Sentinelle ». Une bonne pêche aussi qu’avait réalisé ce nazifiant de Français. Le consiglière ne s’était pas donné la peine d’effectuer des recherches sur le génie du Reich dont Carlier se revendiquait à tout bout de champ. Pas plus que sur ce fameux bordel berlinois remodelé par ses soins pour favoriser les confidences sur l’oreiller. La seule chose qui lui importait, c’était le statut et l’identité des piégés. Une chance que Marco ait eu la présence d’esprit de récupérer le projet à son profit.

Le Normand et son poisson pilote estropiés comme chef de guerre, c’était très bien. En cas de coup dur, les avocats sauraient mettre en exergue le chauvinisme éprouvé envers les Français et l’opposer à celui ressenti pour les Italiens. Et en tirer profit en exaltant leurs caractères incompatibles. Le public raffole de ces fresques picaresques aux relents xénophobes qui ne résolvent jamais rien mais rapportent énormément d’audience aux médias.

BERCHEM

Daniel roulait sans but dans les rues grises du port, histoire de se ménager un instant de réflexion sur les dernières nouvelles emmagasinées. En dernier lieu, juste avant qu’il ne quitte le château des Ordanov, Zag à-demi ensommeillé lui avait transmis par téléphone la date du rendez-vous arrangé avec Aldo Sarrerossi ; l’après-midi même. La rencontre aurait pour cadre une propriété privée des environs de la capitale. L’extrême brièveté du délai attestait du soucis de l’organisateur d’éviter aux maximum l’élaboration d’un traquenard par l’une ou l’autre des deux parties. Don Francesco, le rouquin aux verres de myope, l’attendrait pour sa part à quatorze heures à Zaventem, au bar de l’aéroport.

Difficile d’accueillir comme un contre-temps cette entrevue souhaitée par lui, avec la conscience des difficultés d’organisation qu’elle impliquait. Aucune piste susceptible de lui fournir un indice sur l’exécution de Max ne pouvait être négligée, même si ce rendez-vous fichait par terre son planning de la journée. Quoi entreprendre d’utile en si peu de temps ? Il décida de téléphoner d’une cabine à Coralie pour s’informer des résultats de son échange téléphonique avec le sénateur.

Le rendez-vous était fixé dans la propriété du politicien, pour le lendemain matin au petit déjeuner. Elle lui révéla qu’elle comptait s’y rendre accompagnée d’un témoin, Laurence.

Laurence ? Tiens donc ! Pour un peu il l’aurait oubliée celle-là. Quelle meilleure source qu’une journaliste pour se tenir au courant des tribulations récentes du pays pourtant ? Il se gourmanda d’avoir dédaigné sa proposition d’aide.

Le siège du journal « La Sentinelle » se trouvait à quelques minutes, à Berchem. Un building de verre et d’acier qui regroupait la totalité des activités de l’entreprise, des rotatives aux bureaux directoriaux. La façade principale donnait sur le Gemeentelijk Park où les canards disputaient bruyamment aux mouettes et aux goélands les quelques miettes de pain que les rares promeneurs jetaient sur les pelouses détrempées.

La direction occupait le dernier étage. La standardiste l’embrouilla en tentant de lui expliquer la topographie des lieux, mais la secrétaire personnelle de Laurence, avec laquelle il eut la chance de se retrouver dans l’ascenseur, le dirigea jusqu’au bureau de la rédaction.

Les hanches dessinées par une jupe moulante, le chemisier blanc généreusement déboutonné, la cheffe d’entreprise exposait son point de vue avec véhémence à un comité d’employés attentifs qu’elle dépassait tous par la taille. Le teint rosi par l’emportement, elle ponctuait chacune de ses phrases en sabrant l’air de la main. De la voir ainsi mener son monde à la baguette, au travers de vitres de la salle de réunion, le fit sourire. La jeune fille timide, terrorisée par les explosions de grenades lacrymogènes au point d’en frôler la syncope, avait parcouru un sacré bout de chemin depuis la Quartier Latin.

Laurence adulte n’avait visiblement plus grand chose à voir avec la pasionaria acnéique et enragée, capable de citer de mémoire la liste de tous les auteurs subversifs. Mais sur laquelle un effleurement des seins un peu poussé se muait en lavage de cerveau, qu’un baiser passionné transformait en gargouille un jour d’orage. Conséquence d’une éducation calviniste trop rigoriste ? Les deux fois où leurs chemins s’étaient recroisés, jamais ils n’étaient parvenus à s’isoler assez longtemps pour évoquer cette curieuse période de basculement social qui les avait tant rapprochés.

Au hasard d’une gesticulation qui lui fit tourner le buste, elle se figea. D’nstinct, elle rectifia sa coiffure d’une tape et tira sur ses vêtements comme une élégante surprise en flagrant délit de négligé. Après quelques directives succinctes, elle planta là son staff interloqué. Par d’amples mouvements du bras, elle indiqua au Dauphin la situation de son bureau qu’elle rejoignit de son côté en traversant la salle de rédaction.

Tandis qu’il s’aventurait dans la pièce jouissant d’une généreuse clarté grâce aux deux murs d’angle entièrement vitrés, Laurence ordonnait à sa secrétaire particulière de condamner sa porte et le téléphone pour quiconque. D’une pression du doigt, elle fit basculer les lamelles de tous les stores des vitres donnant sur l’open-space.

- Excuse-moi, attaqua-t-elle. Suffit de rater le début d’un brainstorming pour voir refleurir les mêmes conneries mille fois ressassées !

- Navré d’avoir interrompu la reprise en main de tes troupes, dit-il en piquant d’un baiser les joues qu’elle lui tendait en inclinant le buste.

- Tu parles ! Tu n’y es pour rien. C’est Cora qui m’a tenu la jambe pour l’accompagner demain chez ce fossile abruti de Van Voélétincks. Note, si elle ne l’avait pas fait, je lui en aurais voulu à mort. Ça n’est pas si souvent qu’on peut épingler ces salopards toujours à l’affût de lois tordues pour gaver toujours plus leurs vaches à lait de lobbyistes.

Le débit verbal de Laurence se positionnait entre la rapidité de frappe du pic-vert adulte et celui de la MG42 créée pour le front de Russie. Son laïus, elle l’avait déversé de dos, le temps de gagner son siège directorial et d’opérer un demi-tour. Sourcils froncés, elle contemplait le Dauphin interloqué.

- Ah ! Je présume que Coco ne t’a pas informé ? Cet abruti de vieux queutard n’a pas trouvé mieux que d’épouser une poupée russe suspendue aux fils du KGB. Une marionnette que deux nains de jardin du parti socialiste lui ont collée dans les pattes en l’invitant presque innocemment dans un boxon frontalier. Apparemment, si la Mata Hari Mamouchka du vieux n’était pas complice, elle est tombée à son tour dans le bourbier de Kappelen, exactement comme moi. Tu sais que ce vieux con suivait la même ligne éditoriale choux-putrides que Léon Degrelle, Hervé et Simenon pendant la guerre ? Il a failli y laisser ses couilles à la libération. Mais depuis, il a trouvé des âmes charitables pour témoigner de sa ferveur patriote. Combien ça a pu lui a coûter, tout le monde l’ignore, mais il a même décroché une médaille de la Résistance.

- Tu sais, les histoire de guerre et moi…

- Dans la presse on a la mémoire longue concernant les pestiférés. Maintenant, sur un plan pratique et purement contemporain, la hantise des odeurs de vieilles merdes remuées n’est pas à négliger quand il y a derrière des bras intéressants à tordre...

Elle s’était installée derrière son bureau et s’affairait à ranger quelques objets n’exigeant nullement de l’être. Crainte que son verbiage truculent pêche par manque d’intérêt ? Histoire de se donner une contenance ?

- Tu n’as pas beaucoup changé, allégua-t-il d’un ton badin. Sinon les centimètres en plus. En hauteur, je parle, bien sûr !

- Arrête ! Rétorqua-t-elle en riant. Ne me fais pas rougir. J’ai déjà bien assez chaud comme çà ! Le bar est derrière cette sculpture, là. Sert-toi un verre pendant que je me rafraîchis. Pour moi ce sera un triple sec.

- A neuf plombes du mat ?

- Pffff ! Tu vas pas faire chier ? Tu t’embourgeoises, mec ! Ces cons de la rédac’ m’ont déshydratée avec leurs gnagni-gnagnans de l’incendie. Bon !… C’est une catastrophe, c’est vrai. Mais, entre les Tueries de Wallonie et le Heysel, le public commence à être sérieusement saturé niveau carnages. S’rait p’t’être temps de prendre de la hauteur. De chercher au-delà que la simple fatalité.

Daniel se fit violence pour masquer son trouble. Les communiqués radios diffusés en boucle faisaient état de près d’une centaine de morts. Singulière réaction pour la dirlo d’une feuille de chou régionale. La presse toujours prompte à surfer sur l’empathie populaire, quand elle ne se chargeait pas de la formater, la presse faisait rarement la fine bouche devant des drames d’une telle ampleur.

Histoire d’esquiver le côté troublant du constat, il nota que la décoration ultra moderne de « La Sentinelle » relevait sûrement du même architecte d’intérieur que celui de la banque de Coralie. Il ne devait pas se fouler énormément en matière de personnalisation des décors. Alliage d’acier laqué et d’acier inoxydable glacé ou brossé pour habiller les murs, dissimuler portes de communication, les placards et autres resserres. Les sculptures modernes qui trônaient sur des présentoirs étaient élaborées à partir d’outils de tous corps de métiers, de pièces mécaniques. Un Paco Rabanne de l’agencement des locaux commerciaux ?

Tandis qu’il découvrait le bar encastré dans le mur, dans son dos, Laurence avait fait pivoter deux vantaux impossibles à distinguer des autres panneaux pour un étranger. Le coin toilette ainsi dégagé, d’un blanc immaculé, offrait un violent contraste avec le bleu marine de la décoration. L’éclairage au néon qui s’était allumé à l’ouverture des portes créait une bulle de lumière presque aveuglante en frappant de ses rayons crus l’inox du lavabo et le marbre laiteux qui tapissait les murs.

En se tournant, Daniel découvrit que la jeune femme avait ôté son chemisier. En soutien-gorge, le buste incliné sur la vasque, elle se rinçait le visage à grandes eaux. Au travers du tissu tendu de la jupe, la culotte offrait son contour en relief. La reporter débutante qui rejetait l’idée du mannequinat avec horreur - « Ils s’emboîtent tous comme des Legos, là dedans ! »- avait acquis des formes opulentes à électriser la libido des momies. Il approcha, le verre à la main, et se planta derrière elle.

- C’est sympa d’avoir accepté d’accompagner Coralie, dit-il.

- Pas autant que toi pour les photos et les cassettes, répondit-elle au travers de l’épaisseur de la serviette éponge.

Ces ablutions lui semblèrent se prolonger plus que de raison. Il gagna l’un siège disposés face au bureau, sans quitter des yeux la croupe épousée par la jupe comme un gant de latex. Pas évident de chasser de son esprit le souvenir volcanique de cette jeune adulte à la sexualité vorace, sûrement contrariée en sa prime adolescence par la rigidité de mœurs parentale.

- Question à cent balles. Tu savais qui te faisait chanter ?

- Pas difficile à deviner. Le grenouillage d’État avait détesté certaines investigations que nous menions sur l’attribution des marchés publiques de rénovation du ring de Bruxelles et sur celles d’ici, en priorité dans le Quartier des Marins. Notre enquête portait aussi sur les curateurs que l’avocat Graindorge, du barreau de Bruxelles, avait qualifiés de « système mafieux ». A juste raison, d’ailleurs. Il leur fallait s’assurer de mon silence. Le passé de résistants de mon père et de mon grand-père me plaçaient à l’abri de pas mal d’attaques directes de la part d’opportunistes d’après-guerre, mais pas de toutes. Surtout pas celles dirigées au-dessous de la ceinture. J’ignore l’ampleur de la collusion qui relie ces affairistes voyous aux bonzes de la justice, mais une chose est certaine ; la première de leur exigence fut la mise au ban de la société du gauchiste Graindorge, dérisoirement rebaptisé Grain de Riz pour saper sa crédibilité. Ici, rebelote. Je me suis faite crucifiée pour avoir fourré le nez dans les magouilles immobilières lancées sur les friches du port et les quartiers insalubres. Tu as vu la cavalcade de chantiers qui s’ouvrent partout ? Tu parles d’une coulée d’or ! Nos amis, enfin, nos ennemis tiennent le secteur BTP d’une main de fer. Et c’est mondialement connu, les Italiens sont les maîtres incontestés de la renaissance. Et pour ce qui est de la culture, ils savent d’instinct où diriger l’arrosoir.

Laurence reconstitua son maquillage léger, puis renfila son chemisier avant de venir prendre place face au Dauphin. Les fesses en appuis sur le bord de son bureau, elle croisa les jambes au galbe magnifique et tendit son verre pour trinquer.

- A ta libération !

- A la tienne aussi ! Répondit-il sur le ton de la plaisanterie.

Le sous-entendu la fit s’étrangler. Elle ouvrit la bouche pour commenter, mais Daniel bloqua net ses explications d’un geste de la main. Quel que fut le contenu des cassettes, elle n’avait rien à justifier. Sauf si en parler l’aiderait à combattre le stress, lui assura-t-il.

Elle tînt à l’éclairer quand même sur sa situation. Pour elle-même l’exorcisme était superflu, elle assumait ses errements. Pour sa fille, impliquée dans le dernier tournage, il en allait autrement. Ils avaient piégé l’adolescente par le biais de la drogue, mais ne l’avaient utilisée qu’en renfort aux pressions inefficaces exercées sur elle. Parce qu’ils la trouvaient encore trop récalcitrante face à leurs exigences. Michèle ne s’étant jamais confiée sur cette expérience. L’interroger au risque d’éveiller ses soupçons était donc impensable. Elle était beaucoup trop fine. Elle continuait cependant à vivre dans la dépendance de cette saleté de produit qui lui rongeait la santé et la vie.

En bonne reporter, elle interrogea Daniel sur les causes réelles de son arrestation. Le prétexte de la drogue lui était apparu absurde, comme à tous ceux qui le connaissaient. Le transport d’une somme en liquide aussi faramineuse restait quand même une aberration aux yeux des esprits les plus ouverts. Ça relevait de la faute de débutant la plus veule qui soit.

- Aux yeux des occidentaux, sans doute. Pas aux yeux des Asiates. Le paiement exigé en liquide avait ses raisons d’être. Des raisons diamétralement opposées à la volonté gouvernementale de moraliser les flux financiers. Paris n’a pas été choisi par hasard.

- Selon toi des pontes étaient mouillés ?

- Pour de l’armement, ça me paraît évident. Même si mon arrestation impliquant la saisie de l’argent risquait de contrarier leurs intérêts immédiats.

- L’intervention d’une personne étrangère au deal, en somme ?

- Effectivement. Le grain de sable imprévisible.

Laurence vida son triple-sec cul sec et tendit le verre à Daniel pour une seconde tournée.

- Soit ! C’est une piste à creuser. Mais la saisie d’argent n’a pas dû contrarier la vente. Sinon, si tant est qu’il y ait un rapport avec celle-ci, pourquoi aurait-on tué ton ami ?

- C’est bien là que se situe le problème. Même votre canard s’était payé la tête des douanes sur le coup de bluff de Max et son bouddha en or. On m’a transmis tous les articles de presse se rapportant à l’affaire. Si Max n’était pas parvenu à faire passer les pierres à la douane, il n’aurait eu aucune raison d’organiser leur paiement à Paris. Si au final il ne les avait pas payées, on m’aurait présenté l’addition. A contrario ; si les tueurs s’étaient emparés d’une telle quantité de pierres, les cours du rubis aurait subi un véritable séisme. Or, ça n’a pas été le cas. Et ça ne l’est toujours pas sur la qualité des vrais « sang de pigeon » du Mogok S-T, les pierres les plus cotées après le diamant. Donc, Max a bien réglé une quantité phénoménale de cailloux qui se trouvent toujours dans la nature. Et ça n’explique en rien sa mort parce que, si on avait voulu les lui extorquer, on l’aurait embarqué pour le faire parler. Pas flingué stupidement sur la voie publique. Rien ne colle.

- Sa mallette lui a été volée, fit-elle observer. C’est du moins ce qu’on prétendu des témoins et ce qui a été confirmé la police.

- Juste. Reste à voir la taille de la mallette. Mais il est impensable que Max ait pu transporter autant de milliers de carats sans la moindre précaution. Ça ne lui ressemblerait pas du tout. Et je te répète, les cours du rubis sont restés stables. Tu dois bien te douter que je les ais tenus à l’œil.

Pour se détendre, ils orientèrent le conversation sur les grandes lignes de leur vie depuis leur dernière rencontre, lors de l’inauguration d’un palace dans la capitale, plusieurs années auparavant. Elle leva le mystère sur sa stupéfiante prise de taille en fin de croissance en l’attribuant à la pratique du basket. Omettant de lui expliquer que ce débordement d’énergie, pour des raisons thérapeutiques, avait suivi un accouchement difficile. Il accepta de satisfaire sa curiosité en lui livrant quelques confidences sur ce fameux cartel de Medellín qui accaparait de plus en plus souvent le devant de l’actualité et qui alimentait l’intérêt de la presse mondiale. Surtout depuis que le tout aussi fameux parrain Escobar s’était vu déchoir de son titre de parlementaire.

- Pourquoi tiens-tu à ce que ce soit ce vieux birbe de Van Voélétincks qui te fournisse des certificats d’embauche, pour ton ami et pour toi ? Je t’ai dit, c’est un vieux collabo compromis jusqu’aux ouïes avec Staf De Clerck du VNV. Il était ami de Léon Degrelle et cul et chemise avec le colonel Van Coppenole des Gendarmes Noirs. La Brigade Blanche à mitraillé sa maison et l’a même attaqué à la grenade. A la libération, les résistants l’avaient enfermé dans la cage des hyènes au zoo et il s’en est fallu d’un cheveu qu’ils ne l’immergent dans le port avec une ancre autour de cou. Il est le protecteur en Belgique de Wackenhut, une société de protection qui est un vrai nid de barbouzes et de mercenaires. Une espèce de vitrine légale de la CIA noire. Pas du tout un profil qui s’approche de tes convictions, dis donc.

- Pour cette ordure, je sais. C’est à son frère qu’un pote a taxé l’entrepôt à bières pour y créer son boui-boui. En ce qui concerne mes convictions, oublie. J’ai viré ma cuti. Depuis que j’ai compris qu’on ne changeait pas le monde avec des slogans, j’ai tout simplement changé de monde. C’est plus reposant. Et ce que font ou pensent les autres, tant que ça ne me touche pas, je m’en tamponne le coquillard.

- Tiens ! L’expression me plaît. On dirait de l’Audiard. Je la note. Mais, si tu veux, je vous en signe, moi, des certificats d’embauche.

- Laurence. Si ce mec-là est toujours vivant, s’il a su conserver autant d’influence, c’est qu’il profite de protections que tu n’auras jamais. Demande-toi si tu serais encore vivante si tu avais sur la conscience la moitié des saloperies dont il s’est rendu coupable. Maintenant, est-ce que tu crois vraiment que les flics m’accorderaient un port-d’arme en expresse si c’est toi qui m’embauchait comme garde du corps ?

- Mais pourquoi lui ? J’ai du mal à piger…

- Quel est le pire prédateur du monde politique actuel, selon toi ?

Elle sentit le rouge de la confusion lui monter aux joues.

- Rassure-moi sur un truc. Tu m’as bien dit que je devais agir comme-ci j’ignorais que mes maîtres chanteurs avaient perdu leur emprise sur moi ?

- Absolument !

- Bon ! En ce cas… à nonante-neuf pour cent de chances, l’incendie du dancing relève d’un acte criminel signé par les Italiens. J’ai été briefée par téléphone ce matin par un ponte de Belga qui se faisait dessus. L’affaire doit être traitée comme un accident. Dixit les plus hautes autorités politiques et judiciaires du pays.

Daniel contempla longuement le fond de son verre, puis il leva vers elle un regard serein.

- Fais comme on te l’ordonne. Il est trop tôt pour t’affranchir de cette tutelle. Surtout si tu risques d’être désavouée par le reste de la profession.

- L’affaire ira rejoindre la pile des « plus tard »… quand la presse aura retrouvé son autonomie et sa liberté de parole.

Les lèvres déformées par un sourire ambigu, il leva son verre pour trinquer à la sagesse de la résolution.

- Tiens ! A tout hasard, reprit-il. Puisqu’on parle dossiers en souffrance. On m’a parlé d’une gamine mineure qui aurait disparu de Bruxelles il y a plusieurs mois. Une fille de bourge qui avait donné signe de vie d’un boui-boui du port avant de se volatiliser, ça te parle ?

- Quel rapport avec toi ?

- Avec moi, que dalle. Mais avec Max faut voir. Il se serait lancé sur les brisées du ou des ravisseurs. Sur une même piste qui s’était bouclée en cul-de-sac pour des privés. Une impasse du style fosse clandestine, si tu vois le genre.

- Tu sais, des cas comme çà on en traite des dizaines par an. Ces affaires de mineurs ça pue encore plus que les banales histoires de cul. A brûle-pourpoint, j’ai bien deux noms qui me viennent vaguement à l’esprit, mais je peux mettre quelqu’un sur le coup si c’est important à tes yeux. Rien d’autre sur les enquêtes de Max ?

Le Dauphin la dévisagea longuement, pesant le pour et le contre avant de consentir à se livrer. Que ces révélations la mettent en danger ne faisait aucun doute dans son esprit. Mais on n’assurait pas la survie d’un quotidien aussi marqué dans la lutte contre l’abus de pouvoir qu’était La Sentinelle en affichant une mentalité de béguine.

- Dans ses papiers, j’ai trouvé une chemise consacrée au WNP, style fanatiques fachos, à des milices privées, ainsi qu’une autre provenant de la SE sur un groupe gaucho appelé CCC. Ça te parle ?

Laurence s’accrocha vivement aux accoudoirs de son fauteuil pour enrayer sa brutale glissade vers le parquet. Ces sigles ne se contentaient pas de lui parler. Ils venaient de la cueillir au creux de l’estomac avec la délicatesse d’un uppercut de Cassius Clay.

ZURENBORG

La fumée du cigare que Marcel tétait comme un forcené inondait vainement l'habitacle de la Camaro. Chaque entrée ou sortie de l'espèce de poulpe géant vautré au travers de la banquette arrière le contraignait à déserter son siège pour lui livrer passage. Une gène somme toute négligeable comparée à l'horreur de recevoir dans le cou les postillons plombant chaque compte-rendu que Germain se croyait contraint de leur livrer lors de ses retours.

Au départ, le Lyonnais avait cru judicieux de prendre ses aises sur la banquette arrière. Position qui s’était vite révélée intenable en raison du mélange de remugles brassés par la ventilation. Entre les miasmes aigrelets dégagés par l’infirme à chaque déploiement de son étrange carcasse, et l’odeur d’eau de toilette sucrée que émanait du chauffeur, il s’était retrouvé en un rien de temps proche du malaise, au bord de l’esclandre.

Le malfrat Français avait toujours détesté Anvers qu’il trouvait grise, ennuyeuse à mourir, et fleurant des relents de déchetterie à cause des marées. A présent qu’il en parcourait la moindre venelle avec les deux boulets que lui avait infligés Salvatore, il se sentait sur le point de haïr le port autant qu’on peut vomir le mitard, prison dans la prison où les rebelles se voient clquemurés dans l’arbitraire le plus absolu. Une peine de mitard, oui. C’est tout à fait ainsi qu’il considérait sa mission. Mais, soldat consciencieux, il mettait un point d’honneur à répondre aux ordres au mieux de ses possibilités. Sans rien laisser au hasard.

Quand même ! Ces deux caricatures de film à l’américaine auraient pu prendre une quatre-portes. Pas ce cageot motorisé couleur coulis de tomate, dont le bruit du moteur menaçait l’intégrité des carreaux des riverains à chaque changement de vitesse.

- C’est quoi, là-dedans ? S’informa-t-il en désignant un porche orphelin de ses vantaux.

Gérald appuya instinctivement sur le frein.

- Une cour de garages. On se trouve dans la rue derrière celle du Duc, mais y’a pas communication entre les deux. Y a que dalle à renifler, grasseya le bossu en lui présentant le sourire hideux de ses chicots goudronnés par-dessus le dossier de son siège.

- Et lui ? C’est le gardien ? Lança Marcel d’une voix sarcastique, en s’écartant. Pourtant ça a l’air rupin dans le secteur.

Il désignait du menton le clochard assis dans le passage qui marquait l’immeuble en son milieu. Un individu hirsute emmitouflé dans une espèce de sauna individuel en cartons d’emballage. Seule sa tête ébouriffée, casquée d’un chapeau informe rejeté sur la nuque, émergeait des panneaux bruns. Il darda vers le véhicule importun un regard d’abord farouche, puis brusquement radouci au constat qu’il ne pouvait s’agir d’un véhicule des services sanitaires de la ville. Il émergea de sa gangue d’un roulement d’épaules pour traverser la rue. Le chauffeur entrebâilla la vitre.

- Eh ! mes beaux princes ! vous auriez p’têt’e une ‘tite pièce pour me payer un p’tit coup d’bibine.

- Ça dépend de toi, lui rétorqua le chauffeur. Si tu peux nous aider, tu peux même compter sur un pack.

- Un pack ? C’est Byzance ! Faut que j’me fasse enculer par combien de mecs pour çà ?

Ce disant, il se pencha un peu plus et reconnut à l’arrière le faciès du bossu à nul autre comparable. Après un mouvement réflexe de recul, il se ménagea un temps de réflexion. Entre une ration de bière d’une demi-journée et une pleine charretée d’emmerdes, le pilon hésitait sur quelle case jeter sa mise, d’un coup. Marcel mit cette indécision à profit pour se pencher devant le buste du chauffeur, histoire d’approcher de la vitre légèrement entrouverte.

- Y a trois nuits, y’a des amis à nous qui ont tourné dans le coin. Depuis, on les cherche. T’aurais vu passer quelqu’un, des fois ?

Le clodo se gratta le crane avec énergie, l’œil madré. Il rattrapa au vol son vestige de chapeau qui s’envolait, puis contempla avec fascination le billet de mille francs pliés qui glissait de droite à gauche sur le rebord de la vitre. Il referma les doigts dessus avec avidité, mais l’espèce de pince de homard qui la manipulait tenait ferme.

- Y a trois nuits, un prince m’a donné le même biffeton que toi. Il m’en a même donné plusieurs, mais… Pourtant, il m’avait rien demandé en échange, lui.

- Qui c’est ? Aboya le bossu avec une telle soudaineté que le clochard épouvanté effectua un bond en arrière.

- Il est possible que c’était un gars qu’on appelle Le Futé !… J’me souviens plus vraiment… Moi, y m’ont viré de là-bas ces salauds, à cause que… Mais p’t’êt’e que si…

- Le Futé aurait un garage là-dedans ? Le coupa Gérald, le chauffeur, à l’adresse du Bossu.

Aiguillonné par l’espoir d’obtenir un autre billet, le sans-abri donna dans l’exubérance. Il se décoiffa et joignit le geste à la parole pour accroître la force de son récit.

- C’est la première fois que je le voyais dans le secteur. Il était certainement venu chercher des trucs avec un autre type qui conduit comme Jacky Icx. Putain ! j’ai cru qu’il allait me cisailler les guibolles avec sa Lancia, ce con !

La marque de la voiture provoqua chez Marcel l’effet d’une décharge électrique. Ses doigts lâchèrent le billet de banque. Pour un peu, il aurait tassé le chauffeur sous le tableau de bord pour pouvoir s’extraire plus vite de la Camaro par la vitre. Sa main mutilée accrochée au rebord de la portière fascina le clochard.

- Une Lancia, t’as dit ? Quelle couleur ?

- Je… je sais pas, moi, bafouilla-t-il. Foncé, y’m’semble. J’ai pas bien fais gaffe. Pour la marque, j’ai bossé comme mécano… mais les couleurs… Attendez, les gars. Moi je sais plus…

Le rafraîchissement brutal d’atmosphère le terrorisait littéralement. La vue de Marcel qui s’extrayait de la voiture le l’incita à reculer, par prudence. Il agita le billet de loin pour le rendre, hésitant à prendre ses jambes à son cou à la prescience subite d’avoir misé sur le mauvais cheval. Germain Berlitz avait anticipé son geste. Avec une agilité ahurissante, sa silhouette tourmentée avait fusé de l’arrière à la suite de Marcel. Elle se déploya par-dessus la malle de l’Américaine pour atterrir prés du clochard.

- Viens par-là, toi. Je crois qu’on va avoir à causer. Je sens que tu nous caches des trucs.

Marcel posa le bras sur le pavillon et s’y appuya du menton pour profiter du spectacle. Le corps redressé, le bossu repoussait la toise aux abords des deux mètres. Avec ses membres grêles et terriblement puissants d’orang-outan, sa tête chevaline plantée de guingois sur un torse curieusement tarabiscoté, l’insupportable odeur de lait rance qu’il dégageait, et contre laquelle aucun déodorant n’était en mesure de lutter, il ne fallait guère aller chercher plus loin les causes de son effroyable réputation auprès des filles du port. Pour peu qu’il dévoilât ses caverneux chicots bruns, plantés çà et là dans sa mâchoire d’animal préhistorique, et la crainte bien naturelle avait toutes les raisons de se muer en panique horrifiée.

Sans effort apparent, le bossu avait décollé le clochard du sol en le saisissant par le dos de ses hardes. Il le plia en deux comme on ferme un canif et le tassa dans le coffre de la voiture avec la même aisance qu’un homme de stature moyenne l’eut fait d’un chiot.

- On va l’amener à l’entrepôt d’Alfred, dit-il avec un sourire sadique lorsqu’il reprit sa place derrière Gérald. A cette heure-ci, c’est tranquille.

Le bellâtre connu dans le Milieu sous le nom de « l’Élégant » démarra en s’abstenant de commenter. S’il y avait une habitude qu’il tenait en horreur chez cette frange de population qui lui assurait de confortables subsides, c’était bien cette propension à ne chercher aucune autre solution aux problèmes que la voix la plus radicale, celle de l’extrême violence.

KORTE VLIERSTRAAT

Le jeune pandore au visage boutonneux peinait à soutenir le regard gênant du brigadier Fernand. Des pupilles glauques si rapprochées qu’elles lui donnaient l’air de loucher, mais qui vous infligeaient surtout le sentiment d’une poussée de strabisme convergeant lorsque vous les fixiez de trop près. Et là, avec sa tête osseuse à crinière de lin, encastrée dans le guichet de la salle des pièces à conviction, difficile de prendre du champ.

- On sait bien que le vieux Simon s’est choppé la courante hier soir. Nous, ce qu’on te demande à vérifier, c’est juste le contenu de la boîte ramenée de la perquise d’avant-hier à Kappelen, chez un dénom-mé Sarrerossi. Simon aurait été là, il ne nous aurait pas causé problème. Faudra t’habituer un peu si tu veux intégrer la crème de l’élite, bonhomme. C’est comme çà que ça fonctionne ici. Au fait, c’est vrai que tu cherches un filon pour une bague de fiançailles ?

Soufflé le jeune pandore ! Il dévisagea son collègue béat de stupeur.

- Tu me diras quel prix tu veux mettre, quelle genre de pierre tu veux, et de quelle taille. Je t’arrange çà le plus vite possible avec mes potes Juifs de la Pélikanstraat. En attendant, tiens !… Considère ça comme un acompte sur le futur cadeau de mariage du groupe.

Le jeune gendarme tourna plusieurs fois l’enveloppe brune entre ses mains avant de se décider à l’ouvrir. Et là, il ressentit comme une brûlure du papier dans sa paume. A la vue du nombre de billets de 5000fb, il hésita entre jeter l’enveloppe et s’évanouir sur le champ. La grande paluche de Fernand s’abattit sur ses mains tremblantes.

- Sois pas con ! On te demande pas la mer à boire. Juste pouvoir jeter un coup d’œil. On en a pour cinq minutes. T’auras juste à surveiller le couloir.

- Vous ne piquez rien, hein, les gars ? S’alarma l’apprenti pandore.

- Tu veux compter les scellées devant nous ? S’offusqua le grand escogriffe, apparemment vexé.

Le jeune fit jouer l’imposante serrure de la porte massive, peinte en bleu foncé. Fernand en interdit l’ouverture en s’accrochant à la tablette parce que deux collègues s’amenaient dans le couloir. Une fois ceux-ci passés, il poussa le vantail.

- Tu fais mine de rien. Tu surveilles le couloir comme-ci tu attendais l’arrivée de quelqu’un. Et fous çà dans ta poche, dit-il en pointant l’index vers l’enveloppe.

Christophe en serre-file, les deux hommes en uniforme prirent la direction du fond de la pièce d’un pas pressé.

- Tu ne veux pas que je te dise quelle étagère ? Proposa le jeune.

- Pas la peine. J’ai marné à ta place pendant deux piges, mec !

Encore sous le choc de la découverte, l’apprenti pandore infiltra la tête par le guichet tandis que, de la main gauche, il s’évertuait à compter les billets de l’enveloppe enfoncée dans sa poche de pantalon. Si tant est qu’il ait remarqué que l’accompagnateur du brigadier Fernand était porteur d’un gros attaché case, il s’abstint d’en faire remarque.

Une fois le carton déniché, Fernand le disposa sur l’une des petites tables prévues à cet effet. La substitution était des plus simples puisqu’il suffisait aux deux ripous de remplacer les pièces prélevées par celles qu’ils avaient amenées, portant exactement le même numéro d’enregistrement sur le sac de scellés. La célérité dans l’action du grand escogriffe buta subitement sur une découverte inattendue. Un magnifique Désert Eagle stainless.

- Va t’assurer que le môme ne déconne pas, dit-il d’un ton détaché à son partenaire.

Une fois Christophe éloigné, Fernand se glissa l’arme à la ceinture, sous sa vareuse. Permuter des flingues frauduleux pour les remplacer par des pièces de collection dûment répertoriées, passe encore, c’était juste un boulot de routine avant que ceux-ci ne soient soumis à l’expertise balistique. Mais immerger une telle merveille dans l’eau du port, avec les autres armes à faire disparaître « coûte que coûte », alors que le seul reproche à lui adresser était sa clandestinité, pour un amateur de pièces rares tel que lui, la tâche atomisait les limites du masochisme pour s’apparenter à un crime imprescriptible.

RÉGION BRUXELLOISE

Au sortir d’un virage enclavé entre de hauts talus, le premier détail qui choquait les yeux du promeneur était l’immensité de la plaine qui s’étendait à perte de vue sur la droite de la route. Le second était la densité de la forêt qui bouchait l’horizon du côté opposé de la chaussée, comme la masse sombre d’une forteresse menaçante. Le troisième élément remarquable du décor était ce mur en moellons de huit pieds de haut, parfaitement entretenu, coiffé de milliers de tessons de bouteille, qui ceignait ce domaine forestier en épousant les méandres de la route, et qui semblait n’avoir pas de fin. De temps à autre, une échauguette s’en détachait dans un état de tel fraîcheur que l’apparition d’un soldat Espagnol en armure aurait paru naturel.

Au terme d’une course de deux kilomètres, l’angle de la propriété était coupé à quarante-cinq degrés pour laisser place à une grille massive, flanquée sur la droite par une maison de pierres trop vastes pour une simple maison de concierge. L’allée rectiligne de graviers rouges butait brusquement sur un massif décoratif qui coupait la perspective sur la façade du château dont seul le pourtour zingué des toits en ardoises était visible.

Derrière les grilles closes, aussi rigides que des statues taillées dans le granit, deux jeunes hommes au crâne rasé, entièrement vêtus de noir, conservaient le regard fixé droit devant eux. Bras croisés sur la poitrine, solidement campés sur leurs jambes écartées, ils semblaient insensibles au froid qui leur bleuissait le visage. Même l’apparition devant l’entrée de l’antique Rolls Silver Cloud de couleur deux tons, prune et beige, les laissa de marbre.

Un individu paré du même uniforme que les sentinelles sortit de la maison, puis de la propriété, par le portillon jouxtant la grille. Il se rendit à la porte du chauffeur du véhicule, écouta, acquiesça de la tête, puis reprit le chemin de sa loge après un rapide examen de l’intérieur de la voiture.

Un side-car surgi de l’arrière de la maison du concierge ouvrit la route à la voiture de grande remise. Une Harley kaki de l’armée Américaine. Une fois contourné le massif arboré, le visiteur crut plonger dans un musée consacré aux véhicules militaires de la dernière guerre mondiale, tant Américains qu’Allemands. Une cohorte d’hommes en armes vaquait à ses occupations. Seule fausse note dans le tableau, la présence anachronique de deux tous terrains récents. Probablement les plus onéreux de la planète. Des Lamborghini LM aux portières armoriées d’une couronne comtale, l’un vert olive, l’autre noir.

Devant le château directoire, des hommes munis de râteaux traquaient dans les pelouses les ultimes feuilles tombées des chênes du parc.

Un petit homme d’une soixantaine d’années, costume noir au col officier et chemise blanche à jabot, apparut sur le perron pour accueillir son visiteur. La chevelure argentée, le geste et le pas mesuré, le ton onctueux, il appartenait à cette race d’hommes qui constituent l’arrière ban des bataillons diplomatiques. Si la fonction eut suffi à assurer le train de vie de nabab, en dehors duquel il n’aurait su comment survivre, il ne fait aucun doute que le comte Adrien de la Mothe de Chiro-Bonenfant eut postulé à la présidence de l’ONU.

Cumulant les jetons de présence dans la plupart des conseils d’administration des multi-nationales possédant succursale dans le royaume, il était aussi l’ambassadeur attitré des plus généreuses d’entre elles dans les rapports avec la classe politique. Peu de contrats juteux qui se passent d’État à État lui était inconnus dès lors que commissions ou rétrocom-missions s’inscrivaient au programme. C’est à dire, pratiquement toutes. Il incarnait l’intermédiaire incontour-nable de tous les accords sensibles, des opérations à caractère privé que ne pouvait cautionner le gouvernement, souvent pour cause d’embargo à déjouer. Le médiateur-thaumatruge des bisbilles avec le continent africain où la Belgique de Léopold, il fallait bien l’avouer, ne connaissait pas vraiment bonne presse auprès du petit peuple.

Nul ne pouvait ignorer les opinions politiques extrémistes qu’il cultivait jusqu’à la provocation, mais aucun homme politique n’aurait songé à en tenir grief dès lors qu’il s’agissait de débroussailler les termes d’un contrat épineux.

Don Francesco s’extirpa de la Rolls au prix de force contorsions, et chercha un point d’équilibre à l’aide de sa canne.

Le comte patienta avec courtoisie, la pointe des chaussures impeccablement cirées à l’aplomb du joint qui unissait la marche la plus haute du perron et l’ultime rangée de dalles.

Ils se donnèrent l’accolade comme deux vieux amis et s’en furent bras-dessus, bras-dessous, vers la température plus douillette du hall cathédrale de la demeure.

KAPPELEN

Les coudes ancrés sur son sous-main, Salvatore se massait les tempes avec application, remontant à chaque passe ses branches de lunettes du bout des doigts. Leur chute bruyante sur le bureau déclencha chez lui un sursaut. Il cligna des yeux et distingua la silhouette de Marcel, celle de Gérald, puis celle à nulle autre comparable du Bossu. « Dieu qu’il avait un physique répugnant, même contemplé sans lunettes », songea-t-il.

- En résumé et de façon concrète, si on considère possible que le Futé se soit rendu de nuit dans un des garages qui se trouve dans la rue parallèle à celle qu’habitait le Russe. En second lieu, si on admet qu’un gars conduisant une Lancia foncée soit ressorti de ces garages peu avant lui, rien ne dit qu’il s’agit de la voiture de Vito. Rien ne dit non plus que le Futé ne réglait pas une affaire dans un secteur où il possède un boxe anonyme. Surtout que votre clodo insomniaque est resté formel. Il n’y avait qu’un homme à bord de la Lancia. Pas quatre, ni même trois. Et le Futé sorti plus tard était bien seul aussi dans sa Volvo. En admettant que les choses soient liées, comment le Futé, dont tout le monde connaît l’allergie au maniement des armes, comment s’y serait-il pris pour liquider sans bruit trois homme armés et aussi expérimentés que nos trois collègues sans que le clodo n’ait entendu un seul coup de feu ? Je ne sais pas si vous m’avez suivi, mais… Y’à comme une inconnue à résoudre, là.

- Je suis d’accord avec vous, concéda Marcel. Mais l’immeuble du Russe et de Lecomte se trouve exactement de l’autre côté du pâté de maison. Il couvre la même largeur que les garages et son mur du fond sépare les deux cours. Ça peut être une coïncidence. Peut-être pas. Il peut aussi y avoir un passage. A mon avis, il faudrait poser la question au Futé. Je le connais. J’ai déjà été en affaires avec lui.

- Sa gonzesse travaille chez le Grec, à l’Aphrodite, lança Germain avec un sourire égrillard, un tantinet inquiétant pour l’avenir de la-dite jeune fille.

- C’est le Futé qu’il faut interroger, pas la fille. On a assez de problèmes comme çà sur les bras pour le moment.

Les trois soldats approuvèrent les sages paroles du consiglière de la tête.

- Rien ne nous empêche d’aller boire un pot chez le Grec ce soir, dit l’Élégant. Peut être qu’on y verra le Futé passer.

- Faites donc comme çà, approuva le consiglière. Vous avez déjà fait du bon boulot en trouvant cette piste avant tout le monde.

QUARTIER DES MARINS

Vêtu d’un seul pantalon de pyjama, l’aspect de Zag était encore plus impressionnant. L’exubérante toison grise qui lui couvrait le torse et les bras l’imposait de facto comme lien vivant entre le monde animal et le genre humain. Tout comme sa bedaine et sa poitrine tombante qui empêchaient malgré tout de le confondre avec un grizzli. Fussent-ils Américains, les ursidés ne sont guère réputés pour développer d’obésité aussi spectaculaire. Ce fut précisément l’image qui s’imposa à l’esprit des deux Français jetés dans un recoin de cave malodorant lorsqu’ils aperçurent le mastodonte se présenter de profil pour pouvoir franchir la porte du local exigu.

- C’est eux, dit l’un des deux voyous crasseux assis sur des caisses face aux prisonniers.

Les traces de sang sur les visages contusionnés, les hématomes sur les corps et les liens constitués de fil de fer torsadés ne semblèrent guère retenir l’attention de Viatcheslav.

- Vous êtes représentants de commerce, y paraît. Belle profession ! Il en faut. Mais vous espériez me fourguer quoi au juste, si on se fie aux échantillons trouvés dans votre bagnole. Des flingues, leurs balles, ou alors des micros espions pour téléphones ?

- On voulait uniquement vous parler, laissa tomber le Brun d’une voix lasse.

- Alors, c’est par là qu’il aurait fallu commencer, p’tit gars. Je peux bien vous écouter deux

minutes, mais pas plus. Il fait humide ici. Mon arthrose n’aime pas çà.

- Vous étiez très ami avec Maximilien. Plusieurs fois vous avez servi de boite à lettre entre lui et nos services. Ça vous va comme explication ?

- C’est un début encourageant, convînt le Russe, la pupille allumée par une étincelle d’intérêt.

- On voudrait juste rencontrer le Dauphin pour avoir une discussion avec lui.

Zag leva les bras au plafond et les laissa retomber lourdement. Il tourna le dos aux deux agents étrangers en pivotant sur les talons, histoire de faire face à ses hommes.

- Vous pouvez les détacher. Leur rendre leurs fringues, leur donner de quoi se débarbouiller, à boire et à manger. Mais qu’ils ne bougent pas d’une oreille. Compris ? Sinon, vous faites ce qu’il faut.

RÉGION DE BRUXELLES

Lorsque l’hélicoptère amorça son virage aux approches de la propriété, le Dauphin tourna vers son voisin de siège un visage interrogatif. Des sillons parallèles laissées par les engins de guerre réputés légers transformaient les étendues meubles des prairies du domaine en champ de manœuvres militaire, et les bonshommes qui s’agitaient en tous sens arboraient des uniformes noirs aux insignes peu engageants.

- Ne vous méprenez pas, cher ami. Notre hôte a ses petites marottes. Dont la location de figurants et de véhicules pour les films de guerre. Si Maximilien ne vous a jamais emmené chez lui, j’imagine que c’était en égard pour vos propres convictions politiques. Ils se rencontraient régulièrement.

Daniel jeta un regard oblique à son voisin, un avocat proche de la cinquantaine, avec un nez à la Pinocchio qui devait sûrement lui valoir quelques moqueries dans les prétoires.

- Ça n’est pas l’hurluberlu qui se prend pour la réincarnation de Mussolini, des fois ?

a préféré faire appel à l’hospitalité de notre ami commun, le comte de la Mothe Chiron. Ici vous ne risquez absolument rien. Bien sûr, vous me confierez votre arme avant de quitter cet aéronef.

Le Dauphin s’abstint de tout commentaire. Aristocrate, Maximilien l’était jusqu’au bout des ongles. Mais il ne souffrait d’aucune affection ridicule dans le verbe et dans le geste si commune à cette engeance. Le voyou ôta le chargeur de son arme. Il en éjecta la balle engagée dans la chambre avant de la remettre à l’avocat.

La Cadillac 75 noire de Sarrerossi avoisinait la Bentley verte et beige du représentant en Belgique des familles de la Mafia Américaine, un peu à l’écart du perron et des autres véhicules. Une garde prétorienne vêtue de noir montait la garde sur toute la partie avant du château, comme pour la réception d’un chef d’État. Daniel, qui vivait au contact de la violence à l’état pur, celle dont dépend la survie au quotidien dans un pays où la mort peut surgir de partout, aussi bien de l’arme des guérilleros que de celles des sicarios, des militaires, des contre guérilleros, des hommes de main des esméraldiers, des barbouzes de tous crins, tout comme de simples paysans poussés au désespoir, Daniel trouva ce dispositif folklorique d’une grandiloquence affligeante. Ou pour le moins disproportionné pour l’évènement. Mais, dans cette affaire, il avait peu de choses à décider.

Il n’avait pas touché le bout des surprises car, dès la porte du château franchie, un trio de gardiens le soumirent, l’avocat et lui, au passage d’un détecteur de métaux portatif.

Dès le seuil de la salle à manger il identifia Achile assis en bout de table. L’Italo-Américain avait pris du galon depuis que l’exécution d’un caïd sur les rives de l’Hudson avait rappelé son boss outre atlantique, et que le FBI lui avait incidemment remis un carton d’invitation pour un séjour d’un siècle ou deux dans un pénitencier fédéral de l’oncle Sam. L’homme se leva et vint serrer la main de l’arrivant avec chaleur avant de le diriger vers la chaise placée au centre de la table, en vis à vis de celle occupée par Aldo.

- Messieurs, vos intérêts personnels comme nos intérêts à tous réclamaient cette entrevue. Que Dieu inspire vos propos, et qu’il permette que vous vous sépariez de nouveau bons amis.

L’esprit à mille lieues des salamalecs folkloriques, dont l’incidence sur les épanchements d’hémoglobine fréquents restait très mesurée, Daniel trouva qu’Aldo avait plutôt bien vieilli. Les ans l’avaient gratifié d’un peu plus de sérénité, peut-être. Mais la coloration bistre de ses paupières et la ligne de poils qui marquaient le haut de ses pommettes le rendait toujours aussi impressionnant à regarder de face. L’aîné ne s’étant pas levé, le plus jeune prit place sans saluer.

- On va essayer de faire court, attaqua le Dauphin de façon abrupte. J’ai pris l’initiative de cette rencontre parce que tu n’avais pas la possibilité de me contacter. Je crois que cette entrevue était nécessaire. Si je ne suis pas reparti de suite pour la Colombie, c’est parce que j’ai la succession de Max à régler. Et aussi ses dettes, dont celle contractée vis à vis de toi. Mais surtout, je suis ici parce que je cherche les raisons de son exécution.

Les avant-bras posés sur le rebord de la table, les mains jointes par la seule extrémité des doigts, Aldo approuva de la tête sans quitter son vis à vis des yeux.

- Je te comprends. Ces soucis d’homme de parole t’honorent. Je sais que certains calomniateurs ont voulu mêler mon nom à la disparition de notre ami, mais tu es assez intelligent pour comprendre que cette théorie est absurde. Max était comme un frère pour moi. Tu le sais. Nous n’avons jamais eu la moindre affaire en concurrence. En plus, je devais rentrer dans mes fonds le lendemain qui a suivi sa mort.

- Trente millions de francs Belges à dix pour cent. Je suis au courant. Mais on peut parfois se trouver confronté à des raisons plus importantes que l’argent… Beaucoup de nos amis sont morts aussi ces dernières années, et sans raisons objectives. Depuis l’élimination de Max, ces disparitions virent même à l’hécatombe.

- Le monde des affaires est impitoyable, ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre. Et il arrive aussi que des personnes profèrent des menaces irréfléchies, dangereuses pour la paix et la sécurité de tous. Vis à vis de toi, je n’ai rien à me reprocher. Et je n’ai rien à justifier, acheva Aldo sur un ton posé mais ferme.

- Tu m’en verrais ravi à quelques détails près. Et qui ont toute l’importance requise à mes yeux. Comme le racket sur le BMC dans lequel Max et moi avons des parts. Sans compter les inadmissibles offenses infligées aux femmes. Il serait dommage que la belle harmonie dont tu parles se voit compromise par une obligation de remettre certaines pendules à l’heure.

- J’ignore de quoi tu parles, rétorqua Aldo avec aplomb.

La sincérité de l’Italien ne semblait laisser place à aucun doute. Mais bon ! Dans la profession comme au poker, la maîtrise des émotions a de tous temps été meilleure garante de victoire.

- Interroge Marco sur l’animation que ses hommes ont offert à Gina et Suzy. Qu’on s’entende bien Aldo, je me souviens de ta droiture et je sais que Max t’accordait sa pleine confiance. La preuve en est qu’il a fait appel à toi après mon empêchement. Mais tu dois savoir qu’il se trame des choses pas claires dans ton dos. Des choses graves que tes proches te cachent. C’est la seule explication logique que j’entrevois.

- Qu’est-ce que tu entends par-là ?

- Je ne sous-entends rien, Aldo. Je te certifie. Comme cette attaque du château des Ordanov par des types qui croyaient m’y trouver hier soir. On s’est abstenu de t’en informé, je suppose ?

Les mains d’Aldo se disjoignirent en signe d’ignorance, mais son regard resta rivé à celui de son interlocuteur. Chercher une explication du côté de son consiglière aurait trahi un doute. Et toute suspicion est synonyme de faille au sein du gang.

- Ils ont pété la rotule d’un employé de l’ex-compagne de Max d’une balle. Et ils ont matraqué son frère. Frère qui, soit dit en passant, se trouve pressé comme un citron par certains de tes hommes depuis la mort du jeune frangin.

L’aîné du clan abattit bruyamment la main sur la table.

  • Stop ! Il ne faut pas tout mélanger. Alexandre doit de l’argent auprès des escortes. Il a des dettes de jeu. Le remboursement des sommes dues n’a rien a voir avec un manque de considération envers Max. Alex n’est pas son frère. Il se préoccupe aussi peu d’honorer sa parole que ses dettes.
  • Comme quoi il y a au moins un point sur lequel on est d’accord. Mais piéger un pigeon et cultiver des taux d’intérêt faramineux en sachant pertinemment que le frangin passera à la caisse, ça n’est pas non plus une forme de respect envers la mémoire du vrai proprio du complexe cinématographique. Max, pas son fantoche de frère. Et en lui extorquant des cessions de part en blanc, ceux qui le pressent comme un citron ne pouvaient pas l’ignorer. Cessions qui n’ont aucune valeur légale, soit dit en passant. Au cas où un de tes employés essayeraient de les faire valoir.

Les doigts du patriarche décollèrent de la surface du bureau de quelques centimètres.

- Je vais vérifier tout ce que tu m’as dit… Pour Gina, pour Suzy, et pour le reste aussi.

que tu n’as rien à voir dans l’exécution de Max. Je tenais à te le préciser les yeux dans les yeux. Mais il faut que tu saches. Si avant mon départ je découvre la main qui l’a tué, cette main tombera. A qui qu’elle puisse appartenir.

Achile suivait les échanges verbaux avec l’attention fascinée d’un zoologue pour les rapports symbiotiques entre espèces que l’ensemble du monde scientifique croyait éteintes. Il scrutait aussi la physionomie des interlocuteurs, attentif au moindre signe révélateur d’une tension particulière, annonciatrice d’une intention meurtrière. En vieux routier de ce genre d’entretien, il était clair qu’il avait à faire à deux joueurs de poker animés d’une égale détermination, capables d’éliminer l’autre sans aucun état d’âme, mais qui éviteraient de le faire par estime réciproque. Autant que faire se pourrait.

- Je te comprends et j’approuve. Ma famille aussi connaît l’angoisse depuis quelques jours. Des soldats et des filles disparaissent sans laisser de traces. J’ai même un neveu qui n’est pas rentré chez lui depuis trois jours. J’espère que tu n’as pas entamé ton enquête en fonçant dans la mauvaise direction ?

- Comme tu le disais tout à l’heure, Aldo, le monde des affaires qui est le notre est un monde sans pitié. Mais c’est celui que nous avons choisi. Je n’ai rien à me reprocher vis à vis de toi. Et je n’ai rien à justifier vis à vis de personne.

Achile remarqua l’infime crispation des doigts d’Aldo. Il retint un soupir fataliste. Réflexion faite, ces deux là avaient toutes les chances de s’impliquer dans une guerre au finish. Si pas directement, tout au moins par personnes interposées. Même si les intérêts de la Mafia, dont il était pour une part le représentant en Belgique, étaient bien ciblés, parfaitement rodés par des décennies de pratique, l’héritage d’une entreprise aussi efficace que celle qu’Aldo avait bâtie n’était pas à dédaigner. Achile se surprit en flagrant délit d’OPA. Opportunisme Peu Amical. Ce qui, réflexion faite, eut plutôt l’heur de le mettre de bonne humeur. La présence d’esprit chevaleresque dans le monde des affaires était aussi fréquente que celle de l’esprit Catholique dans les comptes de certains nonces apostoliques attachés à la trésorerie du Vatican. Surtout ceux connus pour leurs accointances avec l’Honorable Société.

- Messieurs, s’exclama-t-il. Vous me voyez satisfait d’avoir pu apporter mon aide à ce gentleman-agrément. S’il est vrai que nous autres, Latins, accordons parfois un peu trop de poids à nos ego, il est bon de se rappeler que notre bienheureux pays d’accueil a toujours su plébisciter la prédominance des affaires. Vieille tradition marchande.

QUARTIER DES MARINS

Dans la réserve des bourgeois, quasi déserte en cette fin d’après midi, les deux agents des S.R Français furent amenés jusqu’au Dauphin attablé prés de Zag. Un détour par les lavabos leur avait permis de sacrifier à une toilette sommaire, mais leur visage conservait les traces de l’échauffourée qui les avait opposés aux piliers de l’établissement.

- Jacques Étienne, se présenta le blond en tendant la main. Commandant du service action. Et mon équipier Jean Florange, même grade.

Daniel accepta la poignée de main et leur désigna une chaise. Sur un signe de Zag, un habitué amena deux chopes à l’intention des Français.

- Inutile que je me présente. Pourquoi vous êtes à mes basques ?

- Max travaillait pour nous sur un dossier très sensible. Quand je dis nous, je parle bien sûr de l’État Français. Nous savons qu’il était parvenu à remonter une piste importante. Une secrétaire notariale lui avait promis des preuves, mais elle s’est faite abattre avant de les lui remettre. Nous aimerions mettre la main sur les documents que le Tsar a pu rassembler.

- C’est tout ?

- C’est suffisamment important pour avoir faciliter votre remise en liberté, dit l’agent Français. Max travaillait aussi sur une filière en train de se conforter entre les cartels colombiens et un important trafiquant d’armes sous couvert saoudien, mais ancré principale-ment en Belgique. Parce que c’est ici qu’il se procure l’essentiel de sa matière première, les armes individuelles.

- Et pourquoi n’être pas venu me voir au placard ? Ça vous aurait facilité la tâche.

- On se doutait bien que vous n’aviez pas les archives d’Ordanov à la fouille. On sait aussi que vos sentiments pour nos institutions sont très éloignés de l’amour débordant. Et pour tout vous révéler, l’accélération brutale de votre libération nous a un peu pris de court.

- Pas autant que mon inculpation sur un motif fallacieux n’a pu le faire pour moi.

L’index de Jacques Étienne pointa vers sa bière en un questionnement muet. Au signe d’assentiment de Daniel, l’agent secret s’approcha de la table et tendit l’autre bock à son comparse.

- Santé ! Dit-il… Pour votre arrestation, vous devez bien vous douter que nous n’y sommes pour rien. Mais rapatrier une telle fortune alors que tous les nantis de France cherchent à exporter leur bas de laine vers les paradis fiscaux, avouez qu’il y avait de quoi perturber les juges.

- Possible. Ce qui est fait est fait. Alors écoutez-moi. Contre vous, je n’ai aucun grief. Vous faites le boulot qui vous plaît comme bon vous semble, c’est votre problème. Mais sur l’administration française au grand complet, comme vous l’avez si bien souligné, j’ai juste une immense envie de gerber pour mille raisons trop longues à énumérer. Alors, ne me faites pas chier en plus avec vos conneries de tordus sur le sentier de la guéguerre de tripatouilleurs. Max bossait avec vous par haine morbide du communisme. Moi, pour raisons personnelles toutes aussi viscérales, j’emmerde la France à pieds, à cheval et en voiture. La France, l’Amérique, et tous ces héritiers de Machiavels qui vous regardent dans le fond des yeux avec un sourire amical pendant qu’ils calculent la manière la plus rapide de vous glisser un doigt dans le cul après vous avoir essoré le contenu du porte-feuille. Vous venez de bénéficier d’un coup de bol gigantesque, car dans nos guéguerres à nous, les prisonniers constituent un luxe rarissime. Ça m’étonnerait que le même accident bienheureux puisse se reproduire.

Les deux compères échangèrent un bref regard.

- Nous pensions que nous aurions pu unir nos efforts pour découvrir par qui et pourquoi Max a été assassiné. Si les Colombiens ou leurs partenaires y ont joué un rôle, vous pourriez peut-être nous aider à y voir plus clair. Vous, vous les connaissez. Vous vous êtes frité avec eux. A défaut de sentiments patriotiques, nous savons que vous êtes attaché au culte de l’amitié. Je n’en veux pour preuve que votre présence ici. Vous désirez venger Max ? Nous le voulons autant que vous. Nous détenons peut-être des éléments que vous ignorez.

- Magnifique ! s’esclaffa le Dauphin. Et vous avez paumé tout ce temps pour que je vous aide à déchiffrer ces éléments ?

Parfaitement sereins, les agents se consultèrent à nouveau du regard. Comme le présuma leur interlocuteur, ce fut le blond qui prit la parole. Daniel ne put s’empêcher de les assimiler à des présentateurs T.V qui se relaient constamment dans la présentation d’un divertissement populaire. Puis le souvenir des jumelles infernales vint se superposer à ce cliché. Un sourire trompeur lui retroussa le coin des lèvres.

- En fait, sur le fond, c’est à nos services que vous devez l’idée de votre libération anticipée. Même si on s’est fait griller niveau rapidité.

eau pays qui se targue abusivement de l’invention des droits de l’homme ?

- La France est aussi votre patrie. Comme vous venez vous-même de le souligner fit remarquer le brun d’une voix doucereuse.

- Désolé ! S’insurgea Daniel. Je suis Français par accident géographique et peut-être aussi par éjaculation fortuite. Personne ne sait de quels parents je descends. Je suis peut-être Russe, génétiquement bolchevique né en Belgique à portée de fusil de l’endroit où je fus trouvé, ou de n’importe où ailleurs en Europe, et largué en territoire français où la frénésie paperassière est garante d’oubli. Ou alors, pire ! Arabe, eut égard à mon type méditerranéen. De quoi affoler tous les anciens partisans de l’Algérie Française toujours aussi influents dans vos rangs.

Zag haussa ses énormes épaules. Geste qui se prolongea en vagues d’ondulations adipeuses sur sa gigantesque carcasse. Il se leva, provoquant des grincements de bois de sa chaise soulagée de son poids hors normes. D’une brève incursion derrière le comptoir, il revînt porteur de quatre autres chopes de bière. Les deux partis antagonistes étanchèrent leur soif en silence, chacun jaugeant l’adversaire.

- Qu’est-ce qui nous garantit que vous détenez vraiment quelque chose d’intéressant sur une piste exploitable ? S’informa Zag.

- Max était aussi chargé de mettre la main sur les archives d’une société secrète Parisienne qui a migré en Belgique après l’élection de 81 expliqua Étienne. Nous savons qu’il y est parvenu, mais pas sans casse. Il y a eu une fusillade suite au cambriolage de l’imprimerie de Huy. Une personne est morte. Un ancien de la guerre d’Algérie naturalisé Espagnol, très proche des anciens de l’OAS et d’Aginter. Vous en avez peut-être tendu parler ? Dans le cadre de l’enquête sur la fusillade, la police Belge a mis la main sur un important stock de passeports diplomatiques bidons de l’ordre de Malte. Et des documents internes imprimés au nom de cette société. Des formulaires de non-réexportation pour du matériel militaire tamponnés et signés en blanc, en provenance de plusieurs pays du tiers monde, traditionnels prête-noms pour les ventes d’armes. C’est ainsi que nous savons que Max avait réussi à récupérer une bonne partie des dossiers. Sur le reste, le SDRA a émis un ordre d’embargo pour la transmission d’infos. On cherche aussi à savoir de qui émane l’ordre inamical pour y voir plus clair. Vous savez tout.

Zag posa bruyamment sa chope et se torcha les lèvres d’un revers de main.

- L’affaire dont vous parlez c’est le Temple machin-chose, là. Des gonzes un peu allumés qui servent de couverture à des trafics d’armes depuis les USA, via le Canada. C’est pas çà ?

Les agents Français se concertèrent du regard, l’air embarrassé.

- C’est confus votre salade, dit Daniel. J’ai bien l’impression que c’est à vous que cette vitrine bidon servait de paravent pour contourner des embargos. Armes contre cocaïne, ça ne serait pas porteur d’un petit relent rappelant les armes contre la morphine-base en Indochine, au grand profit des Méos, du GCMA, de certains hauts gradés et des Corses ?

- La société secrète à laquelle mon partenaire faisait allusion était tombée sous la coupe de barbouzes free-lance. Pas des gens de chez nous. Disons que le tout fricote dans les eaux noires de l’extrême droite. Le cerveau de cette main mise a été arrêté dans le cadre d’une escroquerie retentissante. Ce sont des hommes à lui qui ont emmené une partie des archives. Dont des listes de noms d’adhérents. Des personnages influents.

- Au nombre desquels, de nombreux pontes de l’État malade de mysticisme et friands de pognon. En gros, une succursale belge de la machine Foccard, non ? Pompes à fric et pompes d’Afrique.

Le brun écarta les mains en signe d’impuissance. Zag ne comprit pas grand choses à ces échanges tout en allusions, mais il semblait n’en avoir cure. Il multipliait les signes d’impatience.

Le Dauphin se leva. Il s’éloigna de quelques pas, l’air pensif, puis se ravisa.

- Au fait ! Évitez de vous trouver dans mon sillage. Et abstenez-vous aussi de perquisitionner dans mon entourage. Le désordre, je n’aime pas trop quand ce sont les autres qui le flanquent chez moi.

- Si c’est de l’immeuble que vous partagiez avec Max dont vous faites allusion, désolés, mais nous n’y sommes pour rien. C’était déjà saccagé quand nous sommes passés, assura le Brun. Réfléchissez ; si on avait trouvé ce qu’on cherche, est-ce qu’on serait revenus ?

- Et vous ne vous seriez pas emmerdés à me faire libérer de taule. C’est entendu ! Raison pour laquelle vous avez droit de repartir en entier pour ce coup-ci. Convenez que ça n’est pas mal non plus.

*

* *

La nuit était tombée quand il atteignit la cabine téléphonique implantée au pied de l’Hôtel de Ville. Lorsqu’il eut décliné son nom, un domestique l’avisa que la patronne n’était pas encore rentrée. Il composa le numéro direct de Coralie à la banque et obtînt immédiatement la jeune femme. Elle lui confirma son intention de suspendre le visionnage des cassettes, mais lui annonça avoir obtenu la totalité des documents qu’il désirait. Elle les tenait à sa disposition.

Au bord de l’épuisement, Daniel décida de s’accorder une entière nuit de sommeil. Il se rendit à la sortie du parking souterrain de la banque où Coralie vint en personne lui apporter les divers plans qu’il avait réclamé. L’entrevue se limita au strict échange des quelques civilités d’usage. Discourtois, il ne songea même pas à l’interroger sur les raisons de son refus de poursuivre l’épluchage des documents vidéo. Il évita le Caveau pour se rendre directement à l’appartement de Zag, afin d’y mettre les documents en sûreté et, de là, il téléphona au Capitaine pour le prévenir que les crayonnages attendaient son passage. Il dîna dans un petit restaurant du port avant de gagner l’appartement du Futé où il se mit aussitôt au lit.

LE MEIR

Marcel aurait préféré renvoyer l’Araignée dans sa tanière, mais le prétexte que sa tête osseuse, son teint jaunâtre, et sa constitution très particulière captivaient davantage le regard des convives du cabaret que le spectacle à proprement parler, risquait d’être perçu comme une déclaration de guerre. Les trois compères s’étaient tout naturellement vu offrir une table d’exception au premier rang, amenée et dressée à leur intention, et le Grec adipeux n’en finit pas de papillonner autour d’eux pour devancer le moindre de leur désir, en se frottant les mains avec frénésie dans l’espoir de désamorcer sa frayeur.

- C’est elle ? interrogea le Français en voyant apparaître Patty grimée et fardée en maître de cérémonie.

- Non, non. C’est celle qui chante comme Lisa Minelli. Une belle gonzesse. Avec un beau cul comme çà, lança Germain en même temps qu’une gerbe de postillons répugnants, ses interminables serres placées en conque au-dessus de la nappe pourpre.

Marcel connaissait assez peu le Futé. Se fiant à sa réputation de dénicher ou de vendre à peu prés n’importe quoi dans des délais raisonnables, de sa bonne tenue devant les flics, lorsque Germain le lui avait présenté, il lui avait aussitôt promis un bon prix pour des armes adaptées à ses mains atrophiées. Jamais il ne se serait attendu à des automatiques introuvables sur le marché, qu’il fut officiel ou parallèle. Armes dont il ne pouvait d’ailleurs plus se séparer en raison de leur crosse minimaliste et de leur silencieux intégral.

Il avait tenu promesse et fort bien rémunéré le Futé envers lequel il ressentait quelque chose d’assez voisin de la recon-naissance. Encore eut-il été suicidaire de lui attribuer en face à face d’un sentiment aussi incongru que la gratitude. Rien que le mot « sentiment » s’imposait déjà en atteinte à sa virilité.

Dès que le projecteur eut emprisonné Nathalie dans son costume de scène, aussi frétillante que Lisa Minelli dans le film que pastichait le spectacle, il se persuada qu’il détesterait le roi des fourgues du port avant la fin de la représentation. Les appâts de la jeune fille plus soulignés qu’emprisonnés dans les bas résille, ainsi que sa cambrure de reins à damner un saint dès qu’elle prenait la pose, lui fournirent sur le champs autant de sujets de griefs majeurs. Dès que le Grec obséquieux passa a proximité, il l’attrapa par sa cravate pour le contraindre à se courber, jusqu’à ce que son oreille se trouvât à bonne hauteur pour lui éviter d’élever la voix.

- La souris qui chante, là. Tu lui mets une coupe à la table pour l’entracte.

- Bien sûr ! Bien sûr ! Bafouilla le propriétaire de l’établissement avec force courbettes.

Terrorisé de voir réunis à la même table deux éléments explosifs aussi instables que ce couple d’infirmes, le Grec sut trouver les mots qu’il fallait pour convaincre Nathalie de se rendre à la table des malfrats. Et de ne surtout pas s’essayer à cumuler des bouchons sur des bouteilles offertes.

- Tu y pointes ta gueule dans les trente secondes, ou t’es virée sur le champs sans indemnités !

- Mais... Je pue la sueur. J’ai une envie de chier à crever, et il me faut dix minutes rien que pour me dessaper.

- Ta gueule ! Ils n’ont certainement pas envie de te renifler les aisselles et probablement pas celle de te prendre le fion dans la salle. Et même si c’était le cas, j’en ai rien à secouer ! Trisse !

Nathalie s’exécuta, avec autant d’entrain que si un bol d’huile de foie de morue l’attendait à la place d’une coupe champagne. La tête de Marcel les Petites Mains lui était inconnue. Par contre, celle des collecteurs de fonds et bourreaux des filles du port, elle ne connaissait que trop. Sans la protection du Futé, elle aurait déménagé depuis longtemps pour ne pas risquer d’avoir à les côtoyer d’un peu trop prés.

Alors que l’Élégant s’abîmait dans un gringue d’enfer à l’adresse d’une voisine de leur table, qu’il ne leur accordait pas la moindre attention, Germain servit à l’artiste une coupe avec des sourires enjôleurs capables de faire franchir le mur du son à une sprinteuse des pays de l’Est. Nathalie leva son verre pour trinquer et décida de se désaltérer quand même en avisant la forme et l’étiquette de la bouteille. La meilleure cuvée servie dans l’établissement. Les questions abruptes de Marcel la firent avaler de travers le liquide spumeux.

- T’es la gonzesse du Futé, on m’a dit ? Je dois lui parler de suite. Je peux le trouver où ?

La tape obligeante que le Bossu lui décocha dans le dos manqua lui faire avaler la coupe dont elle reçut le contenu dans le décolleté. Le bond en arrière qu’elle effectua renversa sa chaise avec fracas. Comme elle s’excusait de son besoin de prendre la direction des toilettes, Marcel et l’Araignée se levèrent pour l’accompagner. Nathalie sentit la moutarde lui monter au nez, mais que faire ?

Une fille se tamponnait le visage devant la glace d’un lavabo, dans la partie réservée au personnel. Marcel la saisit par l’avant bras, lui colla d’autorité son sac à main sous le coude, et la catapulta en direction de la porte.

- Vire de là ! Calte ! Aboya-t-il pour toute explication.

Il tira une poignée de serviettes en papier du distributeur et indiqua la porte à l’Araignée. Tandis que ce dernier s’adossait au panneau, sa tête cauchemardesque fendue d’un sourire d’âne brayant, Marcel coinçait la jeune fille entre deux lavabos et lui enfournait la boule de papier dans le décolleté.

- Tu t’es crue balaise de te virer le champ’ entre les nibards pour calter, pas vrai ? Dis ! Tu nous prends pour des caves, ou quoi ?

Le biceps torturé par la cisaille de la main atrophiée, la peau du thorax irritée par le frottement du papier entre ses seins, Nathalie laissa échapper un couinement de détresse et de frayeur. Profitant de la surprise de son agresseur, elle tenta de lui envoyer un coup de genou entre les jambes qui manqua son but d’un rien. Enragé par la douleur dans l’aine, Marcel la saisit par les cheveux pour la contraindre à se courber et lui asséna plusieurs coups derrière la tête. Nathalie hurla à nouveau.

L’esprit opportuniste toujours en éveil, l’Araignée toucha l’épaule de Marcel et, du menton, lui désigna la porte de la cave qu’il s’en fut ouvrir à son intention. Le Français traîna la fille sur quelques mètres, en tâchant de maîtriser ses soubresauts. Hilare, le Bossu asséna une claque sur la nuque de la récalcitrante, l’assommant à demi, puis il lui enroula la taille d’un seul bras pour la porter dans le sous-sol.

La porte du couloir s’ouvrit sur un Grec au visage affolé. L’heure de la seconde représentation approchait. La vision du pistolet que Marcel lui révéla en écartant le pan de sa veste suffit à le renvoyer à ses affaires.

L’Araignée avait assis la jeune fille à demi consciente sur un fût en bois. Le prétexte d’ôter les morceaux de papier de son corsage lui offrit une occasion de la peloter outrageusement. Une tentative d’incursion vers l’étage inférieur butta sur l’ajustement du costume de scène. Marcel écarta le Bossu d’une bourrade pour saisir Nathalie par la mâchoire avec brutalité.

- Tu nous donnes l’adresse du Futé vite fait, et ça s’arrête là pour toi. Mais si tu veux jouer à la conne, ça va être ta fête.

Incontournable habitude du pervers que celle de suspendre la sanction à la seule volonté de la victime. Mais Nat était une fille de la nuit. Les poussées hormonales des poivrots de tous crins avaient cessé de la déstabiliser depuis longtemps.

- Je la sais pas moi, son adresse. Je crèche ici et pour baiser, on va à l’hôtel. Rencarde-toi au Grec, merde !

- Tu te fous de ma gueule ? Persifla rageusement le Français.

L’interrogatoire se poursuivit ainsi pendant une bonne dizaine de minutes, ponctué de gifles et de boutons arrachés au gilet, puis au chemisier. Un coup de patte rapide du Bossu fit lâcher les bretelles du soutien-gorge, livrant un superbe sein à ses yeux concupiscents. Le second libéré, il en agaça les pointes, les pinçant à tour de rôle avec de plus en plus de brutalité pour les congestionner. Abrutie de coups, de vexations, de pinçons douloureux, Nathalie finit par lâcher une phrase dont elle était à mille lieues de présumer le cruel danger.

- Merde ! Vous commencez à me gonflez à la fin, bande de dégénérés ! Allez vous faire enculer !

Marcel vira à l’écarlate. Il faillit s’étrangler sous l’insulte. Les coups s’avéraient inefficaces, et un coup de pétard eut été contre-productif, puisqu’il l’aurait privé de toutes chances d’obtenir l’information désirée. Son regard fou s’offrit un inventaire de la cave. Un sourire carnassier lui retroussa les lèvres.

Esprit tout aussi pervers et tout aussi aiguisé à ce genre de pratique, l’Araignée saisit Nathalie par les cheveux d’une main et acheva de lui dénuder le buste de l’autre. Il lui rabattit les bras dans le dos, lui emprisonna les poignets dans son énorme paluche gauche, puis la contraignit à courber l’échine en levant la main vers le plafond. Les épaules torturées par la posture, Nathalie perdait tout moyen de s’opposer à l’effeuillage qui se poursuivit.

Marcel avait pincé un tuyau souple de mise en pression avant de l’arracher du fût de bière. Il planta son index dans l’anus de la fille, baratta furieusement pour distendre le passage, puis enfonça le boyau de CO² d’une bonne dizaine de centimètres avant d’en libérer l’étranglement. Étouffée par l’étau monstrueux du bras, qui lui encerclait maintenant la taille, les cheveux en bataille ou collés à ses joues par les larmes, les yeux exorbités, la jeune fille ne comprenait rien à ce qui lui arrivait quand le pire déferla en elle.

L’ultime pensée qui lui traversa l’esprit avant de perdre connaissance fut ; « je vais péter ».

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