Imbroglio
Une femme et un homme se font face dans une pièce sans aucun détail, si ce n’est les deux fauteuils sur lesquels ils sont assis et une table basse.
***
- Nom ?
- Denier.
- Prénom ?
- Plotine.
Un silence emplit l’espace, l’homme qui lui fait face semble hésiter à dire quelque chose.
- C’est… Original.
- Vous êtes le premier à me le dire.
- Vraiment ?
- C’était de l’humour. Evidemment que non.
- Ah oui, je vois. Je peux vous demander l’origine ?
- C’était le prénom de la femme d’un empereur romain, Trajan.
- Ah oui, je vois !
Le silence se fait de nouveau. Plotine le fixe. Elle sent qu’il est gêné de sa nonchalance.
- Vous n’êtes pas censé me poser des questions ?
- Si bien sûr, pardonnez-moi. Vous… Vous avez une passion particulière dans la vie ?
- Je collectionne les ongles de mains droites.
- QUOI ? Mais… Mais… C’est… Tout de même…
- C’était de l’humour.
- Ah, je préfère. Enfin, chacun fait ce qu’il veut, ne me faites pas dire le contraire, mais tout de même, les ongles… De mains droites ! C’est… Dérangeant.
L’homme s’épongea le front, respira un grand coup et reposa sa question.
- Et donc ? Cette passion ?
- Je collectionne les coquilles d'huîtres.
- Les ?
- Coquilles d'huîtres.
- Hahaha, c’est que vous êtes un vrai boute-en-train ma parole ! Toujours l’humour, à toutes les réponses, c’est dingue. Je vois bien que vous êtes une personne pleine de joie de vivre et…
- Ce n’était pas de l’humour. Je collectionne les coquilles d'huîtres.
- Oh. Je suis confus, vraiment. Je pensais juste que vous aviez un humour un peu étrange et donc pour vous mettre à l’aise j’ai voulu jouer le jeu. Je suis navré.
- J’en suis arrivée approximativement à 853 la semaine dernière.
- Je… C’est approximatif en effet…
- Vous avez d’autres questions ?
- Oui, oui, oui. Bien sûr. Alors…
L’homme fouilla dans ses petits cartons, posés sur la table basse qui les séparaient.
- Ah, voilà. Quel est votre mot préféré ? Ma parole ces questions sont abominablement ennuyantes !
- Imbroglio.
- Imbroquoi ?
- Glio.
- Je… Oui j’avais compris mais je ne connais pas ce mot, donc par ma question vous étiez censé répondre par une définition du mot ou quelque chose comme ça…
- Cela définit une situation confuse, ou embrouillée.
- Ah oui, c'est plutôt approprié !
- Comment ça ?
- Non, non. Je n’ai rien dit. Des bêtises ! La fatigue sans doute !
L’homme s’essuya le front de nouveau, avec la manche gauche de sa veste.
- Il fait une chaleur ici ma parole !
- Je ne trouve pas.
- Certes. Bon. Ces questions. Un souvenir marquant de votre enfance ?
- Je réfléchis.
- Prenez votre temps ! Enfin, pas trop tout de même…
L’homme regardait ses ongles, puis le bout de ses chaussures, l’ourlet de son pantalon, qu’il reforma du bout des doigts. Puis, Plotine prit la parole.
- Je crois que, de façon générale, mon enfance ne m’a pas marqué. Je pourrais définir cette période de ma vie comme un long fil homogène, sans hauts, sans bas. Enfin je ne crois pas. Je n’en ai pas le souvenir en tout cas. Ma vie, en général, est plate, comme la terre.
- Heu, excusez-moi de vous couper dans votre récit qui a l’air tout à fait passionnant mais la terre est ronde tout de même…
- Je n’en suis pas si sûre. Toujours est-il que toute ma vie a défilé devant mes yeux comme si je ne pouvais rien faire, rien voir, rien sentir. Comme si j’étais bloquée dans cette cage, faite de peau et d’os. Comme si je n’étais plus qu’un livre, les pages se tournant dans le vent indéfiniment. Je n’ai jamais su qui j’étais vraiment. Alors vous racontez un moment marquant de mon enfance… Je ne suis pas sûr d’en être capable. Ou peut-être… Non. Je ne sais pas. Mais après tout, qu’est-ce qui nous dit que nous avons quitté l’enfance ? Peut-être n’est-ce pas encore fini ? Peut-être n’est-ce pas encore commencé ? Comment savoir ?
- Certainement… Poudidoumpoumpoum, une autre question… Voili voilou, voici, le loup !
- Je ne comprends pas.
- Il.. n’y avait rien a comprendre c’est… Une expression, enfin non mais… Je…
L’homme était décontenancé. Il n'arrivait plus à réfléchir.
- Bref, comme dirait Pépin…
- Qui est Pépin ?
- Non mais c’est une expression ! Ma parole, laissez-moi poser ma question !
- Et bien posé là alors !
- Je.. Oui. C’est vrai. Allons-y, allonso. CHUT ! Ne dites rien, c’est une expression qui n’en est pas une que les gens disent de temps en temps mais pas tout le temps, ce n'est pas compliqué non d’un chien ! Je divague quand je suis stressé. Excusez-moi.
- Pourquoi êtes-vous stressé ?
- Je ne sais pas. Bon. Les questions. Qui aimeriez-vous devenir ?
- Quelle étrange question.
- Pourquoi donc ?
- Soit elle n’a pas de sens. Soit elle est extrêmement naïve !
- Ah bon ?
- Qui d’autre que soi pourrait-on devenir ?
- Certes, mais la question est : qui aimeriez-vous devenir ? Si vous aviez le choix !
- Mais je ne l’ai pas ! Alors pourquoi poser la question ?
- Je…
- Pour me faire regretter de ne pas être quelqu’un d’autre ? Pour me prouver que le chemin que j’ai pris n’est pas le bon puisqu’il ne me mènera jamais vers ce que j’aimerais être ? Mais qui a dit que j'aimerais être ? Qui ?
- Ce n'était pas la question mais passons, ce n’est pas grave. Bon. Votre livre préféré ?
- Celui que je ne lirai jamais.
- Comment ça ?
- Je ne crois pas en la préférence. Je crois que tout est. A partir de là, pourquoi hiérarchiser ?
- Je suis étonnamment d’accord avec vous et… Enfin non, je ne suis pas d’accord ! Il y a tout de même de belles merdes ! Par exemple, avez-vous entendu parlé du roman Le soir n’est pas de Dreino Pletein ? Cela demande à être hiérarchisé et caché loin, très loin, sous terre ! Je n’ai même pas réussi à passer le premier chapitre tellement c'était illisible ! Vous l’avez lu ? Sinon, ne le faites pas, vraiment, conseil d’ami.
- Oui je connais.
- Alors ? Un vraie belle merde hein ?
- Ce qui est amusant c’est que si on inverse les lettres du pseudonyme de cet auteur, cela donne Plotine Denier. Désopilant non ?
- Ah bon ? Je… Ah oui c’est vrai, ça alors ! Une sacrée coïncidence hahaha !
- Je n'appellerai pas ça une coïncidence. Puisque c’est moi. C’est mon nom de plume. C’est mon roman. J’ai passé presque toute ma vie à l’écrire.
- …
- Dites-moi, on vous a dit pourquoi vous deviez m'interviewer ?
- Je suis nouveau, je… Il y a eu un problème avec celui qui devait être à ma place et donc je l’ai remplacé, je ne savais pas trop comment faire mais on m’a dit de faire comme je le sentais donc…
- Si je peux me permettre, vous l’avez très mal sentie.
Le visage de l’homme était plein de détresse.
- Je suis vraiment navré… Je… Je ne sais pas quoi dire vraiment…
- Et bien ne dites rien.
- Je…
- Non. Taisez-vous. Vraiment.
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