I - Hasard des premiers pas sur la piste [1/9]
La situation lui avait complètement échappé. Sans trop pouvoir l'expliquer, Alban s'était retrouvé dans ce bar miteux de bien mauvais goût, rempli de déchets vieux et jeunes, en compagnie de trois de ses collègues, des nigauds bien trop niais pour leur propre bien, si on lui demandait son avis. Et ce n'était pas les deux secrétaires qui les accompagnaient, un homme et une femme qu'il critiquait pour leur enrageante capacité à l'épuiser, il y a plusieurs minutes de cela, qui risquaient de relever le niveau. Tous, ils n'étaient que des personnes trop monotones de qui il n'avait pas même pris la peine de retenir le prénom, si ce n'est celui de Layla, pour l'unique et exaspérante raison que celle-ci ne cessait de lui tourner autour dans une insupportable tentative d'attirer son attention.
Fantastique, lui qui se sentait déjà particulièrement sur le point de vriller avait bien envie d'aller empiler dans un coin de la salle toutes ces têtes d'empaffés après les avoir roués de coups.. Misère. L'homme essayait de ne pas paraître trop antipathique en participant de façon plus ou moins régulière à la conversation, lâchant alternativement sourire et rire, débattant avec ces imbéciles heureux qui se voulaient être ses collègues en adoptant leur point de vue insipide. Fort heureusement, son hypocrisie ne semblait pas être perceptible par la bassesse humaine. Le masque de l'homme d'affaire en était au point où il paraissait tout à fait naturel aux yeux des autres.
Ainsi, l'unique fils Morales sirotait son verre, intérieurement ennuyé, agacé et tendu au possible. Qu'avait-il fait de mal pour devoir se retrouver ici aux milieux de ces têtes de pioches qui n'avaient strictement rien à lui apporter ? Cette soirée promettait d'être longue, soupira t-il intérieurement, d'une humeur particulièrement maussade. Réprimant un nouveau soupir empli de lassitude, et se forçant à garder une expression avenante et chaleureuse teintée de curiosité sur le visage, l'homme d'affaire balaya la salle du bar miteux en jetant une œillade critique sur les différentes personnes qui se partageaient le lieu. Aucun en particulier n’éveillait son attention. Ils avaient tous l'air aussi fades et insipides que les autres. C'était d'une telle tristesse..
Les personnes dans cette pièce étaient toutes de pauvres déchets, tout juste des cafards bons à être écrasés sous la semelle de sa chaussure. La plupart des gens, ceux qu'on croisait dans la rue, au travail, au supermarché, étaient de petites brebis égarées et naïves, peu digne de son intérêt en somme. De temps à autre, dans toute cette mélasse, il arrivait qu'Alban ne tombe sur un simulacre de chien enragé essayant de gouverner le terrain, plus intéressants car il pouvait passer ses nerfs dessus, mais toujours aussi fatigants.. Ceux-ci, bien que plus dangereux et notamment en groupe, il ne s'en préoccupait guère non plus : ce n'était rien susceptible de l'inquiéter, lui, le grand loup, noble prédateur de ces bois.
Non, ce sur quoi l'homme ne tombait jamais, ce qu'il cherchait, c'était une personne se rapprochant de son niveau. Une personne, que, seulement après un combat acharné, il pourrait écraser de sa supériorité ; lui montrer que la seule digne de briller au sommet était lui-même. Un adversaire à sa hauteur. Mais voilà, la populace était ce qu'elle était et il devait se contenter d'effleurer les effluves de pestilence de la mélasse sans intérêt. C'était affligeant.
Jusqu'à ce qu'elle n'entre en scène.
De sa silhouette noueuse et dansante, à ses yeux et hantés et ternes aux reflets hypnotiques, aux cernes délicatement violacées sous ceux-ci, et jusqu'à sa peau maladivement pâle, comme un éclat de porcelaine brisé, la demoiselle semblait marcher dans les pas de la Mort alors que celle-ci planait jusque dans les ombres de son corps ; jusque dans les nuances miel de ses boucles brunes négligemment attachés dans son dos. Elle était la perdition incarnée. Elle était tout simplement fascinante.
Jetant sur la foule insipide et grouillante un regard envoûtant accordé à un sourire mutin, elle avait décroché le micro de son socle, laissant doucement ses paroles envahir, combler l'espace soudainement devenu, à ses oreilles comme à ses yeux, vide. Au delà du choix de la chanson au rythme lent et doux, sa voix sonnait comme un regret abyssal et une tristesse foudroyante. Elle semblait avoir entamé son ultime requiem pour le monde, le joignant peu à peu à une démarche et une gestuelle langoureuse tout en transperçant son public d'un œil digne des grands félins. Et, pour la première fois, Alban se dit qu'il l'avait trouvé, cette personne à détrôner, celle contre laquelle l'impitoyable lutte qu'il désirait tant allait se produire. C'était bien la première fois qu'un autre individu attirait un tant soit peu son attention. Cette soirée n'allait peut-être pas se révéler complètement sans intérêt. Il devait vérifier cette intuition brûlant en lui.
Et alors, son regard avait croisé le sien.
Ses yeux aigue-marine soulignés par la fatigue l'avaient transpercé et Alban lui avait renvoyé un regard charmant mimé à la perfection. L'homme d'affaire souhaitait savoir, non, il avait besoin de savoir si la créature était aussi intéressante dans son fonctionnement que dans la façon dont elle apparaissait. Mais il espérait honnêtement qu'un individu dont le charisme était tel que la mort s'y accrochait avec désespoir, ne pouvait posséder qu'un exaltant mental.
Brusquement, une émotion indistincte avait traversé sa poitrine, mais il fut, comme à l'accoutumé, incapable de l'identifier. À force, il n'essayait même plus, il avait apprit à vivre sans comprendre ces émotions qui rendaient si niais, ne concernant que les plus brutes, les plus spontanées, celles qu'il connaissait car elles étaient faciles à reconnaître. Des émotions tels que la Rage si violente, la Joie dans toute sa férocité, ou la Terreur abyssale, si profonde qu'elle vous rendait fou, mais cette dernière, elle n'appartenait qu'à son passé, enfermée dans cet immeuble maudit qu'il avait failli condamner aux flammes. Mais ses pensées maussades attendraient. Pour le moment, la muse lui adressait un fin sourire entre deux souffles enchanteurs faisant frémir l'assistance. Un sourire que, mimé à la perfection, le blond lui rendit, ses lèvres s'étirant avec malice. Tout du long de son singulier spectacle, la chanteuse et lui s'étaient jetés ces coups d’œil sans équivoques, les paroles insignifiantes des mollusques partageant sa table ne l'atteignant que peu.
Finalement, au bout d'un temps dont il n'aurait su définir la durée précise, l'énigmatique femme arrêta de chanter, le brouhaha ambiant redevenant une nuisance au premier plan. Après un dernier coup d’œil enjôleur à l'attention du trentenaire, elle descendit de la scène, pour aller s'asseoir à un des rares tabourets délaissés du bar. Et il n'avait aucune excuse valable pour s'y rendre lui aussi, constata-t-il avec amertume. Mais peut-être que.. Lui, tout comme trois autres des cloportes qui l'accompagnaient, avaient leur verre presque vide. Alors, il attendit simplement une pause dans leur conversation si intéressante qui avait pour sujet ces nocivités vivantes qu'étaient les roquets et demanda simplement, empruntant un ton affable totalement factice :
- Quelqu'un veut quelque chose à boire ?
Sa question eut l'effet escompté et chacun le héla pour qu'il aille lui chercher un nouveau breuvage. Le sourire au lèvres, Alban se dirigea vers le bar sur lequel il appuya nonchalamment les bras, et donna sa commande au serveur qui hocha la tête. Le tout sans jeter le moindre regard à la muse à ses cotés, évidemment. Il finit néanmoins par l'observer du coin de l’œil, et fut satisfait de remarquer l'action réciproque de la chanteuse. Aussi, il décida de tourner entièrement la tête vers cette sirène humaine et lui offrit un sourire onctueux.
- C'est un spectacle saisissant que vous nous avez offert., lança-t-il avant de se présenter, Alban, enchanté.
- Je suis ravie que ça vous ait plu. Florence., répondit-elle d'une voix à la fois fluette et plus grave que ce à quoi il se serait attendu. Intriguant., Vous êtes bien le seul dans la salle à vous y être attardé.
Elle l'avait regardé avec un sourire, silencieuse, avant de demander :
- Pourquoi être venu ici si vous vous ennuyez tant ?
- Qu'est-ce qui vous laisse penser que je m'ennuie ? questionna le blond, un air charmant sur le visage. Peut-être bien le fait que vous avez passé deux heures à écouter quelqu'un chanter quand personne d'autre ne s'en soucie, en dépit du fait que vous êtes visiblement accompagné ?
En entendant ses mots, le trentenaire laissa un rire lui échapper.
Il ne s'était pas trompé, le charisme allait définitivement de pair avec la personnalité. Et ces qualités, Florence les possédaient toutes deux. Ce combat ce jouerait bel et bien, quoi qu'en dise la concernée. Touché. Je ne pensais pas que c'était si flagrant. L'homme d'affaire prit cette fois le temps de l'observer plus en détail. Sa pâleur était d'autant plus prononcée à cette distance, et accentuée par la lumière blafarde des néons du bar, faisant ressortir ses yeux bleu-vert intenses mais fatigués.
- Ça ne l'est pas., répliqua-t-elle simplement, laissant rouler sous sa gorge sa.. pomme d'Adam ? Discrète, mais bien présente, il avait faillit la rater.
Voilà qui était définitivement surprenant. Une recrudescence nouvelle d'intérêt pour cette fascinante créature émergea en lui et il sourit. Il avait envie de tester les limites, voir jusqu'où l'intérêt que représentait l'androgyne pouvait aller. Le serveur choisit cet instant pour revenir vers lui et lui tendit les six verres. Ah, il avait finit par oublier ça. Il paya le barman, s'excusant auprès de la muse et s'occupa des aller-retours destiné à abreuver ce petit monde inutile, ne laissant que son verre sur place. Évidemment, ses collègues ne manquèrent pas de rire en le remarquant, lui souhaitant bonne chance pour conclure. Pauvre mélasse humaine, comme s'il s'agissait de ce genre d'intérêt. Alban était au dessus de tout ça. Ce genre de fastidieuses pulsions animalisantes qui engloutissaient l'humanité dans un gouffre sans fond ne l'intéressait que peu.
Enfin, Layla le sortit de ses pensées moralisantes en posant une main sur son épaule. La secrétaire lui sortit un discours assommant dont elle seule avait le secret et dont il n'écouta pas un traître mot, se contentant de dire qu'il n'en avait pas pour longtemps, et s'éloigna. Une fois sa place reprise auprès de Florence qui avait commandé à boire entre temps, il ré-engagea, toujours désireux de voir tout l'intérêt que valait l'androgyne.
- Pour répondre à votre question, dit-il honnêtement, bien qu'il prit soin de plaquer sur son visage un air amusé, j'étais occupé à désespérer de tomber sur une personne ayant un tant soit peu de valeur au beau milieu de cette foule nuisible de femmes dénudés désireuses d'attention.
Le blond avait beau avoir pris soin de faire passer son commentaire pour une simple pique humoristique, son vis-à-vis lui renvoya un regard sans équivoque, ses yeux le transperçant jusqu'à l'âme, comme s'il savait qu'il avait été totalement sérieux et sincère dans ses paroles. C'était assez déstabilisant. Malgré cela, elle ne dit rien, se contentant d'un sourire à assombrir le soleil.
- Alors vous me trouvez intéressante ? Devrais-je me sentir flattée ? Mais vous avez raison, on ne trouve plus beaucoup de gens digne d'intérêt de nos jours. D'ailleurs, en parlant de personnes désireuses, on dirait que votre amie n'apprécie pas des masses notre proximité., ricana-t-elle, moqueuse.
Intéressante, oui, c'était définitivement le cas. La tension qui l'étouffait jour après jour, le poussant à l'agressivité et la violence, qui le rendait fou furieux et l'entraînait dans un ballet mortel avec Thanatos, sa conscience le suppliant de défouler ses nerfs tendus sur le moindre cloporte venu, s'était un tantinet allégée depuis le début de leur discussion. Peut-être était-ce seulement le fait que son attention était pour une fois détournée de ses pulsions enragées, celles qui menaçaient de briser son être et qu'il était obligé de douloureusement brider s'il souhaitait ne pas se laisser happer par le tourbillon fou qui oppressait sa poitrine.
Mais la dernière phrase de Florence attira son attention. Alban n'eut pas besoin de se retourner, ni de poser la moindre question, pour deviner l'identité de sa supposée amie. Il l'imaginait parfaitement arborer une expression vexée, elle qui tentait des rapprochements depuis son arrivée dans la boîte, il y a bien un an de cela. Prit d'une idée soudaine, les émotions incompréhensibles remuant dans son estomac, il pencha la tête vers la sirène, rapprochant leur visages l'un de l'autre, un sourire sur les lèvres, soudain d'humeur joueuse. Il avait décidément envie de donner envie de hurler à sa secrétaire trop collante.
- Oh, Layla semble-t-elle agacée ?, demanda le trentenaire avec un sourire malicieux. Une lueur s'alluma dans le regard de son partenaire de crime, et elle glissa une main indécente dans son dos, se penchant vers son oreille, détachant ses cheveux de l'autre, de sorte qu'il retombèrent de part et d'autre de son visage.
- Agacée ? Elle semble vouloir m'arracher les yeux, vous voulez dire ?, rit-elle en prenant une mine charmeuse avant de ricaner tout en fixant en point derrière elle, probablement leur victime qu'il imaginait fulminer comme s'il l'avait devant yeux.
Finalement, n'y tenant plus, l'homme aux cheveux miel éclata de rire, hilare. C'était bien la première fois qu'un tel son lui venait spontanément. L'émotion qui s'agitait agréablement en lui devait donc être de l'amusement, en conclut-il, bien que cela n'avait que peu d'importance à ses yeux. D'ici quelques temps, il l'aurait oublié. Répondant à la gestuelle enjôleuse, il laissa sa main filer près des hanches fines de Florence.. avant d'afficher une moue innocente factice.
- S'amuser à faire enrager les autres est une chose bien mesquine, vous savez ? N'est-ce pas vous qui avez lancé ce petit jeu, mon cher monsieur ?, questionna la muse avec une expression délicieuse.
- En effet, sourit Alban, joueur, mais il n'a pas l'air de vous déplaire... mon cher monsieur. Pendant une seconde, l'androgyne resta muet de stupeur, avant d'être secoué d'un rire. Puis il s'écarta, reprenant place devant son verre presque vide. Je suis percé à jouer, il semblerait., s'amusa-t-il, Saviez-vous que Florence était en réalité un prénom mixte ?
- Non, je l'ignorais. Vous arrive-t-il souvent de vous faire passer pour une femme ? Bien que j'admette que l'illusion joue parfaitement son rôle., demanda le blond du tac au tac.
- Assez oui. C'est principalement pour la scène, mais je ne me prends pas la tête. Changer de peau quand je le souhaite et être qui je veux, comme ça me plaît. Je suis satisfait, je ne cherche pas à entrer dans des cases. Ça vous déplaît ? Avez-vous l'impression que je me suis moqué de vous ?, questionna-t-il en posant sur le trentenaire un regard perçant, brillant de défi.
- Du tout. C'est même.. rafraîchissant.
Un nouveau sourire sur le visage, le jeune homme ouvrit la bouche pour répliquer quand il fut secouer d'une violente toux qui contracta les traits de son visage dans une moue visiblement douloureuse. Alban l'observait silencieusement en l'entendant jurer tout bas quand il releva la tête, la voix moins assurée qu'auparavant.
- J'ai.. Besoin d'air.
Il hocha la tête, suivant l'androgyne quand il prit la direction de la sortie quand le blond fut hélé par l'accablante troupe d'imbéciles amassée à la table qu'il avait abandonné quelques temps plus tôt. L'homme d'affaire laissa donc sa muse sortir seul, après un regard pour lui signifier qu'il le rejoindrai après avoir réglé ce désagréable contre-temps, Des cafards faisaient toujours leur apparition au moment où l'on s'y attendait le moins..
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