V - Tango enflammé entre anges et démons [5/9]
Les mois suivants, le trentenaire avait travaillé d'arrache-pied mettant tout son esprit sur les dossiers interminables qu'on lui avait confié, essayant d'évacuer sa hargne et sa rancœur dans le travail. En vain, ses pensées, traîtresses, se détournaient toujours à un moment ou à un autre vers un certain androgyne. Il se serait maudit pour ça.
L'homme d'affaire devait même admettre qu'il avait été d'une humeur massacrante les jours qui avaient suivis cette fameuse nuit, et nombreuses furent les personnes qui avaient subi les foudres de sa contrariété au boulot, au point qu'une partie de sa façade irréprochable était tombée, mais heureusement, il s'était calmé depuis, redevenu impassible, et ses collègues avaient retrouvé leur comportement habituel avec lui. Revenue avec une force doublée, sa tension interne, comme il aimait l'appeler, le força à être deux fois plus actif dans ses activités officieuses autant qu'immorales. Ceux qui avaient le plus pris de plein fouet le revers de sa colère furent donc ses victimes aléatoires qu'il avait pu rencontrer dans la rue. La première semaine après son altercation avec Florence, il avait été déchaîné. Ses poings s'en souvenaient encore.
Il soupira en repensant à ça, secoué d'une bouffée de colère. Il préféra se reconcentrer sur la préparation du gala de charité, soirée ô combien inutile où ses hautaines larves qui lui servaient de congénères se plaisaient à croire qu'ils servaient à quelque chose, alors que leur seule motivation était d'étaler leurs richesses. Risible. Il n'avait pas envie d'y aller, mais ne pas le faire ferait jaser plus d'une personne. Il était un membre important de ces cercles d'abrutis, à son grand désespoir. Préserver son image d’éminent homme d'affaire était nécessaire, malgré son déplaisir : il irait. Quand il avait reçu de ses collègues la carte du lieu qui était le plus fringant pour aller faire le plein de tenue, il avait manqué de rire jaune en constatant la carte identique qu'il tenait de Florence et qu'il n'avait, pour une raison inconnue, toujours pas jeté mais qui brûlait sa peau pour se rappeler à lui tous les jours, du fond de la poche de son smoking. Toutefois, il s'était catégoriquement refusé à s'y rendre. Il irait autre part, ce serait parfait.
Le blond était là depuis un peu avant le début de la réception étant donné qu'il était l'un des organisateurs de l'événement — ô joie, il pu avoir le "privilège" d'assister à l'arrivée de la majorité des convives de haut standing qui se pavanaient en se croyant intouchables. Rien que le fait de les observer faisaient grimper en lui des bouffées de violences colériques. Il avait envie d'écraser la face de tout ces empaffés stupides contre le marbre du sol. Tous autant qu'ils étaient. Alban jeta un coup d'œil dédaigneux parfaitement caché sous une bien fausse douceur à la pimbêche cramponnée à son bras comme une huître à son rocher.. S'il y avait bien une personne que cette situation semblait ravir, c'était bien Layla. Et comme il ne pouvait décemment pas se présenter seul, il avait accepté d'un air de fausse gentillesse écoeurante, l'invitation de cette déception humaine.
Toujours est-il qu'il se trouvait donc là, à parler poliment à toute la populace hypocrite, le tas de glu à son bras. Et ça n'était pas du tout pour l'enchanter. Toutefois, c'est une autre silhouette que celle désespérément perchée à lui qui attira soudainement son attention. Celle qui se trouvait là, il avait beau tenter de l'effacer de son esprit, il la pensait définitivement gravée au fer rouge. Tout comme le regard vert d'eau qui lui était attribué. À la vue de l'androgyne, le blond se sentit parcouru d'un vaste méli-mélo d'émotions divers et varié qu'il n'aurait jamais été capable d'identifier, si ce n'est une seule : la colère. Il camoufla néanmoins toutes ses véritables perturbations intérieures, n'affichant que ces bons et dégoulinants sentiments factices, sans pour autant pouvoir s'empêcher de lancer quelques regards perçants en direction de Florence, tout en divertissant habilement les convives. Il posait parfois un regard troublé sur le jeune homme. Ils étaient restés à se fixer de longues secondes sans un mot, sans un mouvement. Seul la présence de cet imbécile de PDG qui était visiblement l'abruti qui avait invité Florence – un de ses concurrents en plus –, avait coupé leur duel de regard et laissé le trentenaire se détourner pour reporter une attention simulée de politesse aux convives suivants.
Ignorant la sensation désagréable qui naquit dans son estomac à la vue du regard indéfinissable, pour lui en tout cas, que lui avait lancé l'androgyne, il lança un sourire à l'imbécile toujours perchée élégamment à son bras. Encore une fois, Alban lutta pour ne pas l'envoyer valser au loin, conservant sa façade souriante ô combien forcée. Mais bon, il se devait de sauver les apparences et apparaître comme le doux et serviable homme d'affaire qu'il avait toujours offert — un personnage qu'il n'était définitivement pas.
L'homme aux cheveux miel avala une nouvelle gorgée de champagne, jetant un regard agacé au couple élégant qui dansait avec une grâce aérienne et somptueuse, attirant tous les regards au centre de la piste.
Un couple que constituait Florence et cet enfoiré de PDG, qui, il en était persuadé, le regarderait avec un petit air insolent et suffisant pour cette belle prise, s'il en avait l'occasion. Et cette constatation suffisait à le mettre hors de lui. Enfin.. L'homme d'affaire s'intima au calme, inspirant discrètement pour calmer son pouls rendu trop rapide à cause de l'agressivité qu'il percevait au sein de sa poitrine. Et malgré tout, il ressentait encore bien des sentiments négatifs envers le chanteur qui avait présentement les cheveux roux mi-longs. Des sentiments qu'il identifiait comme de la rancœur et de la colère, bien qu'il ne puisse en être totalement certain pour le premier. Décidément, il avait le goût du spectacle et un don pour paraître désirable au possible, constata le trentenaire en avisant les mèches de flammes qui voletaient dans son cou.
Un nouveau soupir passa la barrière de ses lèvres et il plissa ses yeux en direction du couple dansant toujours et jeta un regard en coin à la greluche qui le regardait avec des étoiles dans les yeux demandant elle aussi à danser. Alors, avec un soupir inaudible, invisible et la mâchoire démesurément serrée par l'agacement, il lui tendit sa paume, l'invitant à aller elle aussi éblouir les autres convives de la réception caritative. Il était d'un tempérament rancunier et, bien qu'il en avait conscience, il savait impossible de nier qu'il était mauvais, colérique individualiste et égocentrique, et c'était pour le mieux, une petite vengeance ne pourrait pas faire de mal. Il avait un petit message discret et personnel à faire passer au chanteur. C'est donc avec un sourire charmant mimé à la perfection qu'il entraîna sa collègue et cavalière insipide au milieu des autres danseurs.
Un nouveau frisson irrépressible secoua sans lui demander son avis, le corps de l'homme d'affaire trentenaire, au grand damne de celui-ci. La raison ? Pitoyable. À chaque mouvement de la danse, quand son corps se rapprochait inévitablement de celui du jeune chanteur androgyne, un nouveau frisson le prenait sans lui en laisser le choix, comme s'il reconnaissait la silhouette avec laquelle il entrait en collision avec la douceur d'une plume, le temps d'un battement de cœur. Ce maudit corps lui faisait faux-bond sans le moindre scrupule. Et ça le remplissait d'irritation.
Alors, bien qu'il avait totale confiance en son masque impassible aussi solide que son cœur de pierre, il préférait ne pas tenter le diable – celui-là semblait définitivement avoir une dent contre lui, pour lui jouer autant de tours. Et, il regarda fixement sa ô désirable.. compagne de cette soirée, pimbêche qui ne le laisserait plus tranquille après ça, mais tant pis, il trouverait bien un moyen de pression plus tard pour l'effrayer et la garder sous contrôle.. Il prenait soin d'afficher un regard aimable et doux à celle pendue à ses bras malgré les détestables pensées qui le secouait à propos de la concernée.
Finalement, il eut bel et bien la confirmation profonde que le diable était contre lui tout juste quelques minutes plus tard. Fichu Diable. On verrait bien qui était le plus fort une fois qu'il serait lui-même envoyé en enfer. Comme le voulait les circonstances et la politesse, il fut bien forcé de jeter un coup d'œil à sa nouvelle.. compagne. Les cheveux roux lui allaient bien. Ses yeux étaient toujours aussi incroyable, bien que beaucoup plus fade aujourd'hui, maintenant qu'ils n'étaient plus remplis de la myriade d'émotions et de pétillements qui les avaient fait luire au cours de leur nuit. Celle où, finalement, l'androgyne s'était bien fichu de lui. La rancœur et la rage étaient tenaces en lui.
Pourtant, il lui envoya un sourire doux et une expression mutine en plein contraste avec son regard d'une froideur glaciale, et tendit sa main pour continuer la danse, faisant fit de ses tracas et pensées noires, les reléguant au fond de son esprit. Sa seule satisfaction à être ici était de pouvoir jouer le sentiment d'être inatteignable, intouchable, et faussement charmant, détaché de toute émotions nuisibles qu'aurait pu penser lui avoir fait ressentir le malade. Dommage pour lui, il se fichait totalement de cet être, il n'y était pas attaché, ses agissements ne l'avaient pas blessé, simplement agacé : personne ne se fichait de lui ! Il n'était qu'un rival à écraser sous sa semelle, un agneau se croyant loup mais déjà tombé entre ses crocs maudits.
Mais malgré tout, la danse continuait doucement, avec une lenteur, un rythme doux, qui électrisait de part en part l'homme aux cheveux d'ambre. Et ce, à son plus grand désarroi. Un envie de grogner de dépit le prit aux tripes et il dû se retenir de toutes ses forces pour ne pas le laisser passer la barrière de ses lèvres.
- Vous êtes très beau ce soir.. On ne peut pas en dire autant de votre.. compagne. Un choix bien décevant, si vous voulez mon avis.
Puis, quand vint cette remarque pleine d'acidité du chanteur androgyne, il ne put cacher son soudain amusement, ses lèvres s'étirant en un sourire vicieux et ses yeux prirent une expression rieuse. Voilà bien une chose qu'il ne pouvait nier lui avoir marquer : la petite langue acérée du malade. Après tout, un poison ne pouvait s'accommoder qu'à un autre poison. Une solution trop douce était fatalement et nécessairement annihilée dans sa jumelle toxique, une fois celles-ci entrées en contact.
L'androgyne vint doucement glisser sa main sur son bras en s'arrêtant soudainement pendant la danse..
- Je vous remercie, dit-il d'un ton faussement doux, reprenant lentement le contrôle de son faciès pour le rendre plus neutre à nouveau., Toutefois, Layla est une femme tout ce qui a de plus charmante, vous savez ?, continua-t-il avec un air charmeur alors même qu'il ne pensait pas un traître mot de ce qu'il disait et il ajouta, au summum de l'amusement, – dire qu'il s'amusait comme un petit fou aurait même était une expression correcte –, D'ailleurs, puisque nous sommes sur cette lancée, je ne peux m'empêcher de remarquer l'absence de raffinement de celui qui vous accompagne également, une faute de goût attristante, tout particulièrement vous concernant.
Il ne cacha pas son petit reniflement de mépris en pensant à l'imbécile et insipide individu qui était entré avec Florence.
- Mais bon, l'erreur est humaine, comme on dit. Le commun des mortels est loin d'en être épargné., s'amusa Alban avec un sourire méprisant.
Satisfait de sa réplique, le blond rendit son salut élégant à son compagnon de danse.
- Il semblerait donc que nous soyons deux à avoir fauté, déclara tranquillement l'androgyne avec un sourire imperturbable.
Néanmoins, il ne put s'empêcher de tiquer à la voix inégale de son vis-à-vis qui lui fit froncer les sourcils. Il avait l'air de se trouver soudain mal. La maladie reprenait à nouveau le dessus, lui semblait-il. Alban n'eut même pas le loisir de lui répondre que Florence avait déjà fuit dans la foule, le laissant seul au milieu de la piste, le visage devenu fantomatique.
Il poussa un léger soupir, passant une main dans sa crinière soigneusement coiffée, avant de se faire apostropher par le dit imbécile mentionné plutôt, et une expression de pur mépris passa l'espace d'un instant sur ses traits, une expression que le seul visé put remarquer. Néanmoins, une esclandre au beau milieu de la réception était la meilleure solution pour que sa réputation n'en pâtisse, c'est pourquoi Alban tourna vers tous une expression charmante soigneusement préparé et dit d'une voix veloutée :
- Laissez moi m'occuper de ceci, je vous prie. Mademoiselle avait l'air de se sentir mal., puis sans attendre de réponse de l'inutile énergumène, il se dirigea dans la direction prise par le fuyard.
Pendant ce temps, Alban tentait temps bien que mal de passer le plus calmement possible entre les différents convives, le karma semblant avoir pris un malin plaisir à les avoir fait s'être amassé à cet endroit précis. Intérieurement, le trentenaire poussa un grognement colérique.
Après plusieurs minutes à lutter contre la foule, il avait enfin presque réussi à sortir de la masse d'insecte qui riait désespérément avec une insouciance et une hypocrisie détestables. Bien évidemment, c'est sans compter sur le bras qui le saisit au moment où il réussissait finalement à s'extirper de la marée humaine. Refoulant son expression exaspérée, Alban se retourna avec une mine innocemment interrogative en direction de.. Layla. Toujours, Layla..
- Où vas-tu, je veux danser. Laisse cette nana avec son cavalier., dit-elle avec une moue à la fois enfantine et aguicheuse qui aurait pu marcher s'il n'était pas... lui. Et donc parfaitement insensible.
- Son cavalier ne semble pas s'en préoccuper, dit il en jetant un coup d'œil à l'homme qui le fusillait toujours du regard mais ne semblait pas pour autant près à rejoindre Florence., Il faut bien que quelqu'un s'en charge, et je ne peux décemment pas laisser une femme seule sans connaître les raisons qui l'ont fait fuir., ajouta l'homme d'affaire en souriant d'un air affecté, puis courtois à son vis-à-vis.
Le blond se dégagea finalement de la poigne, plus acérée qu'il n'y paraissait, de celle-ci, ignorant son regard brûlant flamboyant, et se détourna sans plus un regard pour suivre les traces de l'androgyne. Il supposait bien que c'est à cet endroit, le seul viable, dans lequel il avait pu trouver refuge. Une loge privée ? Privilège de chanteur, probablement. Et la lumière filtrant sous la porte qui s’éteignit subitement au son de ses pas lui confirma le bien fondé de sa logique.
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